Jésus sauveur ou thérapeute ? Un livre d’Anselm Grün

Comme le titre (français ou allemand) l’indique, l’ouvrage d’Anselm Grün, Jésus thérapeute, montre que Jésus exerce une activité proprement thérapeutique. En revanche, contrairement à ce que dit le sous-titre (là aussi original ou traduit) qui se concentre sur les seules paraboles, l’auteur établit sa thèse triplement : à partir des paraboles (ce que fait la première partie), mais aussi à travers ses « instructions » ou discours (deuxième partie), et ses actions, c’est-à-dire « les récits de guérison » (troisième partie). Autrement dit, « Jésus a guéri de trois manières différentes [1] ». Concentrons-nous brièvement sur la prime partie du livre. Elle prouve « la puissance curatrice » (sous-titre allemand) du Christ en proposant une lecture symbolique, plus précisément encore jungienne ou archétypique, des paraboles. Pour cela, il les distribue en deux grands groupes : elles libèrent du mal (la culpabilité, la jalousie, la peur, etc.) ; elles donnent d’accomplir le meilleur, c’est-à-dire nos désirs profonds (d’unification intérieure, de fécondité, de transformation, etc.). À chaque fois, il illustre ces différentes actions par une parabole particulière : par exemple la parabole des talents (Lc 19,11-27) pour la gestion de la peur et la parabole des « vierges sages » et des « vierges folles » (Mt 25,1-13) pour le désir d’unification intérieure.

 

Si l’on passe la forme très parlée et donc très peu rédigée, voire peu soignée de l’écrit, demeure une question de fond, qui peut s’élargir à de nombreux autres ouvrages du moine bénédictin. On pourrait la résumer à l’approche psychologisante. Mais il serait plus clair et plus précis de la réfracter en quatre.

  1. La distinction entre psychologique et spirituel (théologal) est insuffisante. Par exemple, la guérison est à la conversion ce que le psychologique est au surnaturel. Certes, le terme « guérison » est analogique ; mais, justement parce qu’il est analogique, le terme requiert d’être distribué en ses différents signifiés. Or, Grün n’opère pas une claire distinction (ce qui n’est pas séparation) entre ces deux finalités dans les paroles (paraboles) et les actes thérapeutiques du Christ. Résumant au terme les méthodes thérapeutiques de Jésus, il affirme : « En leur parlant, en les touchant, Jésus met les gens en contact avec leur source intérieur, avec leurs propres ressources auxquelles il peuvent puiser [2]». Assurément. Mais, en faisant entrer le patient en lui-même, comme l’enfant prodigue (cf. Lc 15,17), le patient découvre plus que lui au plus intime de lui-même. Comme le dit le converti saint Augustin dans une de ses formules dont il a le secret, Dieu est « intimior intimo meo : plus intime que ma propre intimité [3]».
  2. La distinction entre psychologique et démoniaque est elle aussi insuffisante [4]. En effet, dans le récit de la guérison d’un « homme avec un esprit impur » (cf. Mc 1,21-28), celui-ci est réduit à une image et le récit de délivrance du possédé à une libération « de son image démoniaque [5]». Or, l’affirmation d’une activité et d’une entité diabolique relève de la foi. Donc, une nouvelle fois, Grün n’honore pas explicitement la perspective théologale.
  3. La distinction entre psychologique et éthique n’est pas non plus pleinement faite. Par exemple : « Les paroles de Jésus n’entendent pas répondre à la question ‘que dois-je faire’, mais à celle ‘qui suis-je ?’ ». Ainsi, il s’agit d’interpréter les « paroles de la Bible – et notamment celles de Jésus – […] dans un langage plutôt psychologique » et « religieuse, mais « non de manière moralisante [6]». Mais comme nous venons de voir que le plan religieux, en tout cas théologal, passe aussi à la trappe, de facto, nous nous trouvons face à une approche psychologisante. Dit autrement, des trois ou quatre points de vue, psychologique, éthique, théologal et démoniaque, Grün valorise indûment le premier.
  4. Enfin, la psychologie convoquée par Grün est surtout jungienne, c’est-à-dire fait appel aux notions (les archétypes) et aux outils (le chemin d’individuation) du psychiatre suisse. Cette option présente assurément un intérêt. Mais, exclusive, elle écarte d’autres riches approches psychologiques des paraboles. Et je ne pense pas tant à la psychanalyse freudienne, qu’à l’hypnose éricksonienne : celle-ci emploie des métaphores et fait appel à des techniques comme celle de la dissociation psychique par des phrases puissantes, par exemple terminales. En ce sens, Jésus est un thérapeute extrêmement efficace et donc grand connaisseur des multiples ressources présentes dans le psychisme humain. Il ne s’agit pas de nier le miracle au sens théologique du terme (acte divin, c’est-à-dire acte ayant Dieu pour cause et ultimement pour fin ou sens), mais d’affirmer que Jésus a d’abord mobilisé les capacités d’auto-guérison présentes en chacun d’entre nous (ce qui constitue aussi un « miracle » au sens étymologique de choses admirables).

 

Comment ne pas noter la proximité d’Anselm Grün avec un autre penseur allemand que d’ailleurs il cite : Eugen Drewerman. « Le succès du discours en parabole tient à sa capacité de ‘fasciner’ littéralement l’auditeur, brusquement transporté dans un autre univers, qui vient à la fois contredire celui dont il a l’habitude et répondre à ses espérances bien comprises [7] ». Comme celui-ci, il valorise l’approche psychologique, symbolique, jungienne, donc mythique et archétypale ; comme lui, il rejoint un public allemand avide de ces approches mystériques et, aujourd’hui, un lectorat plus sensible à cette perspective (il est vrai, surtout chez les jeunes). Espérons que, comme lui, Grün ne finisse pas hors de la foi, voire hors de la raison…

Pascal Ide

[1] Anselm Grün, Jésus thérapeute. La force libératrice des paraboles, trad. Robert Kremer et Marie-Lys Wilwerth-Guitard, Paris, Salvator, 2011, p. 10.

[2] Ibid., p. 171.

[3] Saint Augustin, Les Confessions, L. III, vi, 11, in Œuvres de saint Augustin, trad. Eugène Tréhorel et André Bouissou, introduction et notes d’Aimé Solignac, coll. « Bibliothèque augustinienne », 2 tomes, n° 13 et 14, Paris, DDB, 1962, tome 1, p. 383.

[4] L’on rencontre la même réduction symbolisante dans l’ouvrage, par ailleurs suggestif, d’Anselm Grün sur les anges. Il est intitulé en allemand : 50 Engel für das Jahr, c’est-à-dire 50 anges pour l’année. Et fut traduit : Petit traité de spiritualité au quotidien, trad. Claude Maillard, Paris, Albin Michel, 1998, 2018.

[5] Anselm Grün, Jésus thérapeute p. 152.

[6] Ibid., p. 71 et 72.

[7] Eugen Drewerman, Psychanalyse et exégèse. Tome 2. La vérité des œuvres et des paroles. Miracles, visions, prophéties, apocalypses, paraboles, trad. Jean-Pierre Bagot, Paris, Seuil, 2001, p. 505. Cité p. 15 et 16.

11.5.2021
 

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