L’acte de foi. De Rousselot à Vatican II

Dans un article écrit il y a quarante ans, le père Bernard Pottier, propose une relecture suggestive d’un travail fameux de son coreligionnaire Pierre Rousselot, sur les yeux de la foi, relecture faite à la lumière du concile Vatican II. Nous partirons de cette grille de lecture, plus implicite qu’explicite (1), de son application au texte de Rousselot et au dernier concile (2), avant d’en proposer une évaluation (3) et d’amorcer une proposition complémentaire pour mieux cerner la vertu de foi (4)

1) La grille de lecture du père Pottier

En 1910, un jeune théologien jésuite de 32 ans émigré à Guernesey, écrit deux articles promis à un fécond avenir [1]. Nous reviendrons sur son contenu. Disons seulement ici que le père Rousselot critique la conception de l’acte de foi majoritairement répandue à son époque.

Reprenant le dossier trois quarts de siècles plus tard, en 1984, le père Pottier, alors lui aussi tout jeune théologien de 31 ans, mesure la conception novatrice de Rousselot, certes, à l’aune de la Constitution dogmatique Dei verbum sur la Révélation divine, mais, peut-être plus encore, d’une grille de lecture qui est seulement évoquée [2]. Il s’agit, dit une note, d’une « structure ternaire inspirée de Hegel », mais la note ne dit pas en quoi elle consiste et renvoie à deux ouvrages sans indiquer plus précisément les pages [3]. Explicitons l’implicite – nous souvenant que le père Pottier a consacré sa licence (canonique) de théologie au péché originel chez Hegel et, en plus des cours de Léonard et de Brito à la Faculté de philosophie de l’Université catholique de Louvain, suivi assidument les cours d’Albert Chapelle à l’Institut d’Études Théologiques, à Bruxelles. Le point de départ est la distinction élaborée par Hegel dans la troisième partie de l’Encyclopédie des sciences philosophiques qu’est la Philosophie de l’Esprit : l’esprit subjectif (l’âme, la conscience, l’esprit) ; l’esprit objectif (le droit, la moralité, la vie éthique) ; l’esprit absolu (l’art, la religion révéle, la philosophie).

Non sans l’influence de Balthasar dans L’amour seul est digne de foi [4], André Léonard a transposé le triple esprit hégélien dans les trois voies : cosmologique (esprit objectif), anthropologique (esprit subjectif) et théologique (esprit absolu). Bernard Pottier, quant à lui, propose la grille de lecture simplifiée suivante : sujet, objet, absolu. De plus, ces pôles sont hiérarchisés : le pôle absolu (divin, plus, trinitaire) ; le pôle subjectif (l’adhésion du sujet) ; le pôle objectif (le contenu de la Révélation). Et c’est à partir de là qu’il va évaluer les différentes conceptions de l’acte de foi, selon qu’elles intègrent et ordonnent les trois pôles.

Ajoutons que, par souci de clarification, le père Pottier distingue trois composantes dans l’acte de foi : « l’intelligence, la volonté et la grâce [5] ». Or, nous allons le voir, ces trois composantes sont en connexion bijective avec les trois pôles : la grâce avec le pôle absolu ; l’intelligence avec le pôle objectif et la volonté avec le pôle subjectif [6].

2) Applications

Reprenons l’ordre historique.

a) La vision apologétique de l’acte de foi

Pour faire, simple, les théologies de l’acte de foi auxquelles s’oppose Rousselot se caractérisent en creux et en plein. L’on trouve d’ailleurs les signes de ce contexte dans l’importante déclaration du concile Vatican I (1870), Dei Filius.

1’) En creux

La théologie catholique de l’acte de foi est prise en tenailles entre deux conceptions extrêmes : le rationalisme qui, comme le nom l’indique, réduit le savoir à ce qui est accessible à la seule raison (notamment scientifique, tant la science est triomphante au xixe siècle) ; tout à l’inverse, le fidéisme qui, ainsi que le vocable le signifie également, réduit la connaissance (notamment de Dieu) à ce que la seule foi en sait. Cette foi est elle-même souvent identifiée soit à la tradition (traditionnalisme, par exemple de Louis Bautain [7]), soit à l’expérience intérieure de l’inspiration divine souvent reconduite à la sensibilité (émotionnalisme du protestantisme libéral, par exemple d’Auguste Sabatier [8][9]. Ainsi sommes-nous face à des postures unilatérales (ou la raison ou la foi), excluantes (la raison sans la foi, la foi sans la raison) et donc dualistes (nulle communication, nul dialogue entre raison et foi).

Dei Filius réagit en s’opposant à ses deux courants, non sans insister sur l’aspect rationnel de la foi, la capacité défensive (apologétique) de la raison humaine à l’égard du contenu de foi et sans souligner l’importance de la connaissance naturelle de Dieu. Ce faisant, la déclaration conciliaire n’oublie pas d’affirmer la nature théologale de la foi et le rôle de la volonté dans l’acte de foi.

2’) En plein

Les théologies de l’acte de foi se caractérisent par plusieurs points :

  1. l’importance accordée à l’intelligence, c’est-à-dire au pôle objectif, au contenu de la foi ;
  2. une posture défensive-combative : face aux multiples attaques que la foi chrétienne subit, la raison cherche avant tout à argumenter pour établir non seulement la crédibilité, mais la quasi-nécessité de la foi. Voilà pourquoi l’apologétique, entendue comme défense-proposition argumentée de la foi, va prendre une telle place [10];
  3. une compréhension analytique de l’acte de foi. C’est ainsi que celui-ci est découpé en un certain nombre d’actes élémentaires (jusqu’à douze [11]!!), comme le premier jugement irréfutable de raison sur l’existence de Dieu, le jugement de crédibilité spéculatif, le jugement de crédibilité pratique ou jugement de crédentité, etc.
  4. avec, pour conséquences, un mépris pour la foi des simples qui pèche par déficit intellectuel [12];
  5. une insistance sur la foi naturelle qui diffère peu de la foi surnaturelle– distinction qui remonte à Duns Scot et que Rousselot dénonce avec insistance [13];
  6. une minimisation du rôle de la grâce, c’est-à-dire du pôle absolu : « II faut bien reconnaître qu’une grande partie de la théologie de la foi, du xvie au début du xxe siècle, n’est plus dans la foi [14]»;
  7. une minimisation du rôle de la volonté, c’est-à-dire du pôle subjectif ou de la foi fiduciale (foi-confiance) ;
  8. une minimisation de la liberté et donc une majoration de la contrainte induite par l’évidence de la lumière rationnelle qui ne peut pas ne pas déboucher sur la foi.

b) L’acte de foi selon Rousselot

Avec une lucidité et un courage [15] qui ne sont pas sans rappeler ceux d’un autre jésuite célèbre, le père Henri de Lubac, et pour un thème qui en est proche (en ce ce qu’il critique, comme en ce qu’il affirme), le surnaturel [16], Pierre Rousselot avance une thèse véritablement novatrice qui aura une portée considérable [17].

1’) Exposé
  1. Avant toutes choses, dans la première partie de son article, le jésuite souligne la surnaturalité de la foi. Alors que la posture apologétique minimisait la lumière surnaturelle pour répondre aux objections rationnalistes et fidéistes, Rousselot revient d’emblée au cœur même de la compréhension traditionnelle (au sens le plus fort du terme Tradition) : la foi est un acte (et une vertu) théologal, donc essentiellement surnaturel [18]. Plus encore, c’est parce qu’elle est divine qu’elle est conforme à la raison humaine : « La foi n’est raisonnable que quand elle est surnaturelle [19] ».

Pour le montrer, le théologien fait appel à une analogie originale, empruntée au savoir de son temps, et toujours actuelle : les « récents théoriciens de la logique de l’invention [20] », c’est-à-dire les sciences expérimentales [21]. En effet, celles-ci procèdent en deux temps : elles collectent inductivement des faits épars ; elles les subsument synthétiquement sous une loi universelle à la lumière de l’intelligence. Or, même, le croyant rassemble d’abord des signes de la Révélation ; puis elle les fait converger dans un point qui leur donne sens. Tel étant le semblable de l’analogie (le partim non diversæ), quel est le dissemblable (le partim diversæ) ? La dissimilitude réside dans le deuxième point : en sciences, le point de convergence est immanent, donc accessible à la raison ; dans la foi, il est transcendant à la nature, donc hors des prises de la raison, donc surnaturel. Par conséquent, la foi est intrinsèquement surnaturelle ou théologale.

Comment Rousselot articule-t-il cette lumière surnaturelle de foi avec la connaissance rationnelle, donc naturelle, des choses à croire, qui est au cœur de la préoccupation apologétique ? Pour y répondre, il distingue entre ces choses mêmes et leur convergence unifiée. Or, ces données obtenues ex auditu sont connaissables par nos capacités cognitives laissées à leurs seules forces. En revanche, leur unification qui ne fait sens qu’en Dieu, elle, est œuvre de la foi. Dit autrement, la représentation des notions multiples est naturelle, l’adhésion ou l’assentiment à leur signification unifiée est surnaturelle :

 

« Je crois qu’on doit dire, sur l’objet formel de la foi, qu’à considérer précisément la représentation comme telle, il n’y a point, per se, de différence entre les notions qu’ont de nos mystères un incrédule et un croyant ; mais que, si l’on considère la représentation avec l’assentiment, la faculté surnaturelle définit un nouvel objet formel [22] ».

 

Inversement, « chez quiconque ne voit pas, par une intelligence surnaturalisée, l’être surnaturel, l’assentiment à la vérité chrétienne n’a, en droit, qu’une valeur d’opinion [23] ». De même que « l’activité synthétique de l’intelligence naturelle ou surnaturalisée » unifie les « éléments de la représentation [24] », de même la foi surnaturelle est-elle organique ou n’est-elle pas.

  1. S’étant ainsi recentré sur la surnaturalité de la foi, et donc ayant réarticulé de manière plus équilibrée, raison et foi, Rousselot reconnecte l’intelligence et la volonté au sein de celle-ci. On se souvient qu’une des principales difficultés soulevées par la conception apologétique de la foi était la contrainte de la liberté : face à l’évidence des arguments en faveur de la foi, comment ne pas y adhérer ? Cette objection peut aussi prendre la forme d’une aporie dont, bien qu’incompatibles, les deux conclusions sont affirmées par la théologie traditionnelle de la foi : soit l’intelligence est certaine, et comment sauver la liberté de l’acte de foi ? soit l’intelligence est incertaine, c’est-à-dire ne voit pas l’évidence des signes, et au nom de quoi croire ou en quoi la foi est-elle certaine ?

Inspiré par Blondel, notre auteur va réduire le hiatus entre intelligence et volonté au nom de leur convergence. En effet, l’intelligence tend vers la Vérité première ; or, cette Vérité première est aussi le Bien absolu et surnaturel. Double est donc la coïncidence des deux puissances spirituelles : dans leur objet (matériel) qu’est Dieu ; dans leur acte qui s’avère aussi être, pour l’intelligence, une inclination, c’est-à-dire un amour [25]. Voilà pourquoi Rousselot pourra en arriver à affirmer : « Cette transformation d’amour sera identiquement un accroissement d’intelligence, et la vision d’amour qu’elle commandera sera connaissance plus parfaite, dans la ligne même de l’intellectualité [26] ».

La conséquence en est une simplification considérable de l’acte de foi : et de par l’unification cognitive (en l’occurrence entre jugements de crédibilité et de crédendité) et de par la convergence entre intelligence et volonté.

  1. Rousselot résume ainsi sa double conclusion, qui est une double innovation : « L’acte de foi est raisonnable, puisque l’indice perçu apporte à la nouvelle vérité le témoignage de l’ordre naturel. L’acte est libre, puisque l’homme peut repousser, s’il le veut, l’amour du Bien surnaturel [27] ». Ainsi opère-t-il ce que, transposant la fameuse métaphore de Kant, Pottier appelle à juste titre une « révolution copernicienne [28]» : à la foi qui, chez les « thomistes », tournait autour de l’objet révélé au point que la vérité s’impose à l’homme, se substitue chez notre auteur, une foi qui dorénavant tourne autour du sujet humain qui, par sa synthèse aperceptive, en organise la vérité – bien entendu dans la lumière reçue de la grâce.
2’) Limites

Si profonde et si fine soit cette nouvelle théorie de l’acte de foi proposée par Rousselot, elle pèche néanmoins sur plusieurs points :

  1. Tout d’abord, même si le théologien redonne au surnaturel, donc à Dieu, la prime place dans son analyse de l’acte de foi, sa conception du surnaturel est elle-même mesurée par un certain idéalisme kantien [29]. En effet, il cherche à unifier les deux facettes de l’acte de foi, intérieure et extérieure, c’est-à-dire les signes qui proviennent ex auditu, donc du dehors, et la grâce divine au dedans [30] (Pottier parle des « deux branches d’une tenaille [31]»). Or, telle est la question centrale que tente de résoudre Kant dans sa première Critique: comment réconcilier les données extérieures du divers phénoménal accédant à la sensibilité avec les catégories universelles de l’entendement ? De même, comment ne pas noter la convergence entre la conception synthétique de l’intelligence défendue par Rousselot et la synthèse aperceptive chez Kant [32].
  2. Il faut dire plus sur cette relativisation du primat de l’absolu. Indépendamment de sa grille de lecture kantienne, Rousselot a reçu sa problématique des théologiens qui l’ont précédé ou qui l’ont côtoyé. Or, ceux-ci posaient la question de l’acte de foi en termes de dosage relatif de l’intelligence et de la volonté, voire en termes de dilemme (quelle part accorder à la confiance et quelle part accorder au contenu ?). Survalorisant ces deux pôles immanents, notre auteur a donc minimisé le pôle transcendant ou absolu (par lequel, justement, commencera le second concile du Vatican). Reprenant son image des tenailles, le père Pottier relève heureusement le changement opéré par Dei Verbum: « ce n’est pas l’homme qui prend Dieu en tenaille, c’est Dieu qui embrasse l’homme de ses deux bras : le Fils et l’Esprit [33]».
  3. Rousselot est prisonnier non seulement de la centration anthropologique de son époque, mais aussi de la primauté accordée à la seule intelligence. Tel est le reproche que lui adresse Roger Aubert qui, pourtant lui rend hommage et à qui il doit tant [34]. Mais comment s’étonner de ce cérébrocentrisme chez un auteur dont la thèse s’intitule L’intellectualisme de saint Thomas et s’ouvre par cette affirmation ô combien thomasienne : « L’intelligence est une vie, et c’est tout ce qu’il y a dans la vie de plus parfait [35] ».
  4. Voilà pourquoi Les yeux de la foine souligne jamais combien la foi sauve. Pourtant, l’on sait combien les Saintes Écritures connectent le salut et la foi, à commencer par la « thèse » de l’Épître aux Romains, qui d’ailleurs cite un prophète vétérotestamentaire : « Le juste vivra par la foi » (Rm 1,17. Cf. Ha 2,4). En effet, révélation est rédemption sont deux notions hétérogènes. Aussi, soulignant unilatéralement la fonction épistémologique de la foi, Rousselot manque-t-il totalement sa fonction sotériologique.
  5. Une autre conséquence en est que notre auteur propose une vision anhistorique de l’acte de foi. En effet, Rousselot ne traite pas « de degrés dans la fermeté de l’acte de foi». Et comme cet enracinement synchronique est le fruit d’une évolution diachronique, il ne parle donc pas « d’un progrès de la foi [36]». Comment s’en étonner ? Le théologien jésuite se centre sur l’acte et non pas sur la vertu, et l’acte se distingue de l’habitus ; or, c’est celui-ci qui s’inscrit dans le temps.
  6. Voire, ultimement, même en se centrant sur le pôle intellectuel et donc sur le pôle objectif, Rousselot ne détaille pas le contenu de la foi : « S’il tend, comme nous le disions plus haut, à unifier l’objet de la foi en refusant l’atomisation des vérités à croire, il nous ramène, malgré tout, à un centre un peu vide, abstrait, intellectuel [37]». Jointe au formalisme kantien qui sert de méthode, cette problématique conduit à une foi qui semble au père Pottier « un peu désincarnée [38]».
  7. Enfin, et c’est là désormais une cause, Rousselot n’a pas accordé toute sa place aux pôles absolu et subjectif (volontaire), voire a quelque peu exténué le pôle objectif (cognitif et intellectuel), en partie de son attitude polémique qui elle-même hérite d’un climat apologétique et défensif-combatif de l’époque.

Il ne faudrait pas que ces multiples réserves un peu sévères – qui sont de l’ordre de la nuance, plus que du défaut – évincent l’évaluation générale qui est extrêmement reconnaissante : Rousselot a ouvert une brèche vers la foi surnaturelle et le primat de la fides qua qui, plus jamais, ne se fermera jusqu’à l’exposé admirable du dernier concile.

c) L’acte de foi selon le concile Vatican II

Reprenant la grille ternaire énoncée ci-dessus, Pottier affirme de Dei verbum : « Nous pensons avoir découvert dans le texte un fil de lecture qui permet de voir l’ensemble des six paragraphes se dérouler harmonieusement du début à la fin [39] ». En l’occurrence, les six paragraphes du chapitre 1 de la Constitution, sur lequel le théologien se concentre, est rythmé, estime-t-il, par les trois approches : la perspective absolue qu’est le point de vue trinitaire (§ 1), la perspective objective qu’est l’histoire du salut (§ 2-4) et la perspective subjective qu’est proprement la foi (§ 5-6). Et, loin d’être juxtaposée, « la note absolue » qui provient de « l’absoluité de la Révélation » « est partout présente » dans le versant objectif : « participation à la nature divine (§ 2), don de la vie éternelle (§ 3), envoi du Verbe éternel (§ 4) [40] » et le versant subjectif : « la foi n’est pas d’abord » considérée comme « une initiative personnelle, une recherche individuelle et un assentiment privé », mais à la lumière du « mystère absolu de Dieu [41] ».

Ajoutons un élément de contexte, qui n’est pas anodin : les pères conciliaires adoptent une attitude à l’égard du monde qui n’est plus défensive et combative, mais, selon le mot d’ordre du pape Paul VI dans son encyclique programmatique Ecclesiam suam, dialogale [42], donc positive et pastorale. Voilà pourquoi la visée apologétique est non pas congédiée de Dei verbum, mais marginalisée [43].

d) Conclusion

Synthétisons les conclusions des deux premières parties :

 

Le ternaire hégélien

Les trois aspects de la foi

Correspondance anthropologique

L’acte de foi selon la vision apologétique

L’acte de foi selon Rousselot

L’acte de foi selon Dei verbum

L’esprit subjectif

Dimension subjective (fides qua)

La volonté

Minimisée

Maximisée

Intégrée

L’esprit objectif

Dimension objective (fides quæ)

L’intelligence

Maximisée

Minimisée

Intégrée

L’esprit absolu

Dimension absolue

La grâce

Minimisée

Minimisée

Prioritaire

3) Évaluation critique

a) Positive

La grille de lecture ternaire proposée par le père Pottier est assurément pertinente en général, ainsi que Mgr Léonard a pu en faire la démonstration, tant en philosophie qu’en théologie [44]. Elle l’est aussi en particulier vis-à-vis de la foi. Face à la tentation actuelle de monisme, elle souligne la primauté (tri)personnelle de Dieu. Proposons brièvement une application de cette nomenclature en sociologie ecclésiale.

Dans le sillage des typologies proposées par le sociologue et historien du catholicisme français Yann Raison du Cleuziou [45], mais en nous limitant à trois catégories, nous émettrions l’hypothèse que les sensibilités typiques « cathos » (qui sont encore plus des idéal-types que des groupes) sont au nombre de trois : les « tradis », les « progressistes » et les « charismatiques ». Dans la terminologie positive et non jugeante de Raison du Cleuziou : les « observants », les « conciliaires revendiqués » et les « inspirés ». Or, chacune de ces sensibilités souligne davantage un des trois pôles de la foi : respectivement, objectif, subjectif et absolu. Ces identités-types ecclésiales visibilisent donc en retour les aspects divers de l’acte de foi.

b) Des questions

Si puissante et séduisante soit cette grille de lecture ternaire, elle doit être interrogée.

  1. En juxtaposant les trois pôles, et donc en mettant à part le pôle absolu, elle rend Dieu trop extérieur au sujet et à l’objet, elle introduit une distinction qui pourrait être séparation. Or, nous allons le redire, Dieu est intimement présent tant au pôle objectif qu’au pôle subjectif. Cette grille de lecture qui souligne la transcendance divine, ne permet donc pas de penser son immanence.
  2. Cette tripartition n’est pas présente dans le texte conciliaire étudié, en l’occurrence, le préliminaire et le chapitre 1. Bien entendu, elle n’est pas énoncée explicitement – et même l’unique emploi d’absolu dans le passage concerne le pôle que le père Pottier qualifie de subjectif [46]. Ensuite, tout ce passage est au contraire structuré à partir d’une bipartition explicite. Le chapitre 1 commence ainsi : « Il a plu a Dieu […] de se révéler [revelare] lui-même [47]», ce à quoi répond le milieu du chapitre : « À Dieu qui révèle [Deo revelanti], il faut apporter ‘l’obéissance de la foi’ [48] ». Le commentaire autorisé de Lubac montre d’ailleurs que les Pères de la commission avaient d’abord choisi l’impersonnel pour passer du don au Donateur – ce qui accentue l’écho entre le début et le milieu du chapitre. Enfin, loin de traiter du pôle absolu, la première phrase du premier paragraphe de la Constitution énonce cette pulsation qui structure tout le chapitre 1 : « Quand il écoute [audiens] religieusement et proclame [proclamans] hardiment la parole de Dieu [49]». Or, l’écoute est à la proclamation ce que la réception de la Parole est à son émission ou donation. Et comme ce paragraphe est programmatique et d’ailleurs débouche sur le plan, c’est donc que Dei Verbum est rythmé par ce balancement dont la dernière partie va maintenant tenter de montrer qu’elle anime, structure l’acte de foi.
  3. Les théologiens parmi les plus grands ont cru bon de conserver ce rythme binaire, voire de conserver les catégories classiques – fides qua et fides quæ [50] – ou modernes – sujet et objet [51] –, tout en les réinterprétant radicalement. C’est ainsi que, avec justesse, Balthasar critique la position de Rousselot comme un déficit du pôle objectif et non pas du pôle absolu. En effet, soulignant unilatéralement la puissance synthétique du dynamisme subjectif qui provient de la grâce, « il laisse trop peu cette synthèse se réaliser à partir de l’évidence objective de la figure de la Révélation [52]».

4) Une autre approche de la foi

Nous venons de l’évoquer : il nous semble que l’acte de foi gagnerait à être relu à partir des dynamiques du don. C’est elle qui structure en profondeur le texte conciliaire, dans les concepts et jusque dans les mots. Elle est aussi présente dans d’autres textes magistériels d’importance concernant l’acte de foi : Verbum Domini ; l’encyclique Lumen fidei . Pour ce dernier document, nous l’avons évoqué dans deux brèves études programmatiques déposées sur le site . Enfin, la théo-logique du don permet de réinterpréter la grille ternaire de Léonard-Brito, en y introduisant un discernement. Comme une analyse de l’acte de foi à la lumière du don déborderait de cette note, nous nous contenterons (derechef de manière programmatique) d’en évoquer la fécondité :

  1. La Révélation est à la foi ce que le don (passif) est à la réception.
  2. Le don de la Révélation est la médiation par laquelle le Donateur se donne à connaître.
  3. De même que le se dire ne va jamais sans un se donner, de même la Révélation ne va pas sans la Rédemption qui est Divinisation.
  4. Plus précisément, le Père, qui est « Amour fontal [53]», donc le Donateur sans donateur, se donne non pas d’abord à travers des médiations créées comme les ou les sacrements, mais en son Fils qui est le Médiateur.
  5. De même que le donateur se symbolise dans les dons (passifs), de même, le Fils se médiatise notamment à travers sa Parole et ses sacrements, en premier lieu, l’Eucharistie.
  6. De même qu’aimer, c’est se donner, recevoir, qui est un acte de l’amour, c’est se recevoir, donc est un acte total. Voilà pourquoi le pôle subjectif de la foi engage la totalité du croyant, ses sens (ex auditu), son affectivité (vérité de l’expérience et de l’émotion), son intelligence et sa libre volonté.
  7. De même que le donateur aimant non seulement se donne, mais donne le bénéficiaire à lui-même, de même le Fils fait naître, dans la foi, l’Église, qui est son Épouse.
  8. De même que le donateur se donne du dehors dans le don et du dedans par son énergie-souffle qui le transmet, de même le Père s’exprime dans son Verbe et l’imprime en nos cœurs par son Esprit.
  9. De même que la réception ne s’accomplit que dans l’intériorisation qu’est l’appropriation transformante, de même la fides quæ qu’est le contenu ouvre à la fides qua qui est vie.
  10. Enfin, de même que le don est pour la communion qui est échange de dons et se promet dès le premier acte, de même, la foi est pour l’amitié divine, c’est-à-dire cet amour mutuel qui se prépare et se promet dès la première rencontre avec le Christ.

Pascal Ide

[1] Pierre Rousselot, « Les yeux de la foi », Recherches de Science religieuse, 1 (1910), p. 241-259 et 444-475. Rééd. coll. « Théologie », Paris, Ad Solem, 2010, avec une préface d’André Manaranche.

[2] Bernard Pottier, « Les yeux de la foi après Vatican II », Nouvelle revue théologique, 106 (1984) n° 2, p. 177-203.

[3] Ibid., p. 192, note 32. Renvoie à Emilio Brito, Hegel et la tâche actuelle de la christologie, trad. Thierry Dejond, coll. « Le Sycomore », Paris, Lethielleux, Namur, Culture et Vérité, 1979 et André Léonard, Pensées des hommes et foi en Jésus-Christ. Pour un discernement intellectuel chrétien, coll. « Le Sycomore », Paris, Lethielleux et Namur, Culture et Vérité, 1980.

[4] Cf. Hans Urs von Balthasar, L’amour seul est digne de foi, trad. Robert Givord, Paris, Aubier-Montaigne, 1966, rééd. Saint-Maur, Parole et silence, 1999, chap. 1-3.

[5] Bernard Pottier, « Les yeux de la foi après Vatican II », p. 178.

[6] « Pour les théologies de cette époque [le début du xxe siècle], trop souvent l’objectivité était exclusivement rationnelle et la volonté seulement subjective » (Bernard Pottier, « Les yeux de la foi après Vatican II », p. 198).

[7] Pour une présentation, cf. l’article en ligne de E. Baudin, « La philosophie de Louis Bautain, ‘le philosophe de Strasbourg’ », Revue des sciences religieuses, 1 (1921) n° 1, p. 23-61. Et la mise au point de Pierre Rousselot, « La vraie pensée de Bautain », Recherches de science religieuse, 5 (1914), p. 453-458.

[8] Pour une première approche, cf. l’article en ligne de l’encyclopédie Wikipédia.

[9] L’on distingue aussi les « surnaturalistes » et les « empiristes » (Jean-Marie Faux, « L’expérience de l’acte de foi », Nouvelle revue théologique, 87 [1965] n° 10, p. 1009-1022, ici p. 1012). Autant les empiristes sont équivalents aux fidéistes, autant les surnaturalistes, eux, honorent la dimension spirituelle sans pour autant exclure la raison.

[10] Un signe en est la publication, en parallèle, d’un Dictionnaire d’apologétique en un volume (éd. Jean-Baptiste Jaugey, Paris, Delhomme et Briguet, 1888), dont le titre est à lui seul une intention et un programme (Dictionnaire apologétique de la foi catholique contenant les preuves de la vérité de la religion et les réponses aux obiections tirées des sciences humaines), et qui connaîtra de multiples éditions (éd. Adhémar d’Alès, Paris, Beauchesne, 4e édition entièrement refondue, 4 vol., 1909-1931).

[11] C’est Ambroise Gardeil (La crédibilité et l’apologétique, coll. « Bibliothèque théologique », Paris, Gabalda, 1908) qui opère ce découpage (cf. Roger Aubert, Le problème de l’acte de foi. Données traditionnelles et résultats des controverses récentes, coll. « Dissertationes ad gradum magistri in Facultate theologica vel in Facultate juris canonici consequendum conscriptae / Universitas catholica lovaniensis » series II, tomus 36, Louvain, E. Warny, 1945, p, 399, n. 11).

[12] Cf. Pierre Rousselot, « Remarques sur l’histoire de la notion de foi naturelle », Recherches de science religieuse, 4 (1913), p. 1-36, ici p. 33 ; « Les yeux de la foi », p. 464.

[13] Cf. Pierre Rousselot, « Remarques sur l’histoire de la notion de foi naturelle », p. 10 et note, 12 et 14. Pour les scotistes (et, plus tard, les molinistes), il n’y a pas de différence d’objet entre foi naturelle (fides ex auditu ou fides acquisita) et foi surnaturelle.

[14] Pierre Rousselot, « Les yeux de la foi », p. 62. « depuis les grands théologiens jésuites et dominicains des xvie et xviie siècles jusqu’à la fin du xixe siècle […] l’évolution a plutôt été dans le sens d’un effacement de plus en plus marqué du caractère fondamentalement surnaturel et religieux de l’acte de foi » (Roger Aubert, Le problème de l’acte de foi. p. 224).

[15] « Rousselot affrontait donc ses confrères et tous les thomistes de l’École » (Bernard Pottier, « Les yeux de la foi après Vatican II », p. 191).

[16] Cf. Germain Jin-Sang Kwak, La foi comme vie communiquée. Fides qua et fides quae chez Henri de Lubac, coll. « Théologie à l’Université », Paris, DDB, 2011.

[17] Cf. l’aperçu historique de Roger Aubert, Le problème de l’acte de foi, p. 451 s, 587 s, 689 s.

[18] « la plus durable leçon du grand théologien […] se trouve dans son propos de ‘théologiser’ à l’intérieur de la foi, c’est-à-dire d’être vraiment théologien » (Jean-Marie Faux, « L’expérience de l’acte de foi », p. 1011).

[19] Pierre Rousselot, « Remarques sur l’histoire de la notion de foi naturelle », p. 2.

[20] Pierre Rousselot, « Les yeux de la foi », p. 253.

[21] Au moins aussi importante est l’influence de Newman et de son illative sense que Rousselot identifiait volontiers à une induction. Cf. Maurice Nédoncelle, « L’influence de Newman sur Les yeux de la foi de Rousselot », Revue des sciences religieuses, 27 (1953) n° 4, p. 321-332.

[22] Pierre Rousselot, « Les yeux de la foi », p. 469, note 1. Souligné par l’auteur.

[23] Pierre Rousselot, « Remarques sur l’histoire de la notion de foi naturelle », p. 19. Souligné par l’auteur.

[24] Pierre Rousselot, « Les yeux de la foi », p. 249. Souligné par l’auteur.

[25] À ce sujet, Rousselot fait appel à ce que saint Thomas appelle jugement par connaturalité (« Les yeux de la foi », p. 458 s).

[26] Pierre Rousselot, « Les yeux de la foi », p. 456. Cf. « Remarques sur l’histoire de la notion de foi naturelle », p. 30.

[27] Pierre Rousselot, « Les yeux de la foi », p. 457.

[28] Bernard Pottier, « Les yeux de la foi après Vatican II », p. 198.

[29] « Rousselot, tout en voyant ce qui est juste, reste toujours, dans sa manirèe de s’exprimer et ses habitudes de pensée, trop près du kantisme qu’il veut dépasser » (Hans Urs von Balthasar, La Gloire et la Croix. Les aspects esthétiques de la Révélation. I. Apparition, trad. Robert Givord, coll. « Théologie » n° 61, Paris, Aubier, 1965, p. 149). Pour le détail de la démonstration, cf. Bernard Pottier, « Le kantisme de Rousselot » (« Les yeux de la foi après Vatican II », p. 182-187).

[30] Pierre Rousselot, « Les yeux de la foi », p. 85.

[31] Bernard Pottier, « Les yeux de la foi après Vatican II », p. 183 et 201.

[32] Cf. Roger Aubert, Le problème de l’acte de foi, p. 469. Cf. Pierre Rousselot, « Amour spirituel et synthèse aperceptive », Revue de philosophie, 16 (1910) n° 1, p. 225-240.

[33] Bernard Pottier, « Les yeux de la foi après Vatican II », p. 202.

[34] Cf. Roger Aubert, Le problème de l’acte de foi, p. 510.

[35] Pierre Rousselot, L’intellectualisme de saint Thomas, « Collection historique des grands philosophes », Paris, Alcan, 1908 : coll. « Bibliothèque des Archives de philosophie », Paris, Beauchesne, 21924, p. 3.

[36] Bernard Pottier, « Les yeux de la foi après Vatican II », p. 201. Souligné dans le texte.

[37] Bernard Pottier, « Les yeux de la foi après Vatican II », p. 201.

[38] Ibid., p. 200.

[39] Bernard Pottier, « Les yeux de la foi après Vatican II », p. 192.

[40] Ibid., p. 193.

[41] Ibid., p. 194.

[42] Cf. saint Paul VI, Lettre encyclique Ecclesiam suam, 6 août 1964, n. 15 et toute la troisième partie (n. 60 s).

[43] C’est ainsi que le terme « miracle » n’est nommé qu’une seule fois : « par signes et miracles [signis et miraculis] » (Concile Œcuménique Vatican II, Constitution dogmatique Dei verbum sur la Révélation divine, 18 novembre 1965, n. 4).

[44] Nous l’avons évalué pour elle-même ailleurs (cf. Pascal Ide, « Une typologie des pensées à la lumière de l’amour-don. Pierres d’attente pour une ontodologie chez André Léonard », Éric Iborra et Isabelle Isebaert (éds.), « Montrer aux hommes le chemin qui mène au Christ ». Mélanges offerts à Mgr André Léonard archevêque émérite de Malines-Bruxelles à l’occasion de son 80e anniversaire, Paris, Lethielleux, Perpignan, Artège, 2020, p. 227-244).

[45] Cf. Yann Raison du Cleuziou, Qui sont les cathos aujourd’hui ? Sociologie d’un monde divisé, coll. « Confrontations », Paris, DDB, 2014, chap. 5.

[46] « absolument » (Dei verbum, n. 6).

[47] Ibid., n. 2.

[48] Ibid., n. 5.

[49] Ibid., n. 1.

[50] Une autre étude montrera combien ce diptyque structure en profondeur la vision lubacienne de la foi (je renvoie une nouvelle fois à l’ouvrage cité ci-dessus : Germain Jin-Sang Kwak, La foi comme vie communiquée).

[51] C’est ainsi que le monumental volume qui est tout à la fois l’introduction des 15 volumes de la Trilogie de Balthasar, les prolégomènes à une esthétique théologique (et non pas à une théologie esthétique !), un traité de théologie fondamentale et une apologétique radicalement renouvelée, se compose de deux parties : « L’évidence subjective » et « L’évidence objective ». Il accorde d’ailleurs une attention particulière à Rousselot, justement dans la première partie (cf. Hans Urs von Balthasar, La Gloire et la Croix. Les aspects esthétiques de la Révélation. I. Apparition, p. 125, 147-149).

[52] Ibid., p. 149.

[53] Concile Œcuménique Vatican II, Décret Ad gentes sur l’activité missionnaire de l’Église, 7 décembre 1965, n. 2.

18.4.2024
 

Comments are closed.