L’appel du 18 juin (11e dimanche du temps ordinaire, année A, 18 juin 2023)
  1. Comment ne pas entendre la dernière parole de l’évangile d’aujourd’hui comme un appel, voire comme l’appel le plus central du Christ : « Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement » (Mt 10,8b). En effet, elle résume la méta-loi de l’amour-don. Plus, on ne peut imaginer de formulation plus compacte, sauf à la lire dans l’original grec qui comporte seulement quatre mots : « dôrean élabété, dôréan doté », ou la transcrire en latin : « gratis accepistis, gratis date » (Vulgate de S. Jérôme). C’est de cette loi que vit le saint laïc qu’est Jean Valjean : ayant reçu gratuitement de Mgr Miriel, il peut alors donner gratuitement, par exemple, à Fantine, la mère de Cosette.

Pourtant, un problème nous arrête aussitôt. Cette parole est à deux volets, réception et donation, alors que la dynamique de l’amour est ternaire : réception, appropriation, donation. Par exemple, la nourriture que vous recevez, vous devez d’abord l’assimiler avant qu’elle ne devienne en vous matière pour votre organisme et énergie pour votre action.

En fait, le moment intermédiaire, l’appropriation (l’assimilation, l’intériorisation) est introduit par une nuance d’importance entre les verbes. En effet, si le premier est au passé (« Vous avez reçu… »), ne serait-on pas en droit d’attendre un futur (« vous donnerez… »), avec sa double nuance, temporelle et prescriptive (« vous devez donner ») ? Or, la réception est conjuguée au présent. En réalité, celui-ci rend une modalité temporelle de la langue grecque qui fut perdue dans le latin et le français : l’aoriste. Sans entrer dans le détail, ce temps a pour fonction de renvoyer au passé, mais à un passé accompli ou achevé, au double sens de ces termes : révolu et parfait. Autrement dit, ce passé fonde le présent et continue à y exercer son action. Or, un don qui continue à nous habiter et nourrir notre présent est un don approprié qui va bientôt se métamorphoser en don en retour. Tel est le travail de la gratitude : la gratitude qui vient de la gratuité suscite la gratuité. Autrement dit, touché au cœur par le désintéressement d’un geste, d’une parole, d’un cadeau, je fais jaillir de ce cœur transformé un nouveau don tout tourné vers l’autre.

 

  1. La parole si décisive de Jésus : « Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement », rentre en résonance avec la première oraison de la messe, dont il n’est pas inutile de rappeler qu’elle est la prière même du Christ-Tête priant par et dans son Corps qu’est l’Église. Je la traduis le plus littéralement possible :

 

« Dieu, force de ceux qui espèrent en toi, sois favorable à nos invocations et, puisque, sans toi, [notre] mortelle infirmité ne peut rien, donne-nous toujours l’aide de ta grâce, afin que, en observant tes commandements, nous te plaisions par notre volonté et notre action [1] ».

 

La collecte est rythmée par les trois moments du don. Tout d’abord, l’Église demande de recevoir « l’aide de ta grâce » qui est un don (« donne-nous »), sinon le don gratuit par excellence. Et elle adresse cette prière dans une double attitude intérieure : l’humilité de celui qui reconnaît non seulement sa fragilité, littéralement son manque de force (« infirmité »), mais son impuissance la plus radicale (« ne peut rien »), celle qui fait que, étant « mortel », nul ne peut, par ses propres forces (« sans toi »), à lui-même ou aux autres, se donner la vie, c’est-à-dire ressusciter ; l’espérance de celui qui, se sentant infiniment faible, sait pouvoir tout attendre de celui qui est infiniment fort (« Dieu, force de ceux qui espèrent en toi »).

Ensuite, loin de demeurer passivement en attente, l’Église, c’est-à-dire les fidèles, c’est-à-dire moi-même uni à tout le Corps, je réponds activement « en observant tes commandements ». Or, nous le savons, le premier de tous les commandements est l’amour de Dieu et le second, qui lui est semblable, l’amour du prochain comme soi-même. Donc, en écho à la grâce gratuitement reçue du Père, l’Église donne gratuitement, à lui et aux hommes.

Enfin, aussi implicitement, mais tout aussi réellement que dans la parole de Jésus, le troisième moment est présent. Aussi intérieur et caché que l’appropriation. En effet, nous demandons au Père : que « nous te plaisions par notre volonté et notre action ». Or, si « notre action » paraît au dehors, « notre volonté », elle, nous meut du dedans. C’est donc que, accueillie dans la profondeur de notre cœur, la grâce a transformé celui-ci au plus intime.

 

  1. Quelles leçons en tirer pour notre vie ?

Récemment, je demandais à des bénévoles s’ils pensaient que l’homme peut poser des actes gratuits. À ma grande stupéfaction, ils m’ont répondu par la négative – confondant le retour qu’est la joie d’avoir donné avec l’attente (voire l’exigence) de ce retour (je donne pour revoir), intention qui, en effet, s’oppose orthogonalement au désintéressement. Tout au contraire, la parole de Jésus nous assure que la gratuité est possible : du côté de Dieu (« Vous avez reçu gratuitement »), mais aussi du côté de l’homme (« donnez gratuitement »). C’est ce qu’affirme le pape François :

 

« Peut-on atteindre [littéralement : fieri, ‘devenir’] cette magnanimité qui permet de donner gratuitement [gratis dare], à savoir donner jusqu’à la fin [usque ad finem dare] ? Sans nul doute, on peut l’atteindre [fieri], puisque c’est ce que demande l’Évangile : ‘Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement’ (Mt 10,8) [2] ».

 

Par ailleurs, loin d’être juxtaposés, ces trois moments sont étroitement composés. L’ancienne traduction de l’oraison ajoutait une proposition qui en honorait l’esprit : « nous pourrons, en observant tes commandements, vouloir et agir de manière à répondre à ton amour » (ce qui remplaçait la formule plus laconique : « afin que nous te plaisions »). Les commandements divins ne nous écraseront pas si nous les vivons, non pas comme des initiatives de notre liberté qui, tôt ou tard, se découragera et s’épuisera, mais comme des réponses de notre amour à l’amour de Dieu qui toujours nous aime le premier : « Voici en quoi consiste l’amour : ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu, mais c’est lui qui nous a aimés, et il a envoyé son Fils en sacrifice de pardon pour nos péchés, Bien-aimés, puisque Dieu nous a tellement aimés, nous devons, nous aussi, nous aimer les uns les autres » (1 Jn 4,10-11). Voilà pourquoi, bien qu’écrasés par une tâche inimaginable, aucun des derniers papes n’a fait de burn-out : hommes humbles intimement conscients de tout recevoir de celui sans qui nous ne pouvons « rien faire » (Jn 15,5), habités par une juste estime d’eux-mêmes, ils se sont donnés – et, malgré ses multiples maladies, le pape François continue à se donner – sans compter.

Enfin, il est hautement significatif que Jésus prononce cette parole : « Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement » dans le contexte du discours sur la mission, comme la loi la plus profonde de l’évangélisation. Que le Fils unique soit venu nous révéler le Père invisible (Jn 1,18), quoi de plus gratuit ? La seule réponse à la mesure de ce don inouï est que nous en témoignions à notre tour. Et si, cette semaine, je parlais de Jésus à quelqu’un de mon entourage ou à un collègue, un voisin, une personne de rencontre ? « Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement »

Pascal Ide

[1] « Deus in te sperantium fortitudo adesto propitius invocationibus nostris et quia sine te nihil potest mortalis infirmitas praesta auxilium gratiae tuae ut in exsequendis mandatis tuis et voluntate tibi et actione placeamus ».

[2] Pape François, Exhortation apostolique post-synodale Amoris laetitia sur l’amour dans la famille, 19 mars 2016, n. 102.

18.6.2023
 

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