Le Christ comme cause instrumentale du salut. Relecture à la lumière du don

La pointe la plus avancée de la sotériologie de saint Thomas est d’affirmer que l’humanité du Christ est la cause instrumentale du salut, c’est-à-dire la médiation par laquelle sa divinité nous communique sa grâce.

Exposons la pensée théologique de Thomas sur le sujet (1) et son application à l’Église (2), avant de lui opposer deux objections (3) et de leur proposer une solution à la lumière de l’amour-don (4).

1) Le donné positif

Les premiers, les Pères grecs ont recours à cette notion [1]. Le Magistère de l’Église y fait appel pendant le premier millénaire [2]. On retrouve encore cette doctrine au Concile Vatican II [3] et dans le Catéchisme de l’Église catholique où il est précisé : « Son humanité apparaît ainsi comme le « sacrement », c’est-à-dire le signe et l’instrument de sa divinité et du salut qu’il apporte : ce qu’il y avait de visible dans sa vie terrestre conduisit au mystère invisible de sa filiation divine et de sa mission rédemptrice [4] ».

De même, le Magistère récent n’hésite pas à présenter l’Église comme l’instrument de l’union des hommes à Dieu [5]. Il affirme aussi que le ministère sacerdotal comme l’instrument du Christ-prêtre au service de l’Église [6].

2) Reprise théologique

Comment en rendre compte théologiquement que le Christ est instrument du salut ? Redisons-le, pour l’Aquinate, l’explicitation théologique de l’action exercée par le Christ et par l’Église dans le salut à partir de l’instrument (organon) est la plus adéquate.

Pour S. Thomas, assurément, la notion d’instrument n’est pas une métaphore. Pour être analogique, ce concept est celui qui lui permet d’exprimer le plus adéquatement possible le mystère. Je suivrais l’exposé de la Soujeole [7]. S. Thomas élabore cette notion dans le cadre plus général de la question christologique fondamentale : comment comprendre que le Christ qui a deux natures n’a pourtant qu’une seule opération ? En effet, il reçoit de Denys l’affirmation selon laquelle une est l’action du Christ : « theandricam id est deivirilem [8] ». Plus encore, il s’agit d’une difficulté : la nature est principe d’opération et celle-ci suit donc la nature ; or, double est la nature du Christ ; donc, double devrait être son action, enracinée dans des principes formellement différents.

La réponse de S. Thomas a évolué. C’est après une longue évolution qu’il a abouti à cette doctrine qui doit être considérée avec attention et révérence. Parcourons ses différentes grandes œuvres.

a) Scriptum super Sentenciis

La notion d’instrument permet de penser l’unité d’action de deux principes différents. En effet, plusieurs actes peuvent concourir à un effet, le premier à titre de cause principale et le seconde de cause instrumentale [9].

Toutefois, S. Thomas limite la portée de cette efficience puisqu’elle est « seulement [nonnisi] » d’ordre morale, précisément de nature méritoire : tel est le cas, lorsque Thomas essaie de comprendre la manière dont la grâce capitale du Christ agit [10].

Mais cette limitation s’explique par le fait que, dans cet écrit de jeunesse, le Docteur angélique envisage encore la grâce non pas seulement du côté de sa causalité incréée mais comme un don réellement déposé en l’homme. Toutefois, l’homme n’y participe en rien ; elle est extrinsèque au bénéficiaire et ne le transforme pas ; or, seul un don intrinsèque et transformant est source d’un agir spécifique [11].

b) De Veritate

Désormais, la grâce est considérée comme un accident qui perfectionne l’âme ; par conséquent, elle la transforme : le « sujet est modifié [transmutari] [12] ».

L’application à la capitalité du Christ demeure pourtant encore partielle. Thomas explique la causalité instrumentale de l’humanité du Christ dans le don de la grâce non pas encore selon le schéma aristotélicien de la causalité instrumentale, mais selon le schème platonicien de la participation [13].

Or, la participation atténue, minimise l’efficace de l’action du Christ. En effet, « participer », c’est « avoir part à » ; or, une part signifie, pour une réalité formelle, posséder cette formalité de manière imparfaite et limitée, la recevant d’un être qui, lui, la possède de manière parfaite. Par conséquent, la participation dit une dégradation à l’égard de la perfection. Appliquée à la grâce, la participation signifie donc que le Christ, en son humanité, exerce bien des actes divins, mais d’une manière imparfaite. De fait, S. Thomas dit que le Christ donne ou communique non pas la grâce mais « ses effets [14] ». De même, il affirme que le sacrement accorde non pas la grâce mais une disposition à la grâce [15] ; or, le sacrement est un instrument. La problématique sacramentaire s’inscrit donc dans le prolongement de la problématique christologique. Ici prévaut le schéma d’une causalité seulement dispositive et non pas parfaite dans son ordre propre.

Or, en regard, l’instrument est une cause parfaite et non pas déficiente : dans une ligne aristotélicienne, le mode instrumental est perfectif et non pas dispositif. Dès lors, l’action humaine du Christ serait interprétée sans limitation ni imperfection et non plus comme acte diminué.

Par conséquent, d’un côté, S. Thomas adopte une vision pleinement ontologique de la grâce, de l’autre, il n’est pas encore pleinement en possession de la catégorie aristotélicienne d’instrument. Cette ambivalence tient à l’empreinte du maître S. Albert le Grand qui, sur bien des points, adopte une position non pas tant synthétique qu’éclectique : entre Aristote et Platon.

c) Summa contra Gentiles

C’est dans la première Somme que S. Thomas va pleinement intégrer cette notion d’instrument. L’intégration grâce à l’option pro-aristotélicienne se fait plus nettement. Elle passe par l’adoption de l’analogie de l’âme et du corps pour penser la relation entre divinité et humanité dans le Christ. Or, plus clairement qu’Albert, Thomas adopte une anthropologie qui donne toute sa place au corps. En effet, Albert affirme : « Considérant l’âme en elle-même, je suis d’accord avec Platon ; la considérant en tant que, étant forme, elle anime le corps, je suis d’accord avec Aristote [16] ». En regard, Thomas affirme que l’âme est forme substantielle et donne toute son actualité au corps [17]. Sans doute, le commentaire du De anima d’Aristote a-t-il beaucoup contribué à cette prise de distance à l’égard du maître vénéré. Par conséquent, de même, l’humanité du Christ est en possession d’une efficience pleine et non diminuée. Elle concourt à la vertu de l’agent principal divin [18].

Il reste maintenant à pleinement élaborer la doctrine de l’instrument comme tel et l’appliquer tant au Christ qu’aux sacrements. C’est l’œuvre de la Summa theologiae.

d) Summa theologiae

  1. Thomas va développer de manière très précise la notion d’instrument pour l’appliquer au rôle de l’humanité du Christ à l’égard de sa divinité. C’est par exemple le cas de ST, IIIa, q. 19, a. 1, ad 2um.

Ce que S. Thomas établit dans son étude synchronique, sa christologie systématique, il le met en œuvre dans son étude diachronique du Sauveur, la vita Christi. Cette herméneutique vaut pour ses différentes actions de sa vie publique. Par exemple, « le Christ faisait des miracles comme par sa propre puissance [19] ». Elle vaut a fortiori pour la Passion : « Toutes les actions et passions du Christ réalisent instrumentalement le salut par la puissance de Dieu [20] ».

2) L’Église, instrument du salut

Les médiations vicaires de l’humanité de Jésus que sont l’Église, les sacrements, la parole, les ministères valent jusqu’au retour du Christ dans la gloire. Doit-on aussi les comprendre comme des causes instrumentales ? On le sait, cette thèse a la faveur du père de La Soujeole depuis qu’il a découvert que, en opposition avec ce que dira la scolastique postérieure distinguant cause seconde et cause instrumentale, le pouvoir d’ordre, comme le pouvoir de juridiction, ou plutôt les trois munera doivent se comprendre comme causes instrumentales.

3) Les difficultés

L’objection principale du moderne est la suivante. Kant a montré définitivement que la personne humaine ne peut jamais être considérée comme un moyen ; or, l’instrument est de l’ordre des moyens ; or, l’humanité du Christ est assumée par sa personne ; donc, cette humanité ne peut être considérée comme un instrument. Dit autrement, cette instrumentalisation chosifie l’humanité de Jésus. Encore sous un autre registre, le concept d’instrument ne se présente-t-il pas comme une dérive alexandrine ?

L’objection du postmoderne est plus radicale et porte sur la notion même de cause. Est-elle encore pertinente ? Non seulement, elle vaut pour la seule cosmologie, mais même dans cette aire, elle mérite d’être déconstruite.

4) Une autre proposition

Il est significatif que S. Thomas fasse appel à une causalité morale et que lui, comme ses commentateurs, estime qu’une telle causalité limite l’efficience, comme si l’intervention de l’esprit atténuait la pureté de la causalité.

Le mérite immense de l’instrumentalité est de pleinement accorder sa place à chaque être et niveau d’être. Donc, de les introduire dans la grande dynamique du don qu’est la transmission. C’est ce que manifeste un exposé simplifié de La Soujeole partant d’une analogie entre création et rédemption :

 

« Pour le dire simplement, de même que dans l’ordre naturel nous ne vivons pas en monades recevant tout directement de Dieu, mais nous transmettons ce que nous avons nous-même reçu, à commencer par la vie elle-même, de même dans l’ordre de la grâce nous recevons cette restauration de la vie et son élévation d’un ‘transmetteur’ humain qui est le christ en son humanité. Ou encore, de même que la Providence s’exerce par les causes créées, de même la rédemption assume-t-elle une cause créée qui est l’humanité du Christ [21] ».

 

Son inconvénient est de ne pas paraître adapté à des créatures libres, à des êtres doués de raison et de liberté.

Pascal Ide

[1] Par exemple S. Jean Damascène, De fide orthodoxa, L. III, 15.

[2] Cf. Theophil Tschipke, Die Menschheit Christi als Heilsorgan der Gottheit, Freiburg in Breisgau, Herder, 1940, trad. Philibert Secrétan : L’humanité du Christ comme instrument de salut de la divinité, Fribourg (Suisse), Academic Press, 2003.

[3] Concile Vatican II, Constitution dogmatique Lumen gentium, n. 8, § 1 (et texte voisin en 7, § 1) ; Constitution dogmatique Sacrosanctum concilium, n. 5.

[4] Catéchisme de l’Église catholique, n. 515.

[5] Cf. Concile Vatican II, Constitution Lumen gentium, n. 1, 9, 33 ; Constitution Gaudium et spes, n. 42.

[6] Cf. Concile Vatican II, Presbyterorum ordinis, n. 12 (deux occurrences).

[7] Cf. Benoît-Dominique de La Soujeole, « Réflexions sur la causalité du salut », Annales theologici, 22 (2008), p. 369-384, ici p. 370-376.

[8] Cf., par exemple, III Sent., d. 18, a. 1, ad 1um.

[9] III Sent., d. 18, a. 1, ad 4um.

[10] III Sent., d. 18, a. 6, qla. 1, sed c.

[11] Ne serait-il pas plus clair d’affirmer que Thomas opine vers le Lombard ? La grâce n’est considérée que dans sa relation à la causalité efficiente, comme grâce incréée.

[12] De Ver., q. 27, a. 3, ad 9um.

[13] De Ver., q. 29, a. 4, c.

[14] De Ver., q. 27, a. 4.

[15] Ibid. ; cf. a. 4-7.

[16] S. Albert Le Grand, Somme de théologie, II, tr. 12, q. 69 m. 2, a. 2.

[17] SCG, L. II, ch. 57 et 72.

[18] SCG, L. IV, ch. 41.

[19] ST, IIIa, q. 43, a. 4.

[20] ST, IIIa, q. 48, a. 6.

[21] Benoît-Dominique de La Soujeole, « Réflexions sur la causalité du salut », p. 376.

12.2.2021
 

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