La critique sartrienne du don et la réponse de Gabriel Marcel

1) La critique sartrienne du don

Au terme de son livre majeur d’ontologie phénoménologique, Sartre procède, en une page, à une déconstruction en règle du don. Il cherche à

 

« mieux comprendre le sens de certains sentiments ou comportements ordinairement considérés comme irréductibles : par exemple, la générosité. Le don est une forme primitive de destruction. On sait que le potlatch, par exemple, comporte la destruction de quantités énormes de marchandises. Ces destructions sont défi à l’autre, elles l’enchaînent. À ce niveau, il est indifférent que l’objet soit détruit ou donné à l’autre : de l’une ou l’autre manière, le potlatch est destruction et enchaînement de l’autre. Je détruis l’objet en le donnant aussi bien qu’en l’anéantissant ; je lui supprime la qualité de mien qui le constituait profondément dans son être, je l’ôte de ma vue, je le constitue – par rapport à ma table, à ma chambre – en absent ; moi seul lui conserverai l’être spectral et transparent des objets passés, parce que je suis celui par qui les êtres poursuivent une existence honoraire après leur anéantissement. La générosité est avant tout fonction destructrice. La rage de donner qui prend à certains moments certaines gens est avant tout rage de détruire, elle vaut pour une attitude de forcené, un ‘amour’ s’accompagnant de bris d’objets. Mais cette rage de détruire qu’il y a au fond de la générosité n’est pas autre chose qu’une rage de posséder. Tout ce que j’abandonne, tout ce que je donne, j’en jouis d’une manière supérieure par le don que j’en fais ; le don est une jouissance âpre et sévère, presque sexuelle : donner, c’est jouir possessivement de l’objet qu’on donne, c’est un contact destructif appropriatif. Mais, en même temps, le don envoûte celui à qui on donne, il l’oblige à recréer, à maintenir à l’être par une création continuée ce moi dont je ne veux plus, que je viens de posséder jusqu’à l’anéantissement et dont il ne reste finalement qu’une image. Donner, c’est asservir […]. La générosité n’est pas irréductible : donner, c’est s’approprier par la destruction en utilisant cette destruction pour s’asservir l’autre. La générosité est donc un sentiment structuré par l’existence d’autrui et qui marque une préférence vers l’appropriation par destruction. Par là, elle nous guide vers le néant plus encore que vers l’en-soi […]. Si donc la psychanalyse existentielle rencontre la preuve de la générosité d’un sujet, elle doit chercher plus loin son projet originel, et se demander pourquoi le sujet a choisi de s’approprier par destruction plutôt que par création [1] ».

 

Comment s’étonner de cette critique si radicale quand on sait combien toute la troisième partie de L’être et le néant, en continuité avec les deux premières, cherche à liquider l’être-pour-autrui ou plutôt à identifier toute relation avec l’autre, en particulier la relation d’amour à une forme secrète de haine ou de dévoration [2].

 

Analysons brièvement le texte. En fait, Sartre cherche à démontrer que la générosité (sentiment) ou le don (comportement) que l’on considère « comme irréductible », c’est-à-dire comme premier ou originaire, doit être déconstruit, c’est-à-dire reconduit à une attitude plus originaire, en l’occurrence à une attitude de destruction ou de néantisation (de l’autre). L’on comprend dès lors la thèse : « Le don est une forme primitive de destruction ». L’on comprend aussi que ce développement s’inscrive juste après un § intitulé « La Psychanalyse existentielle » [3]. En effet, à l’instar de la psychanalyse freudienne, Sartre procède à une généalogie en réduisant un acte apparent (et apparemment bon), le don, à sa source latente (qui est mauvaise). Toutefois, il se distingue et radicalement du freudisme en ce que cette approche se refuse à la « mauvaise foi » du déterminisme et donc de la déresponsabilisation psychanalytique et éclaire l’acte à partir des catégories centrales de l’ontologie sartrienne, l’être et le néant.

Je proposerai le plan suivant. Comme dans d’autres études, j’intercalerai le texte, afin de mieux laisser apparaître la divisio textus.

a) Thèse

Il s’agit de « mieux comprendre le sens de certains sentiments ou comportements ordinairement considérés comme irréductibles : par exemple, la générosité ».

b) Premier temps de la preuve : qu’est-ce que le don ?

1’) Donner, c’est détruire
a’) Thèse

« Le don est une forme primitive de destruction ».

b’) Preuve par l’anthropologie du potlatch

Le potlatch est un acte pratiqué par les sociétés premières (notamment dans le Pacifique) qui se caractérise par des donations spectaculaires, à perte et non sans escalade de dons et de contre-dons. Exploré par les anthropologues, notamment Marcel Mauss dans son Essai sur le don (1923-1924), il a attiré l’attention des philosophes comme Georges Bataille [4], par lequel Sartre a peut-être eu connaissance de cette notion à l’époque encore spécialisée.

« On sait que le potlatch, par exemple, comporte la destruction de quantités énormes de marchandises. Ces destructions sont défi à l’autre, elles l’enchaînent. À ce niveau, il est indifférent que l’objet soit détruit ou donné à l’autre : de l’une ou l’autre manière, le potlatch est destruction et enchaînement de l’autre. Je détruis l’objet en le donnant aussi bien qu’en l’anéantissant ; je lui supprime la qualité de mien qui le constituait profondément dans son être, je l’ôte de ma vue, je le constitue – par rapport à ma table, à ma chambre – en absent ; moi seul lui conserverai l’être spectral et transparent des objets passés, parce que je suis celui par qui les êtres poursuivent une existence honoraire après leur anéantissement. Ainsi la générosité est avant tout fonction destructrice ».

b’) Preuve par la psychologie du don

« La rage de donner qui prend à certains moments certaines gens est avant, tout rage de détruire, elle vaut pour une attitude de forcené, un ‘amour’ s’accompagnant de bris d’objets ».

2’) Or, détruire, c’est posséder

« Mais cette rage de détruire qu’il y a au fond de la générosité n’est pas autre chose qu’une rage de posséder. Tout ce que j’abandonne, tout ce que je donne, j’en jouis d’une manière supérieure par le don que j’en fais ; le don est une jouissance âpre et sévère, presque sexuelle : donner, c’est jouir possessivement de l’objet qu’on donne, c’est un contact destructif appropriatif ».

3’) Or, posséder, c’est asservir l’autre

« Mais, en même temps, le don envoûte celui à qui on donne, il l’oblige à recréer, à maintenir à l’être par une création continuée ce moi dont je ne veux plus, que je viens de posséder jusqu’à l’anéantissement et dont il ne reste finalement qu’une image. Donner, c’est asservir ».

c) Deuxième temps de la preuve : application à la générosité

Celle-ci apparaît alors non plus comme une attitude première, mais seconde : elle est secrètement dictée par le désir de détruire autrui et de l’asservir…

1’) Preuve

« La générosité n’est pas irréductible : donner, c’est s’approprier par la destruction en utilisant cette destruction pour s’asservir l’autre. La générosité est donc un sentiment structuré par l’existence d’autrui et qui marque une préférence vers l’appropriation par destruction. Par là, elle nous guide vers le néant plus encore que vers l’en-soi ».

2’) Conséquence

Nous retrouvons, pour finir, le projet de la psychanalyse existentielle exposé au début : « Si donc la psychanalyse existentielle rencontre la preuve de la générosité d’un sujet, elle doit chercher plus loin son projet originel, et se demander pourquoi le sujet a choisi de s’approprier par destruction plutôt que par création ».

2) La critique marcellienne de cette critique sartrienne

La déconstruction sartrienne est corrosive, radicale. Elle a procédé de même avec l’amour qu’elle identifie à une haine destructrice.

Plutôt que de critiquer du dehors cette théorie du don [5], partons de l’expérience même de l’existence interpersonnelle. C’est ce que fait Gabriel Marcel au terme d’une passionnante conférence donnée aux scolastiques jésuites belges en 1946 :

 

« Je ne crois pas qu’il existe dans l’œuvre de Sartre de formules plus péniblement révélatrices, et qui marquent mieux l’incapacité où il est de saisir la réalité authentique du nous et de ce qui la commande, c’est-à-dire de l’ouverture à autrui. Cette interprétation aberrante peut nous aider, par éclairage indirect, à reconnaître ce que [190] peut être le don de soi. Certes il y a des cas où un être abdique entièrement, où il s’annule au profit d’un autre être. C’est là un mode de suicide, et il y a bien en effet une pathologie du don. Mais il est trop clair que par don de soi nous entendons tout autre chose, et même exactement le contraire d’un asservissement. Se donner est une façon de se consacrer à, et sans doute de se consacrer tout court. Mais à quelles conditions cette consécration est-elle possible ? Il me paraît évident que ces conditions sont celles-là mêmes qu’indique le témoignage tel que Je l’ai défini, et c’est par cette voie sinueuse que nous pouvons peut-être explorer ce que j’ai désigné sous le nom de réceptivité créatrice. Une autre notion peut d’ailleurs jouer ici un rôle auxiliaire : c’est celle de transmutation. Donner une chose n’est pas simplement la faire passer d’une place à une autre. C’est la transmuer, puisque c’est lui incorporer quelque chose de soi : mais qu’est-ce au juste que nous lui incorporons ? Il est manifeste que lorsque nous nous contentons d’aller acheter un objet que nous remettons ensuite ou que nous le faisons expédier à celui à qui ce cadeau est destiné, la signification intime du don ne subsiste qu’à l’état résiduel. Indépendamment du billet de banque que j’ai tiré de mon portefeuille et dont je me suis séparé pour effectuer cet achat, ce qui compte ici c’est la pensée qui me l’a dicté, l’intention de faire plaisir ; ce peut être aussi bien entendu le sacrifice que j’ai fait en affectant à ce présent une somme que je destinais à la réalisation d’un désir personnel. Si mon intention se personnalise et trouve dans l’objet une possibilité de révélation de soi, il devient possible de parler de transmutation. L’objet, du fait que je le donne, contracte une qualité, un être-pour-l’autre, non pour autrui en général, mais pour un tel en particulier, qui ne pouvait lui appartenir à l’origine : il était neutre en effet, il n’était que cette chose-ci, marquée tel prix dans tel magasin. Mais on voit facilement que cet être-pour-l’autre n’est en rien assimilable à une détermination objective ; il se peut que la valeur de mon cadeau réside avant tout dans une certaine référence à un souvenir, à quelque chose qui est vraiment de la vie de l’autre ; dès lors mon don est vraiment une façon de me communiquer à l’autre, et comme de lui rendre présente à lui la façon dont il m’est présent à moi-même. Cette communication est existentielle, en ce sens qu’elle n’est aucunement réductible à une transmission portant sur des choses qui sont simplement censées devoir parvenir à. destination dans leur état initial. Le don qui m’a été fait, s’il est véritablement un don, ne vient pas seulement s’ajouter à un avoir préexistant (en ce sens que je pourrais dire : Je possède une chose de plus, un livre de plus, etc.) : le don se situe en même temps dans une autre dimension qui est celle du témoignage, puisqu’il est un gage d’amitié ou d’amour. Il l’est : mais il ne l’est qu’à condition d’être reconnu tel. En cela il peut être assimilé à un appel auquel doit correspondre un [191] mode d’accueil, de réponse bien déterminé. Songez au petit enfant qui vous apporte trois affreux pissenlits cueillis au bord du chemin ; il attend de vous que vous reconnaissiez le prix de cette offrande ; si vous ne vous arrêtez même pas dans votre conversation pour regarder les fleurs et pour vous extasier, si vous les laissez tomber ou si vous les posez négligemment n’importe où, vous péchez au fond contre l’amour. Cet exemple me paraît instructif par ce qu’il comporte de naïve et touchante spontanéité chez le petit enfant. Il nous sera toujours loisible de penser que les choses mêmes s’offrent à nous du même élan et comme avec la même ingénuité [6] ».

 

D’abord, Marcel concède, et c’est important, que la description de Sartre correspond parfois à la réalité vécue. Sa concession est d’autant plus frappante et véridique qu’il emploie une expression, « pathologie du don », qui est aujourd’hui usitée en psychologie sociale (qui parle de « pathologie de l’altruisme »). En fait, elle existait déjà au début du xxe siècle en psychiatrie : « Certes il y a des cas où un être abdique entièrement, où il s’annule au profit d’un autre être. C’est là un mode de suicide, et il y a bien en effet une pathologie du don ». En réalité, il y a un décalage entre les deux critiques. Marcel parle des personnes qui, en donnant, donnent jusqu’à se nier et se sacrifier. Sartre, lui, va plus loin que Marcel et dénonce avec lucidité l’apparente générosité du donateur : en se donnant apparemment, ce donateur suicidaire cherche en fait à posséder et asservir l’autre. De fait, « la rage de donner » dont parle Sartre qui recèle un secret narcissisme caractérise les personnes correspondant au profil psychologique du Sauveteur [7] : tôt ou tard, celui-ci envoie la facture au débiteur qui s’avère insolvable…

Puis, le philosophe chrétien explique ce qu’est le juste don. S’il passe à côté de la critique sartrienne, Marcel, en revanche, voit mieux que Sartre, ce qu’est le don et ainsi déconstruit la déconstruction de ce dernier. En fait, à la faveur de son analyse, il distingue une autre maladie du don : celle qui réduit le don à l’objet donné. Cette réduction s’éclaire à la lumière de la distinction décisive de la philosophie marcellienne : l’avoir et l’être. L’avoir réifie, isole, atomise les personnes comme les choses. En revanche, l’être lie le « je » et le « tu » et, ici, le « je » et les objets qu’il donne. Car telle est la thèse de Marcel : en donnant, le donateur va « incorporer quelque chose de soi », c’est-à-dire du donateur, dans don. Plus précisément, il y a deux sortes de donateur : celui qui offre un don-avoir, c’est-à-dire un don impersonnel où rien (ou presque rien) de soi ne s’attarde dans le don ; celui qui offre un don-être, c’est-à-dire un don personnel où il met de lui-même, ne serait-ce que « l’intention de faire plaisir ». Dès lors, le don se trouve changé : « L’objet, du fait que je le donne, contracte une qualité, un être-pour-l’autre ». Et Marcel appelle ce changement « transmutation ». Bien évidemment, la différence ne tient pas à la nature de l’objet qui est la même, mais à une qualité « existentielle ». C’est ce qu’atteste le bel exemple de l’enfant qui offre « trois affreux pissenlits ». Toute la différence entre les deux types de don réside dans la qualité d’amour qui transfigure l’objet par la présence du donateur aimant qui s’y médiatise. D’un mot, le don-avoir n’est qu’un don, alors que le don-être un don de l’être, c’est-à-dire un don de soi.

Nous sommes dès lors à même de comprendre l’origine et la gravité de l’erreur de Sartre. Celui-ci réduit l’objet à ce qu’il est et n’y voit pas la présence du donateur qui s’y offre. De même qu’il réduit le « tu » à un autre bientôt infernal (« L’enfer, c’est les autres ») et le « je » à une égoïté insulaire à jamais inapte au « nous » de l’intersubjectivité chère à Marcel, de même Sartre fait du don un don-avoir et manque le don-être. Le scotome sartrien tient sans doute à un actualisme qui le rend aveugle à ce qui demeure potentiel ou latent [8], ici à la présence secrète de la personne se lovant dans le don qui est un don de soi. Il réside aussi dans un matérialisme qui oppose presque naïvement être et néant comme plein et vide, donc se rend incapable de penser le mode de présence spirituel par lequel le sujet se présentifie dans l’objet. Enfin, pour découvrir cette loi de symbolisation du donateur aimant dans le don à l’aimé, peut-être le philosophe de L’être et le néant aurait-il dû s’arracher à ce mépris de l’enfance si caractéristique de la philosophie cartésienne et s’attarder à contempler « la naïve et touchante spontanéité » du « petit enfant », ce maître de simplicité…

Pascal Ide

[1] Jean-Paul Sartre, L’être et le néant. Essai d’ontologie phénoménologique, coll. « Tel » n° 1, Paris, Gallimard, 1943, 4e partie, chap. 2, II, p. 655-656. Tous les soulignements sont dans le texte.

[2] Cf. Ibid., 3e partie, chap. 3, en particulier II : « Deuxième attitude envers autrui : l’indifférence, le désir, la haine, le sadisme ». Cf. aussi, 4e partie, chap. 1, II, D : « Mon prochain ».

[3] Cf. Ibid., 4e partie, chap. 2, I.

[4] Si La part maudite (coll. « L’Usage des richesses », Paris, Minuit, 1949) est postérieur à la publication de L’être et le néant, en revanche, il est précédé d’un texte, La notion de dépense, qui date de 1933.

[5] Pour une évaluation très précise de toute la philosophie de la relation à autrui chez Sartre, cf. Josep M. Coll, Filosofia de la relacion interpersonal. Profundacion metodologica del personalismo y lectura critica de Sartre, coll. « Facultat de teologia de Catalunya et Facultat eclesiastica de filosofia », Barcelona, PPU, 1990, tomes 1 et 2. Les 2e et 3e parties exposent en détail (p. 313-614). La 4e partie propose une évaluation critique (p. 615-722).

[6] Cf. Gabriel Marcel, « Le témoignage comme localisation de l’existentiel », conférence à l’académie du scolasticat de la Compagnie de Jésus à Louvain, 13 février 1946, Nouvelle revue théologique, 68 (1946), p. 181-191, ici p. 189-191.

[7] Cf. Pascal Ide, Le triangle maléfique. Sortir de nos relations toxiques, Paris, Éd. de l’Emmanuel, 2018, chap. 6.

[8] Cf. Joseph de Finance, « La négation de la puissance chez Jean-Paul Sartre », in Sapientia Aquinatis. Communicationes IV Congressus Thomistici Internationalis, Rome, 13 au 17 septembre 1955, coll. « Bibliotheca Pontificae Academiae Romanae S. Thomae Aquinatis » n° I, Rome, Officium Libri Catholici, 1955, p. 473-481

5.10.2021
 

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