Jalons pour une Histoire de la Philosophie de la nature III-3 Les philosophies de la nature à l’ère scientifique moderne. Propp et Brémond

E) La redécouverte du mouvement-processus ou la cosmologie cachée de la philosophie narrative

Il reste à dire un mot de tout un courant de la philosophie surtout présent dans le monde anglosaxon et qui s’est passionné pour le langage. De prime abord, la distance semble grande entre le langage et la nature. Mais dans Krisis, Husserl a attiré notre attention sur les dégâts considérables nés de la dichotomie trop grande entre la Nature et l’Esprit.

Or, il me semble que la structure du récit tel qu’elle a toujours existé et tel qu’elle est analysée avec précision par les différents spécialistes parle de la phusis au sens propre du terme, c’est-à-dire du devenir. En effet, elle rend compte d’une manière renouvelée de la métaphysique traditionnelle de l’acte et de la puissance, et plus précisément en­core de l’étude que fait le Stagirite du devenir. En retour, cette catégorisation métaphy­sique peut éclairer la narrativité. [1]

1) Bref historique

a) Les formalistes russes

La narratologie commence avec le folkloriste russe Vladimir Propp [2]. En 1928, il fait paraître une étude sur les contes russes et leur morphologie qui sera traduite trente ans plus tard aux États-Unis. Un certain nombre d’auteurs, dans la mouvance structuraliste, se passionneront pour les travaux de Propp : Lévi-Strauss, Jakobson, Greimas, Brémond, Barthes, etc.

En lisant les cent contes merveilleux d’Afanassiev, Vladimir Propp prend conscience de la similitude profonde sous-jacente aux récits : même si les situations varient, au-delà de cette multiplicité des personnages, chaque lecteur ne peut manquer de constater que les mêmes événements et les mêmes actions reviennent. L’essentiel est donc non pas les personnages qui varient, mais les fonctions qui demeurent. Propp est ainsi amené à analyser le récit, c’est-à-dire le décomposer en sphères d’action définir la notion de fonc­tion comme maillon élémentaire et fondamental de l’intrigue narrative : c’est une action dont le personnage-exécutant n’importe pas. Propp distingue alors trente et une fonc­tions différentes constantes dans les contes merveilleux. Je ne vais pas toutes les énu­mérer, mais souligner la huitième : le Méfait ou le Manque.

En effet, au départ, un personnage est souvent âgé ou malade, donc affecté d’un manque initial qu’il appartiendra au héros de venir combler. L’appel ou l’envoi du héros est donc déclenché par le manque de départ.

Avec le manque, le récit commence. Mais pourquoi le manque n’intervient-il qu’en hui­tième position ? Parce que cette fonction manque peut être elle-même liée à une histoire : par exemple la transgression d’un ordre. Souvent les contes commencent avec le mé­fait ou le manque qui devient le moteur de la narration. Dans le conte L’oiseau d’or de Grimm, la préparation détaillée par les sept premières fonctions, conte un méfait (l’oiseau merveilleux dérobe des pommes d’or) dont la conséquence est un manque : le fils cadet a révélé l’existence de l’oiseau, en lui arrachant une plume.

En tout cas, qui dit manque ou méfait, implique un défaut par rapport à un ordre et né­cessité de réparer.

Propp a proposé de répartir ces nombreuses fonctions selon un certain nombre de sphères d’action, précisément sept. Elles-mêmes sont regroupées à partir de person­nages qui sont des places abstraites, ce que Greimas appellera actant : agresseur (méchant) ; donateur (pourvoyeur) ; auxiliaire ; princesse (personnage recherché) et son père ; mandateur ; héros ; faux héros.

b) La logique du récit selon C. Brémond

Le schéma de Propp est unilinéaire. On a l’impression à sa lecture que le récit se dé­roule de manière presque nécessaire, comme un programme. La narrativité est une chaîne syntagmatique fixe de fonctions qui se succèdent. Ce qu’introduit Brémond face à Propp, c’est donc l’ouverture du récit à ses divers possibles. Constamment, le récit intro­duit des bifurcations et doit opter entre divers possibles narratifs. D’où cette conclusion de Brémond : « ne jamais poser une fonction sans poser en même temps la possibilité d’une option contradictoire [3] ». Le système mis en place par Brémond est donc plus ouvert que celui de Propp, même si son analyse se situe dans le prolongement de celui-ci.

Plus précisément, un événement se déploie en trois temps : il advient (= avant), il se développe (= pendant) et il s’achève (= après). Le récit va donc de différents possibles narratifs à leur actualisation ou plus précisément l’obtention d’un résultat. Mais ces trois temps sont en fait autant d’alternatives, de sorte que l’on peut parler de trois fonctions. Ainsi le processus actionnel se développe en trois fonctions, ce que Brémond appelle des triades :

– Fonction initiale ou virtualité : elle ouvre ou non la possibilité d’un processus.

– Fonction médiane ou actualisation : elle réalise ou non la virtualité.

– Fonction terminale ou résultat : elle clôt ou non le processus, en atteignant ou non le résultat escompté.

Le récit est donc une alternance de phases d’amélioration et de corruption ou de dé­gradation.

Brémond va préciser le schéma de Propp, en introduisant une logique du récit. La mise en rapport de certaines fonctions de Propp montre « la juxtaposition d’un certain nombre de séquences qui se superposent, se nouent, s’entrecroisent [4] ». Il distingue ainsi six niveaux : déplacement, base de l’histoire, les épreuves initiale, centrale et finale du hé­ros, les épreuves liées à l’auxiliaire magique ou adjuvant et les différenciation entre hé­ros et faux héros.

c) Ordre et désordre du récit selon Gérard Genette

Genette distingue à son tour l’histoire qui est la succession chronologique des événe­ments racontés et le récit qui est l’ordre textuel d’apparition de ces mêmes événements. On retrouve donc ici la distinction opérée par Louis Mink.

De plus, on a étudié le rythme du récit. Le rythme est la manière dont le récit gère, vit, raconte le temps. On constate une grande variété dans les rythmes.

Un récit nécessite des descriptions qui lui donnent un poids de réalité et servent de ré­férences. Ces descriptions sont par exemple nécessaires pour présenter le cadre du ré­cit, les personnages, etc. Bref, la description est l’acquisition nécessaire d’un savoir. Or, ce sont les descriptions qui, intercalées dans le récit, brisent le déroulement des événe­ments. Autrement dit, la description ralentit la narration. Elle superpose à l’ordre linéaire des événements un ordre non temporel, logique de notions, fait appel à un lexique au­trement ordonné.

d) La systématisation opérée par la sémiotique narrative de Greimas

Il existe une filiation de Propp à Greimas, même si celui-ci a considérablement remanié, élargi les travaux de l’auteur de la Morphologie du conte. Greimas a d’abord théorisé le schéma des sphères d’action en élaborant le modèle plus abstrait du schéma actanciel ; il a aussi découvert, sous-jacent au processus constitutif du récit passant du contenu ini­tial ou contenu final la structure élémentaire, atemporelle, de signification constituée par le carré sémiotique. Greimas a formalisé ses découvertes.

Pour la lecture sémiotique, on trouve trois niveaux dans un récit : un niveau de manifes­tation où se déroule le récit qu’on lit ; une structure de surface où le schéma actantiel dispose narrativement les actants et les programmes ; une structure profonde qui est le carré sémiotique.

) Le schéma actantiel

Greimas a révisé le chap. 6 de l’ouvrage de Propp, Greimas a élaboré un modèle à trois relations, chaque relation mettant en rapport deux pôles, soit au total, six pôles qu’il qualifie d’actantiels.

Il y a d’abord une relation de désir entre un sujet qui désire et un objet désiré. Ici, do­mine la modalité du vouloir (sous l’aspect du désir). Activement, le sujet d’état est soit conjoint, soit disjoint à l’objet de valeur qui est convoité. Et cet énoncé de conjonction et de disjonction concerne soit l’état, le résultat (énoncés d’états), soit la transformation y aboutissant (énoncés de faire). Dès lors, le programme narratif consiste en un faire transformateur qui transforme l’état initial de disjonction ou de conjonction d’un sujet d’état et d’un objet de valeur en un état final de conjonction ou de disjonction. La narra­tivité est une succession d’états et de transformations.

On trouve ensuite une relation de communication entre un donateur de la quête ou Destinateur et un Destinataire à travers le sujet et son objet de valeur. Ici, domine la mo­dalité du savoir. Le Destinateur établit un contrat qui ne sera sanctionné qu’en fin de parcours. Le Destinataire, en retour, est bénéficiaire de l’objet et qui répond à ce don par un contre-don qui est la reconnaissance de ce que le héros a bien rempli le contrat.

Le récit implique enfin une relation de lutte entre l’adjuvant (qui assiste le sujet) et l’opposant qui contrarie ses actions. Cette relation a pour rôle d’empêcher la relation de désir ou de communication. Ici, domine la modalité du pouvoir. À noter que, pour Greimas, cette relation est secondaire, car contingente, et les acteurs, adjuvant ou oppo­sant sont circonstanciels, pour la même raison.

) Le niveau actoriel

Tel étant le plan actantiel, plutôt abstrait, comment passe-t-on au plan narratif, discursif ? Par l’attribution de rôles thématiques et de qualifications aux rôles actantiels.

Prenons un récit de type conte : un roi est malade ; il demande à ses fils de chercher le remède de sa maladie : le cadet le fait et est récompensé. Cet exemple montre qu’un même acteur, à savoir le roi, occupe deux pôles actantiels différents : au début du conte, il fait vouloir ses fils, donc est destinateur ; en fin de conte, il reçoit l’objet de valeur, donc devient destinataire. C’est donc qu’il faut distinguer le niveau actoriel et le niveau actan­tiel. Plus généralement, un même acteur peut occuper plusieurs positions actantielles et en retour, plusieurs acteurs peuvent occuper une seule position actantielle.

On peut encore préciser. Le niveau actoriel se caractérise d’une part par le rôle théma­tique (par exemple : le roi, le cadet) et par des qualifications (par exemple : vieux, ma­lade).

Comment va maintenant se dérouler un récit ? La narrativité, pour Greimas, se caracté­rise comme « l’irruption du discontinu dans la performance discursive d’une vie, d’une histoire, d’un individu, d’une culture [5] ». Il va reprendre le modèle de Propp, mais en précisant. C’est ainsi qu’il regroupe les 31 fonctions de Propp en fonctions de déplace­ment, contractuelles et performancielle. Les fonctions performancielles enchaînent linéai­rement les trois épreuves de base : épreuve qualifiante, épreuve principale et épreuve glorifiante.

On peut distinguer le programme narratif et la séquence narrative. Le programme cor­respond à un récit élémentaire, alors que la séquence regroupe les différents pro­grammes narratifs.

Dans le programme narratif, les actants acquièrent ou perdent une des valeurs modales que sont le savoir, le vouloir ou le pouvoir.

Je n’entrerai pas dans le détail. Pour les sémioticiens, la structure narrative de base, ce qu’ils appellent l’ »algorithme narratif » organise logiquement quatre énoncés (au moins implicitement) : manipulation, compétence, performance et sanction. En fait, nous retrou­vons la triade performancielle mais précisée :

– La manipulation est la séance préparatoire où le contrat est fixé : le héros doit aller chercher un objet qu’il lui faudra donner, communiquer. Cela suppose donc qu’un manque ou qu’un méfait rendent nécessaires ce contrat.

– L’épreuve qualifiante permet l’acquisition d’une compétence par le héros. Cette com­pétence est non seulement un vouloir-faire, mais un pouvoir et un savoir-faire. C’est dans la mesure où le héros acquiert ces compétences qu’il pourra accomplir le contrat.

– L’épreuve principale est l’accomplissement de la performance par le héros.

– L’épreuve glorifiante est la reconnaissance du héros, ou la sanction du contrat. Cette reconnaissance du héros est le contre-don répondant au don originel.

Deux composantes contractuelles encadrent donc le récit : l’établissement et la sanc­tion. Au point de départ, la dominante est persuasive ; au point d’arrivée, la dominante est interprétative. Ces deux composantes sont plus d’ordre cognitif (l’ordre du savoir), alors que le reste du récit est d’ordre pratique et comporte un certain nombre d’épreuves à accomplir (l’ordre du faire).

) Le carré sémiotique

Les sémioticiens, Greimas en tête, ont fait porter leur attention sur les bornes du récit. Ils ont compris qu’un événement ne devenait un récit, une histoire que parce qu’il était borné, parce qu’il était situé entre un état initial et un état final. Mais des deux états, le plus important est en fait le second. Le déroulement temporel, progressif ne doit pas tromper. La forme temporelle peut même apparaître comme un simulacre de temporalité. En effet, c’est à partir de la fin que, de manière rétrograde, s’ordonne le récit : « Son avant-après dissimule mal une relation de cause à effet ou plus justement d’effet à cause car, on l’a souvent remarqué, le récit s’ordonne à partir de sa fin en remontant jusqu’au début. La dernière unité donnée est donc la première logiquement [6] ». Greimas est allé jusqu’à dire qu’entre l’avant et l’après, on assiste à une inversion des signes du contenu : ce qui est inversé avant est posé après. Par exemple, le malade au point de départ se trouve guéri à la fin. Cette position fut critiquée : « de nombreux textes ne respectant pas l’inversion des contenus [7] ». Peu importe le détail. L’essentiel est cette attention accor­dée au déplacement entre le point de départ et le point d’arrivée et le primat accordée à celui-ci qui prend la valeur de but et pas seulement de terme, en un mot de finalité.

Il est dès lors possible d’organiser les contenus, les significations et leur déplacement en une structure élémentaire qui manifestent leur opposition, indépendamment du dérou­lement historique, du processus qui permet la transformation et l’apparition de la fin. C’est le carré sémiotique.

Prenons un exemple.

On le voit donc, Greimas a considérablement affiné les apports de Propp. Il a par exemple distingué les sujets d’état et les sujets de faire, ou les objets de valeur en plus ou moins désirables et les sujets de faire en plus ou moins compétents. « Alors que na­guère on ne parlait que de la circulation des objets, on peut procéder maintenant aux calculs de compétence modale, inégale, de deux sujets face à un objet de valeur […]. Alors que, en lisant Propp, on n’avait affaire qu’à des êtres et des objets fortement icôni­sés situés sur la dimension pragmatique du récit, il s’agit maintenant de compétitions et d’interactions cognitives où des sujets modalement compétents briguent des objets mo­dalisés, alors que la dimension événementielle, référentielle de leurs agissements, n’est tout au plus qu’un prétexte à des joutes autrement plus importantes [8] ».

e) Proposition de Jean-Michel Adam

Il se fonde sur les travaux de W. Labov et J. Waletzky [9]. Dans un essai de 1967, les auteurs estiment que le récit comporte tout ou partie des six propositions suivantes : Résumé, Orientation, Complication, Évaluation, Résolution et Coda. Puis, ils changent ce schéma initial. L’essentiel est la distinction entre deux types de propositions : les unes, nécessaires, sont purement narratives et charpentent le récit ; les autres, libres, lui don­nent une épaisseur énonciative. On retrouve ainsi la double dimension constitutive de tout récit : la dimension séquentielle, temporelle et la dimension configurationnelle ou énonciative.

  1. Labov et J. Waletzky et leurs successeurs se détournent des écoles antérieures qui ont examiné les trames narratologiques à partir de textes littéraires, d’une maîtrise de la parole écrite. Ils s’intéressent au récit oral et non plus écrit. Ainsi, ils inscrivent le récit dans une conversation, donc dans une interaction langagière en situation. Alors que la tradition écrite est faiblement présuppositionnelle, le récit oral n’a de sens qu’en contexte. Il est désormais nécessaire de considérer le récit dans un contexte.

Se fondant sur ces différentes analyses, autant formelles, sémiotiques que contex­tuelles, en une remarquable synthèse, Adam tente une définition générale du récit, en distinguant six constituants nécessaires à la constitution intégrale de l’acte narratif [10]. Tout récit comporte :

  1. Une succession d’événements. Tout récit suppose une succession minimale d’événements. Mais cette succession ne suffit pas à constituer un récit : combien de textes qui se déroulent temporellement ne sont pas des récits, par exemple des recettes ou des chroniques. La production du récit suppose donc « que cette temporalité de base soit emportée par une tension » ; plus encore, « la détermination rétrograde qui fait qu’un récit est tendu vers sa fin (t + n), organisé en fonction de cette situation finale [11] ».
  2. Une unité thématique, ou du moins d’un acteur sujet. En fait, c’est l’unité d’action qui garantit l’unité du récit.
  3. Des prédicats transformés. Adam rejoint ici la notion d’inversion des contenus qui représentait, pour Greimas, le secret du récit. Dans un récit, il existe une différence entre l’état initial et l’état final ; or, cette différence est une transformation arrivant au sujet qui acquiert ou perd un prédicat d’être, d’avoir ou de faire.
  4. Un procès. Le récit suppose une transformation, vient-on de dire. Mais la transfor­mation est un processus progressif. Comme en tout devenir, il est possible de distinguer une triade qu’Aristote précisait ainsi : « Un tout, c’est ce qui a un commencement, un mi­lieu et une fin [12] ». À l’époque classique, on parlait de « début ou « exposition », de « nœud » ou « développement » et de « conclusion » ou « dénouement ». En tout récit, on trouve donc un procès transformationnel.

Le procès est donc plus que la succession temporelle ; il implique une problématisa­tion, une logique singulière

  1. Une causalité narrative. Adam veut dire par là deux choses. Si le récit n’est pas une simple succession d’événements, il est mise en œuvre d’un processus causal. La narrativisation introduit une logique irréductible à la seule description d’une suite de faits. Toutefois, et c’est le second point, cette causalité est originale, elle est irréductible d’une part à la causalité physique, mécanique classique, d’autre part à la causalité légale. Le récit implique ce que Paul Ricœur appelle une mise-en-intrigue, qui conduit le lecteur du début à la fin. Or, si le lecteur est ainsi mû, c’est que le récit exerce une causalité sur lui. C’est ce que disent autant Sartre que Robbe-Grillet ou Barthes cité par l’auteur. « Le récit, tel que le conçoivent nos critiques académiques – et bien des lecteurs à leur suite – re­présente un ordre. […] Tous les éléments techniques du récit – emploi systématique du passé simple et de la troisième personne, adoption sans condition du déroulement chro­nologique, intrigues linéaires, courbe régulière des passions, tension de chaque épisode vers une fin, etc. –, tout visait à imposer l’image d’un univers stable, cohérent, continu, univoque, entièrement déchiffrable [13] ».

C’est contre cette causalité que se sont élevés un certain nombre d’auteurs. Que l’on songe par exemple à L’Étranger de Camus. Dans ce récit, les phrases semblent juxtapo­sées : « on évite toutes les liaisons causales, qui introduiraient dans le récit un embryon d’explication et qui mettraient entre les instants un ordre différent de la succession pure [14] ».

Une compilation de faits rangés par ordre chronologique répugne à constituer un récit.

« Tout laisse à penser, en effet, que le ressort de l’activité narrative est la confusion même de la consécution et de la conséquence, ce qui vient après étant lu dans le récit comme causé par ; le récit serait, dans ce cas, une application systèmatique de l’erreur logique dénoncée par la scolastique sous la formule post hoc, ergo propter hoc [15] ».

« Le récit explique et coordonne en même temps qu’il retrace, il substitue l’ordre causal à l’enchaînement chronologique [16] ».

  1. Une évaluation finale ou morale. Jean-Michel Adam cite le philosophe du langage Louis O. Mink : « Même quand tous les faits sont établis, il reste toujours le problème de leur compréhension dans un acte de jugement qui arrive à les tenir ensemble au lieu de les voir en séries [17] ». Le récit doit s’achever non pas seulement sur le dernier événe­ment, mais sur une proposition évaluative qui donne le sens configurationnel de toute la séquence. Il en est un peu comme de la dernière règle du Discours de la méthode.

Une conséquence en est que le récit doit donc n’être point trop long pour être embrassé d’un regard : « Si un ouvrage littéraire est trop long pour se laisser lire en un seul séance, il faut nous résigner à nous priver de l’effet prodigieusement important qui résulte de l’unité d’impression : car, si deux séances sont nécessaires, les affaires du monde s’in­terposent, et tout ce que nous appelons l’ensemble, totalité, se trouve détruit du coup [18] ». C’est aussi ce qu’affirme Milan Kundera : « Imaginez un château si énorme qu’on ne peut l’embrasser du regard. Imaginez un quatuor qui dure neuf heures. Il y a des limites anthropologiques qu’il ne faut pas dépasser, les limites de la mémoire, par exemple. À la fin de votre lecture, vous devez être encore en mesure de vous rappeler le commence­ment. Autrement le roman devient informe, sa «clarté architectonique» s’embrume [19] ».

Il est frappant de constater combien les auteurs, si divers soient-ils, insistent pour refu­ser de réduire le récit à une succession temporelle, et lui donner une unité qui trans­cende le donné séquentiel, chronologique ; cette spécificité configurationnelle est pré­sente autant au point de départ qu’au terme.

2) Développement

Reprenons ce que dit Jean-Michel Adam en faisant mieux ressortir les différents élé­ments intelligibles et en les complétant.

a) Le récit comme inscription dans une histoire

« Le caractère commun de l’expérience humaine, dit Paul Ricœur, qui est marqué, arti­culé, clarifié par l’acte de raconter sous toutes ses formes, c’est son caractère temporel. Tout ce qu’on raconte arrive dans le temps, prend du temps, se déroule temporellement ; et ce qui se déroule dans le temps peut être raconté [20] ». C’est la thèse de Temps et récit : l’aporétique du temps se résout dans la narrativité.

L’événement, quel qu’il soit n’est pas un récit. Le récit commence avec une suite tempo­relle, historique. « En tant que succession, explique Greimas, le récit possède une di­mension temporelle : les comportements qui y sont étalés entretiennent entre eux des relations d’antériorité et de postériorité [21] ». « Pour commencer un récit, le mécanisme fondamental consiste à se référer à un événement passé au moyen d’un adverbe de temps marqué clairement comme séparé et distinct du temps de l’acte de parole [22] ».

Précisément, il est nécessaire que deux propositions soient temporellement ordonnées. « Que par ce message, un sujet quelconque (animé ou inanimé, il n’importe) soit placé dans un temps t, puis t + n et qu’il soit dit ce qu’il advient à l’instant t + n des prédicats qui le caractérisaient à l’instant t [23] ».

Prenons par exemple le récit : « L’enfant a pleuré. Le papa l’a pris dans ses bras ». Il s’y trouve plus qu’on ne l’imagine. Tout d’abord, nous avons une succession temporelle dans les deux propositions. Ensuite, cette succession n’est pas seulement contiguïté mais relation de causalité. Enfin, cette relation n’est rendue possible que parce qu’il y a une constance : le même acteur qu’est l’enfant.

b) Le récit comme succession plus que temporelle

Ici se pose une question d’importance. En quoi consiste l’unité du récit ? Cette unité est-elle d’ordre temporelle ou logique ? Il serait tentant de dialectiser les notions et de conclure que l’unité d’ordre dépasse la continuité temporelle. D’abord, celle-ci est sou­vent mise à mal par les récits. De plus, la sémiotique a montré qu’il existait une relation logique anhistorique entre les prédicats initiaux et finaux du récit. Enfin, le récit suppose souvent une permanence de l’acteur. Cette déchronologisation de la vision intuitive du récit inviterait donc à la « relogifier », selon l’expression de Barthes [24].

Mais cette vision est trop unilatérale. Il est essentiel au récit que celui-ci soit doué d’une unité. En fait, le temps est l’une des composantes mais non la seule, du récit. En effet, les propositions du récit s’enchaînent.

Louis O. Mink distingue deux types d’ordre dans une activité narrative : l’ordre chrono­logique et l’ordre configurationnel [25]. Il a montré que dans le récit le plus élémentaire, le plus humble, on trouve toujours qu’une série chronologique d’événements. Au dérou­lement de l’histoire qui est l’ordre chronologique, se joint un acte de jugement réflexif qui est l’ordre configurationnel. En effet, le déroulement est de l’ordre du multiple successif. Or, le multiple suppose l’unité, au moins dans un acte de jugement qui embrasse le mul­tiple dans un tout signifiant. Autrement dit, une macrostructure sémantique recouvre un texte et fait l’unité de ses divers épisodes, du divers épisodique.

Bref, tout récit présente deux dimensions : une séquence qui ordonne les éléments les uns après les autres et la figure qui les ordonne les uns à côté des autres ou plutôt les uns pour les autres. Voilà pourquoi un Alain Robbe-Grillet dit que le texte romanesque, le récit suppose un « tissu de chronologie, de causalité et de tout un ensemble de lois aux couleurs naturelles [26] ».

Sans cette unité, le récit serait une succession de phrases. Et le narrateur ou l’énoncia­teur risquerait fort qu’on lui pose la question toujours ennuyeuse, voire outrageante : « Et alors ? »

c) L’unité du récit

Déjà Aristote notait que « l’unité de l’histoire ne vient pas, comme certains le croient, de ce qu’elle a un héros unique. Car il se produit dans la vie d’un individu unique un nombre élevé, voire infini, d’événements dont certains ne forment en rien une unité ; et de même un individu unique accomplit un grand nombre d’actions qui ne froment en rien une action une ». Mais « l’unité de la représentation provient de l’unité de l’objet de même l’histoire, qui est représentation d’action, doit l’être d’une action une et qui forme un tout ; et les parties que constituent les faits doivent être agencées de telle sorte que, si l’une d’elles est déplacée ou supprimée, le tout soit disloqué et bouleversé. Car ce dont l’ad­jonction ou la suppression n’a aucune conséquence visible n’est pas une partie du tout [27] ».

d) Le manque initial

Le récit suppose que l’on parte d’une situation initiale qui est marquée par le manque. Or, parmi les

Il est aisé de répartir ces actants : le héros est la cause efficiente ; le mandateur n’est qu’une cause adjuvante du héros et le faux héros un contretype ; le donateur la prin­cesse est la cause finale ;

L’inversion des contenus dont parle Greimas n’est-elle pas la traduction actuelle de l’opposition de contrariété ou de privation existant entre la forme et la non-forme.

e) L’intégration de la contingence

On se souvient que Brémond montrait que le récit avance par un choix constant entre plusieurs possibles.

Or, telle est l’une des propriétés de la matière selon Aristote : son ouverture aux pos­sibles et plus encore aux contraires.

Est-ce à dire qu’il faille opposer un indéterminisme de Brémond au fixisme finaliste de Propp ? Certains seraient tentés. C’est là où la souple conception de la finalité et de la nécessité chez Aristote est précieuse : la finalité relève de la nécessité conditionnelle et non pas absolue.

Brémond a donc raison contre Propp en montrant la contingence, mais Propp a raison contre Brémond en rappelant la finalité.

f) Le déroulement du récit

« La mise-en-intrigue consiste principalement dans la sélection et dans l’arrangement des événements et des actions racontées, qui font de la fable une histoire «complète et entière», ayant commencement, milieu et fin [28] ».

Cf. Poétique, 59 a 17-21.

g) Le moteur du récit

Le héros est la cause efficiente qui va combler le manque. Si l’on suit la répartition des fonctions selon Propp, le héros

« La séquence peut, jusqu’à un certain point, se défaire et se réorganiser pour manifes­ter l’évolution psychologique ou morale d’un personnage. Le héros n’est donc pas un simple instrument au service de l’action. Il est à la fois fin et moyen du récit [29] ».

h) La présence d’une finalité

Nous l’avons vu, la présence d’un début appelle celle d’un but ou d’une fin. C’est clair chez Propp. Ça l’est de même chez Brémond. « Je puis dire, constatait l’un des premiers maîtres du fantastique, Edgar Poë, que mon poëme avait trouvé son commencement, – par la fin, comme devraient commencer tous les ouvrages d’art [30] ». La distinction des trois fonctions selon Brémond rappelle donc fortement les trois terminus des scolastiques : terminus a quo, terminus per quem et terminus ad quem ; ou, pour Aristote : la privation de départ, le mouvement, la forme ou acte au point d’arrivée. Autrement dit, le terme ac­tualisation chez Brémond correspond à ce qui n’est qu’acte imparfait chez Aristote.

La mise en intrigue n’est rien d’autre que la vectorisation du parcours conduisant d’un début à une fin précise, donc une mise en évidence de la finalité immanente à tout récit. La logique de l’action chez Brémond récuse le déterminisme nécessitariste de Propp, elle n’évacue pas toute finalité : les possibles ouverts n’ont de sens que d’être actualisés en vue d’une finalité. L’unité configurationnelle n’éclate pas du fait de l’ouverture des al­ternatives et des itinéraires introduites par Brémond.

Plus encore, le début est promesse d’une fin. C’est pour cela que, spontanément, tout lecteur anticipe et dirige son attente en direction du dénouement. Le signe le plus clair en est le désir présent dans tout acte narratif.

i) La présence d’un sujet permanent

Le rôle thématique au niveau actoriel demeure. La présence nécessaire d’un acteur-sujet renvoie à l’unité du sujet du devenir.

En regard, la qualification est ce qui peut se conserver ou se perdre.

Il est stupéfiant de constater combien le récit restitue les différentes composantes du devenir chez Aristote. Évacuer les quatre causes par la porte de la philosophie de la na­ture, elles entrent par la fenêtre de la philosophie narrative. Et là encore, c’est l’art qui sert de matrice.

Le carré sémiotique est le signe d’un permanent demeurant sous le devenir. Il montre en formalisant le cheminement à faire ou fait.

3) Débordement en aval

Le récit s’insère dans une situation d’échange verbal. La narrativité instaure un contact. Contre la tentation de clôture structurale, il faut rouvrir la textualité en direction d’un lec­teur-auditeur non pas passif, mais interprétant. Il convient donc, en étudiant le récit, de prendre en compte l’intersubjectivité, l’espace de l’énonciataire. C’est ainsi qu’un Umberto Éco s’intéresse au « phénomène de la narrativité, exprimée verbalement, en tant qu’interprétée par un lecteur coopérant », et se refuse à s’arrêter à la seule étude de la production du texte pour introduire à une pragmatique et décrire les « mouvements de lecture qu’il impose [31] ». Paul Ricœur l’affirmait aussi clairement : « l’activité mimétique ne trouve pas le terme visé par son dynamisme dans le seul texte poétique, mais dans le spectateur ou le lecteur [32] ».

Or, la relation à l’auditeur, loin de nier l’analyse de la nature du processus narratif qui vient d’être proposée ou de purement et simplement produire de l’altérité, confirme cette analyse. Il est vrai que le récit trouve sa fin dans l’acte de lecture-écoute, dans la récep­tion par un autre. Mais l’interprétant va confirmer en la redoublant la structure essentielle du récit. Tout d’abord, la distinction de la structure séquentielle et de la structure configu­rationnelle, dont on sait maintenant qu’elle est au cœur du récit, est constamment, quoi­qu’implicitement mise en jeu : « Il y a bien des façons de raconter la même histoire, et on peut lui faire dire des choses fort différentes, ou rien du tout. L’histoire qui ne dit rien s’at­tire une remarque méprisante : «Et alors ?» Cette question, le bon narrateur parvient toujours à l’éviter, il sait la rendre indispensable. Il sait faire en sorte que, son récit ter­miné, la seule remarque appropriée soit : «Vraiment ?» ou toute autre expression apte à souligner le caractère mémorable des événements rapportés [33] ». La différence entre le mauvais et le bon narrateur tient à la prise en compte de l’unité signifiante du récit.

Il se joue plus que la dimension configurationnelle dans le contexte de l’échange. L’énonciateur-narrateur parle avec une intention précise : celle de produire un effet chez le lecteur-auditeur. Celui-ci est donc en attente. Or, cette attente dit deux choses : à la fois le désir d’un dénouement et la surprise liée à l’inattendu. C’est ce que dit Jean-Michel Adam : « La structure narrative ne rend la «Morale» […] ni déductible ni prévisible [voilà pour l’élément d’inattendu], mais avant tout acceptable dans l’ordre de la continuité lo­gique [voilà pour l’élément de désir, c’est-à-dire de continuité] », ce qu’il résume en une expression heureuse : l’ »acceptable après-coup [34] ». On peut préciser : le premier établit une continuité et le second une rupture. Et la continuité vient de ce que ce qui est attendu constitue la finalité, le dénouement.

Raconter, c’est toujours raconter quelque chose à quelqu’un qui s’attend à un certain type de récit, que cette attente soit bienveillante ou malveillante, d’ailleurs. D’où le pos­sible effet de surprise. Le récit se comprend sur un horizon d’attente [35]. On en a parlé en traitant de la relation du récit à la finalité : le signe qu’un texte implique une finalité, c’est qu’il suscite une attente, un désir chez son lecteur.

Le récit a pour but de créer un effet chez son lecteur-destinataire : stimuler son atten­tion. Pour Tomachevski, le récit doit susciter une émotion comme une indignation ou une sympathie : « Il faut découvrir le rapport émotionnel contenu dans l’œuvre (même si ce n’est pas l’opinion personnelle de l’auteur). Cette teinte émotionnelle qui reste évidente dans les genres littéraires primitifs (par exemple dans le roman d’aventures, où la vertu est récompensée et le vice puni) peut être très fine et complexe dans les œuvres plus élaborées et parfois elle est si embrouillée qu’on ne peut pas l’exprimer par une simple formule [36] ». Tout récit suppose un pacte avec le lecteur. Et, du fait que le récit est à la fois narratif et descriptif, double est le pacte.

Toujours du côté du récepteur, un signe de cette finalité interne à tout récit se trouve dans la sérénité consécutive à la fin de l’écoute-lecture : lorsque s’achève la narration, après la chute, toute question est écartée. Autrement dit, après le mouvement, le procès vient le repos qui n’est pas absence de mouvement, mais son achèvement et sa raison d’être. Or, la paix intérieure est la trace subjective du repos objectif.

Enfin, l’ambivalence présente chez le destinataire (une fin désirée mais inattendue) est redoublée par l’ambivalence du sujet énonciateur : raconter une histoire est toujours courir un risque ; or, ce risque est double : celui de ne pas être entendu, c’est-à-dire compris et celui de ne pas intéresser, au moins jusqu’à la fin. On le voit donc : tant chez l’émetteur que chez le récepteur et le récit, la structure narrative est duelle. Au-delà de l’ordre séquentiel, l’ordre configurationnel demande une continuité et une finalité.

4) Débordement en amont. Un renouvellement de la physique d’Aristote

Ne peut-on aller encore plus loin ? En amont, nous avons vu que le récepteur vérifie la structure tant chronologique que configurationnelle, c’est-à-dire finalisée et continue, du récit. Mais n’en est-il pas de même en amont ? En effet, le récit n’est pas une pure construction ; il n’est pas une création ex nihilo du narrateur. Ici se profile une question très difficile. Il faut toutefois à mon sens dépasser l’analyse structurale en direction du monde : le sens n’est pas seulement ni d’abord engendrée par la différence ; il n’est pas réductible à la relation ; il suppose un référent. Pour cela, aidons-nous de l’analyse de Paul Ricœur. Elle présente l’avantage d’englober les trois points de vue qui viennent d’être distingués. Ricœur distingue en tout texte ce qu’il appelle une triple mimesis. Commençons, selon l’ordre d’exposition qui fut le nôtre par la seconde mimesis.

La seconde mimesis ou plan de la succession et de la configuration correspond au texte lui-même. C’est l’ordre du récit, dans sa double dimension séquentielle et signi­fiante, tel que nous l’avons étudié. La troisième mimesis ou plan de la refiguration est si­tuée en aval de la textualité. Elle « marque l’intersection du monde du texte et du monde de l’auditeur ou du lecteur. L’intersection, donc, du monde configuré […] et du monde dans lequel l’action effective se déploie et déploie sa temporalité spécifique [37] ». Nous avons aussi étudié cette appropriation du sens de l’œuvre par le lecteur-auditeur et nous avons vu combien elle épousait le doublement chronologique et configurationnel du ré­cit.

Enfin, la première mimesis ou plan de la préfiguration est située en amont de la textua­lité. En effet, l’intrigue suppose un préconstruit. Le texte est d’abord mémoire. Précisons : le récit joue un rôle tant passif qu’actif à l’égard du réel, de l’histoire. On a insisté à juste titre sur ce rôle dynamique. Le récit ne fait pas que contempler l’histoire, il y joue un rôle actif : la narrativité, dit Jean-Pierre Faye, est « cette fonction fondamentale et comme pri­mitive du langage qui, portée sur la base matérielle des sociétés, non seulement touche à l’histoire, mais effectivement l’engendre [38] ». Et voici un autre témoignage qui date d’il y a plus d’un siècle : « On a dit que le but de l’historien était de raconter, non de prouver ; je ne sais, mais je suis certain qu’en Histoire le meilleur genre de preuve, le plus capable de frapper et de convaincre tous les esprits, celui qui permet le moins de défiance et laisse le moins de doutes, c’est la narration complète [39] ».

Mais le récit présente aussi une fonction que l’on pourrait qualifier de passive ou de ré­ceptive. En ce sens, on peut dire qu’il mimesis, il est imitation du réel, d’un préconstruit qui le précède. « Imiter ou représenter l’action, c’est d’abord précomprendre ce qu’il en est de l’agir humain : de sa sémantique, de sa symbolique, de sa temporalité. C’est sur cette précompréhension, commune au poète et à son lecteur, que s’enlève la mise en intrigue et, avec elle, la mimesis textuelle et littéraire [40] ».

Il est de prime abord évident que nous retrouvons les notions d’acte et de puissance élaborés par le Stagirite. Mais il est beaucoup plus intéressant, à mon sens, de faire ap­pel à ce qu’Aristote développe dans son analyse des différentes composantes (éléments, principes) du mouvement. Rappelons-les :

– Le non-être, la privation, c’est-à-dire l’absence de forme.

– La forme, qui est la détermination opposée à la privation.

– Le sujet acquiert la forme en perdant la privation. Sa propriété première est la perma­nence : sans sujet, il serait impossible de dire qu’une chose devient, c’est-à-dire acquiert une forme.

Reprenons les exemples classiques d’Aristote.

À ces trois éléments dont Aristote dit qu’ils constituent les trois principes de devenir, il faut joindre d’autres éléments que les autres livres vont peu à peu agréger.

– La finalité :

– Le moteur : pour Aristote, on le sait, l’auto-mouvement est l’exception ; le moteur est toujours distinct du mû, du moins en tant qu’il est mû.

– Le mouvement : c’est le processus d’actualisation du sujet. Nous parlerions aujour­d’hui plus volontiers du devenir.

– Le temps qui est la mesure du mouvement selon l’avant et l’après. Il n’y a pas de mou­vement (de devenir relatif) sans temps ; et il n’y a pas de temps sans mouvement.

– Il reste la notion de nature.

On oublie trop souvent que la théorie aristotélicienne des quatre causes trouve son origine et son sens plénier non pas d’abord dans l’art, mais dans la nature et plus préci­sément dans sa compréhension du devenir, du mouvement. Or, il n’est pas impossible de rapprocher les différents éléments qui viennent d’être distingués de la théorie des quatre causes, sans que le recouvrement soit total :

– La cause matérielle est identique au sujet, seul élément permanent dans le devenir. Chez Aristote, la matière présente quatre propriétés remarquables : la stabilité ou per­manence, la privation de la forme, l’ouverture aux contraires, et l’appétit, c’est-à-dire le désir de la détermination.

– La cause formelle est constituée par la forme ; et, en creux, par la privation qui ap­pelle

– La cause efficiente est le moteur.

– La cause finale est la finalité.

L’application se fait d’elle-même à la structure du récit.

Une objection : le récit s’entend surtout de personnages sinon humains, du moins à fi­gure humaine. Or, Aristote analyse tout devenir et d’abord le devenir des êtres inanimés ou en tout cas non doués de logos.

5) Conclusion

Il est incontestable que la narratologie peut être reprise dans une optique idéaliste de reconstruction du réel à partir de l’acte non plus de l’esprit seul, mais de l’esprit en acte d’écrire ou plutôt de raconter. La psychologie de l’oubli pourra venir au secours de cette thèse. En effet, le narrateur-témoin n’a qu’une perception fragmentaire de l’événement. Aussi devra-t-il combler « les blancs instantanément », de sorte qu’il « oublie désormais que c’étaient des blancs, des vides. Ce qu’il a cru voir, il croit sincèrement l’avoir vu [41] ». Par conséquent, toute représentation d’une histoire est une interprétation. De plus, tout récit est une production qui vise à accomplir un effet sur son destinataire.

Pour la théorie sémiotique, le sens n’est qu’un effet de différence. Je ne discuterai pas ce scepticisme qui surévalue la relation et disqualifie l’absolu et la substance. On le trou­vait déjà dans la théorie linguistique de Saussure. Poussé à l’extrême, érigé en philoso­phie, cette hypothèse devient idéologique et irrecevable. On peut la critiquer de deux manières. Soit par rétorsion : ce que la personne affirme,

Il est banal de constater que la narratologie trouve ses sources chez Aristote. Mais il l’est beaucoup moins de faire remonter ces sources non pas à la Poétique, mais aux quatre premiers livres des Physiques.

N’oublions pas la leçon d’Aristote : l’art est mimesis. Mais derrière cette leçon connue et communément reçue s’en profile une autre inaperçue : « l’art imite la nature ».

Je perçois la réserve ou plutôt l’objection du moderne dont toute la gloire dut d’arracher l’homme à la nature ; mais n’est-ce pas le paradoxe le plus stupéfiant du récit que cette œuvre, l’une des plus humaines qui soit, nous reconduise à notre enracinement dans le cosmos, non pas pour nous y réduire, mais pour nous permettre de le transcender, sans nier la continuité ?

F) Conclusion générale

Deux points communs unissent les philosophies de la nature, implicites ou explicites des philosophes étudiés en ce chapitre. D’un côté, ils réagissent tous à l’égard du réduc­tionnisme mécaniste. Ils en soulignent l’une des limites. Leur apport n’est toutefois pas seulement négatif. Ces pensées cherchent à développer un des aspects oubliés par le mécanisme : la phénoménologie recoud nature et esprit, Bergson revalorise le temps, Blondel la finalité, Heidegger le dynamisme de la phusis et la narrativité redécouvre le mouvement-processus dont Koyré a montré qu’il avait disparu au profit du mouvement-état avec le surgissement de Galilée.

D’un autre côté, ces philosophies n’ont pas intégré les apports plus récents des sciences de la nature. C’est ce qui fait leur faiblesse et leur limite. Tel n’est pas le cas des philosophes que nous allons maintenant étudier.

Pascal Ide

[1] N’étant pas spécialiste de la question, je renvoie aux études compétentes pour une validation plus rigoureuse de mon propos qui se veut une hypothèse de recherche. Sans doute serait-il intéressant de faire un repérage thématique, historique, lexical pour montrer combien un certain vocabulaire aristotélicien imprègne l’analyse du récit. Par exemple, la présence des termes potentialisation, etc. En tout cas, Ricœur a montré les origines aristotéliciennes de la théorie moderne du récit ; Umberto Éco souligne que les schémas de la Poétique s’adaptent à toute espèce de narration.

  1. a) Ouvrages généraux

– Jean-Michel Adam, Le texte narratif, Paris, Nathan-Université, 1985. Le récit, coll. « Que sais-je ? » n° 2149, Paris, P.U.F., 51996. Monnaye le développement plus complet de l’ouvrage précédent. La description, coll. « Que sais-je ? » n° 2783, Paris, P.U.F., 1993. Eléments de linguistique textuelle, Bruxelles, Margada, 1990.

– Jean-Michel Adam et André Petitjean, Le texte descriptif, Paris, Nathan, 1989.

– Mieke Bal, Narratologie, Paris, Klincksieck, 1977.

– Roland Barthes, S/Z, Paris, Seuil, 1970.

– Guy Denhière (éd.), Il était une fois, Lille, Presses de l’Université de Lille, 1984.

– Louis Diguier, Schéma narratif et individualité, Paris, P.U.F., 1993.

– Umberto Éco, Lector in Fabula, Paris, Grasset, 1985.

– Michel Fayol, Le récit et sa construction, Genève, Delachaux et Niestlé, 1985.

– Gérard Genette, Figures III, Paris, Seuil, 1972. Nouveau discours du récit, Paris, Seuil, 1983.

– Jean-Pierre Goldenstein, Pour lire le roman, Bruxelles-Paris, De Boeck-Duculot, 1980.

– Suzanne Mollo, Les muets parlent aux sourds, Bruxelles, Casterman, 1975.

– Paul Ricœur, Temps et récit, Paris, Seuil, 3 tomes, 1983-1985. Du texte à l’action, Paris, Esprit-Seuil, 1986.

– Jean-Yves Tadié, Le récit poétique, Paris, P.U.F., 1978.

  1. b) Sémiotique

– Joseph Courtès, Introduction à la sémiotique narrative et discursive, Paris, Hachette-Université, 1976.

– Aldirgas Julien Greimas, Sémantique structurale, Paris, Larousse, 1966. Du sens. Essais sémiotiques, Paris, Seuil, 1970. Du sens II, Paris, Seuil, 1983.

– Anne Hénault, Les enjeux de la sémiotique, Paris, P.U.F., 1979. Narratologie, sémiotique générale, Paris, P.U.F., 1983.

– Frédéric Nef (éd.), Structures élémentaires de la signification, Bruxelles, Éd. Complexe, 1976.

) La logique du récit

– Claude Brémond, Logique du récit, Paris, Seuil, 1973. « La logique des possibles narratifs », in Communications, n° 8, 1966, p. 60-76. « Les bons récompensés et les méchants punis, morphologie du conte merveilleux français », in Sémiotique narrative et textuelle, coll. « L », Paris, Larousse, 1973, p. 96-121.

– Vladimir Propp, Morphologie du conte, coll. « Points » n° 12, Paris, Seuil, 1970. Théorie de la littérature, coll. « Tel Quel », Paris, Seuil, 1965. « Les catégories du récit littéraire », in Communications, Revue de l’École Pratique des Hautes Études, n° 8, 1966. Contes russes, trad. Edina Bozoky, Maisonneuve & Larose, 1978.

– Tzvetan Todorov, Poétique, trad. Victor Bérard, Paris, Seuil, 1973.

[2] Je ne parlerai pas des autres formalistes, notamment Tomachevski, pour qui, notamment, tout récit doué de sens possède un thème global et chacune de ses parties comporte un sous-thème local (« Thématique », Théorie de la littérature (Poétique), Leningrad, 1925. Traduit par Tzvetan Todorov, in Théorie de la littérature, coll. « Tel Quel », Paris, Seuil, 1965, p. 263-307).

[3] Claude Brémond, Logique du récit, Paris, Seuil, 1973, p. 25.

[4] Ibid., p. 29.

[5] Algirdas Julien Greimas, « Un problème de sémiotique narrative les objets de valeur », Langages, 8 (1973) n° 31, 1973. pp. 13-35 ; repris dans Du sens II, Paris, Seuil, 1983, p. 60.

[6] Claude Chabrol, Le récit féminin, La Haye-Paris, Mouton Éd., 1971, p. 13-14. « La transformation est choisie en fonction des contenus et séquences finales et non l’inverse, comme le discours manfieste porterait à le croire ». (p. 122) Cf. Edgar Poë, Genèse d’un poème, in coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1951, p. 984.

[7] Claude Chabrol, « De quelques problèmes de grammaire narrative et textuelle », in Sémiotique narrative et textuelle, Paris, Larousse, 1973, p. 17.

[8] Algirdas Julien Greimas, Du sens II, p. 10-11.

[9] « Narrative Analysis. Oral Versions of Personal Experience », in Essays on the Verbal and Visual Arts, Seattle-Londres, June Helm Éd., 1967.

[10] Jean-Michel Adam, Le récit, coll. « Que sais-je ? » n° 2149, Paris, P.U.F., 51996, p. 86-95.

[11] Ibid., p. 87.

[12] Aristote, La Poétique, ch. 7, 50 b 26-27, p. 59.

[13] Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, coll. « Idées » n° 45, Paris, Gallimard, 1963, p. 36-37.

[14] Jean-Paul Sartre, « Explication de L’Etranger », in Paris, 1947, p. 143.

[15] Roland Barthes, 1966, p. 10.

[16] Jean-Paul Sartre, « Explication de L’Etranger », in 1947, p. 147.

[17] Jean-Michel Adam, Le récit, p. 93.

[18] Edgar Poë, p. 986.

[19] Milan Kundera, L’art du roman, 1986, p. 94.

[20] Paul Ricœur, Du texte à l’action, Paris, Esprit-Seuil, 1986, p. 12.

[21] Algirdas Julien Greimas, Du sens. Essais sémiotiques, Paris, Seuil, 1970, p. 187.

[22] William Labov, avec la coll. de David Fanshel, Therapeutic Discourse, New York-Londres, Academic Press Inc., 1977, p. 106.

[23] Claude Brémond, Logique du récit, Paris, Seuil, 1973, p. 99-100.

[24] Roland Barthes, « Introduction à l’analyse structurale des récits », Communications n° 8, 1966, p. 12.

[25] « The Autonomy of Historical Understanding », History and Theory, Middletown, 1965, V/1. « Philosophical Analysis and Historical Understanding », in Review of Metaphysics, New Haven, XXL, 1968/4. Cf. Paul Ricœur, « Pour une théorie du discours narratif », in La narrativité, Paris, cnrs Éd., 1980.

[26] Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Paris, Gallimard, 1972, p. 162.

[27] Aristote, La Poétique, ch. 8, 51 a 16-31, trad. et notes Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, coll. « Poétique », Paris, Seuil, 1980, p. 63.

[28] Paul Ricœur, Du texte à l’action, Paris, Esprit-Seuil, 1986, p. 13.

[29] Claude Brémond, Logique du récit, p. 25.

[30] Edgar Poë, p. 991.

[31] Umberto Éco, Lector in Fabula, Paris, Grasset, 1985, p. 9 et 10.

[32] Paul Ricœur, Temps et récit, tome 1, p. 77.

[33] William Labov, 1972, p. 303.

[34] Jean-Michel Adam, Le récit, p. 102. En revanche je ne suis pas d’accord avec l’affirmation suivante « l’acceptabilité importe plus que la prévisibilité » (p. 103). Je pense au contraire que l’acceptabilité, c’est-à-dire l’élément de rupture, est subordonné à l’élément de désir, donc d’inattendu.

[35] Cf. l’École de Constance sur l’esthétique de la réception Lucien Dällenbach à Genève et Michel Charles en France (Rhétorique de la lecture, coll. « Poétique », Paris, Seuil, 1977).

[36] Boris Viktorovitch Tomachevski, « Thématique », Théorie de la littérature (Poétique), Leningrad, 1925. Traduit par Tzvetan Todorov, in Théorie de la littérature, coll. « Tel Quel », Paris, Seuil, 1965, p. 263-307, ici p. 267.

[37] Paul Ricœur, Temps et récit, Paris, Seuil, 3 volumes, tome 1, 1983, p. 109.

[38] Théorie du récit, p. 107.

[39] Augustin Thierry, Récits des temps mérovingiens, 1851. Cité par Jean-Pierre Faye, La critique du langage et son économie, Paris, Galilée, 1973, p. 23s. Cf. Roland Barthes, « Le discours de l’histoire », Poétique, n° 49, Paris, Seuil, 1982.

[40] Paul Ricœur, Temps et récit, tome 1, p. 100.

[41] Jean Norton Cru, Du témoignage, coll. « Libertés », Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1967, p. 29.

7.10.2021
 

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