Homélie de Teilhard de Chardin pour le mariage d’Odette et Jean. Plan

Le 14 juin 1928, Pierre Teilhard de Chardin célébra les noces de son neveu Jean Teillard d’Eyry et d’Odette Bacot en l’église Saint-Augustin [1]. À cette occasion, il prononça une homélie inspirée, portée par un profond Souffle spirituel, qui, à qui connaît sa pensée est un résumé très pédagogique de toute sa vision du cosmos et de Dieu [2].

Comme pour d’autres textes (de Teilhard et d’autres auteurs) sur le site, la divisio textus (les intertitres) sont de nous, ainsi que les brèves introductions en italiques.

 

[159] Mademoiselle, Mon cher Jean,

0) Introduction

Teilhard y évoque son plan qui, selon une « vieille habitude professionnelle », le fera voyager de l’arrière à l’avant, du passé à l’avenir.

En vous voyant ici tous les deux, réunis pour toujours, je ne puis m’empêcher (vieille habitude professionnelle) de jeter un regard vers l’arrière sur les deux chemins, vos deux chemins, qui, après avoir paru longtemps si indépendants l’un de l’autre, viennent soudain de converger, et vont dans un instant se confondre ici. Et vous ne vous étonnerez pas que, en face d’une rencontre si inattendue, et pourtant si longuement préparée, je m’émerveille et me réjouisse comme devant un beau succès de la vie.

A) Description du passé

1) Chemin de Jean

a) L’origine : ses parents

Ta route à toi, Jean, elle a commencé bien loin d’ici, sous les lourdes nuées des tropiques, parmi les rizières plates que ferme la silhouette bleue du cap Saint-Jacques. Il ne fallait pas moins que ce mélange vigoureux de froide Auvergne et d’Extrême-Orient pour prolonger dignement en toi une mère hardie et voyageuse, et aussi ce légendaire « oncle Georges » dont, tout enfant je contemplais admirativement, de loin en loin, la figure, près de l’aïeule aux cheveux déjà blancs, dans le salon un peu sombre, et à demi-chinois, de la rue Savaron.

b) Chemin propre de Jean

1’) Chemin du dehors

Par tradition et par naissance, tu es d’Asie. Et voilà pourquoi, périodiquement, tu es revenu près d’elle pour la respirer.

Mais que sont ces voyages du cœur et de l’esprit ? Seul tu pourrais le lever, le plan des étapes et des détours par où a dû passer ton être avant qu’apparût, enfin, l’homme que tu es [160] aujourd’hui. En famille, à l’École, partout, que d’influences, que de rencontres, que d’attraits, que de choix !… A quel réseau de fibres ténues ne sont donc pas suspendues nos vies…

2’) Chemin du dedans

Enfin, à travers le labyrinthe mouvant des puissances du dehors et du dedans, te voici parvenu à découvrir ton âme. En ce lieu intérieur (bien plus qu’extérieur) où t’a porté la vie, ne vas-tu pas te trouver seul, et comme égaré ? Sur les chemins de pierre et de terre, les Hommes se pressent et se coudoient. Au sein des airs, leurs ailes arrivent encore à se frôler. Mais dans le domaine mille fois plus vaste et compliqué de l’esprit, chacun de nous, plus il est humain (et donc unique), n’est-il pas condamné, par sa réussite même, à errer, indéfiniment perdu ? Tu pouvais craindre, Jean, que, là où tant de chances avaient poussé ta barque, nulle autre barque, par une chance plus grande encore, ne se rencontrerait.

2) La rencontre de Jean et d’Odette

a) La rencontre extérieure

C’est alors, Mademoiselle, que, comme dans les contes de fées, là précisément dans cette région des âmes où il semblait impossible que deux êtres se retrouvent, vous êtes tout naturellement apparue. Parmi quelques milliers d’humains, la rencontre de deux regards est une coïncidence qui a déjà son prix. Mais que dire de la rencontre de deux esprits !

b) La rencontre intérieure

Pendant que tu accomplissais, Jean, le long périple où mûrissait en toi ce fond essentiel de tout vivant qui est son pouvoir d’aimer, vous, Mademoiselle, suivant une courbe différente, mais par une approche merveilleusement rythmée, vous franchissiez l’un après l’autre, les cycles dont nous voyons l’aboutissement ici, aujourd’hui.

3) Chemin d’Odette

Par votre famille, vous aussi, vous fleurissiez sur une souche enracinée dans une vieille province de France la Touraine au lieu de l’Auvergne – quelque chose de plus souriant et de plus doux, avec, pour finir, cet achèvement irremplaçable que donne l’atmosphère de Paris. Vous aussi, vous appreniez, dès l’enfance, à révérer la grande École, et la science technique des plus belles armes. Vous aussi vous trouviez, près d’une mère exceptionnelle, dans un cercle de trois enfants où ne [161] manquait même pas une jacqueline, l’éducation largement ouverte et solidement chrétienne qui vous a si merveilleusement et harmonieusement épanouie. Et c’est ainsi (étonnante symétrie des destinées !) que vous montiez graduellement, sans vous en douter, à la rencontre de celui qui, sans le savoir davantage, se rapprochait de vous.

B) Explication par l’avenir

Jusqu’à maintenant, Teilhard n’était pas seulement tourné vers le passé, il le décrivait. Or, comprendre le passé et décrire ne sauraient suffire. Une grave difficulté se lève.

1) Le problème

J’ai parlé, tout à l’heure, de contes de fées. Quelle est la fée qui, sans briser jamais son fil, a tissé, isolément, de manière à les faire se rejoindre si parfaitement aujourd’hui, le double réseau de vos vies ?

2) La réponse insuffisante : le hasard

a) Énoncé

Serait-ce le hasard seulement qui, à l’aveugle, opérait ce prodige ? Devons-nous vraiment nous résigner à croire que le prix des plus belles choses, autour de nous, tient simplement à ce qu’il y a d’imprévu, de rare, et donc de fragile, dans la confluence des éléments dont elles nous paraissent issues ?

b) Exposé

Il est vrai : le Monde, à certains jours, ressemble à un immense chaos. Sa confusion est grande, – si grande qu’à nous regarder nous-mêmes, il nous arrive d’être pris de vertige devant notre existence même. Parmi tant de chances adverses, n’est-il pas invraisemblable de nous trouver réunis et vivants – seuls, ou bien plus encore deux réunis ? Nous nous demandons, alors, si la vraie sagesse ne consisterait pas à tenir et à épuiser immédiatement la chance offerte tant qu’elle dure. Ne serait-ce pas folie de risquer plus loin sur l’avenir, et de nous efforcer vers une vie plus improbable, puisque plus haute encore ?

3) La réponse éclairante : par l’avant et le supérieur

a) Occasion

Chaque jour de mon existence depuis des années, Jean, j’ai vécu par nécessité de travail en face de l’invraisemblance des succès de la vie. Et voici que c’est elle, une fois de plus, cette invraisemblance, qui, dans le spectacle de votre bonheur à tous les deux, se présente à mes yeux.

b) Énoncé

Eh bien, puisque tu m’as demandé de te parler aujourd’hui, laisse-moi te dire quelle est, après une longue confrontation avec la splendide réalité du monde, ma conviction la plus chère et la plus profonde. J’ai d’abord été impressionné, [162] comme chacun, par l’espèce de priorité que détiennent, dans les événements, l’Inférieur et le Passé. Et puis, sous peine de ne plus rien comprendre en moi ni autour de moi, il m’a bien fallu, renversant la perspective, accorder toute suréminence à l’Avenir et au Plus Grand.

c) Exposé

1’) Réponse encore anonyme par l’en-avant

Non, je le crois, ce qui fait la consistance de l’Univers autour de nous, ce n’est pas l’apparente solidité des matériaux éphémères dont se construisent les corps. Mais c’est la flamme d’organisation qui, depuis l’origine, traverse le monde et s’y propage. De tout son poids, le monde porte sur un centre placé en avant de lui. Loin d’être fragiles et accidentelles, ce sont les âmes, les alliances d’âmes, les puissances d’âmes, qui seules progressent infailliblement, et seules doivent durer.

Ce qui est impondérable, au Monde, est plus que ce que nous y touchons.

Ce qui rayonne des êtres est meilleur que leurs caresses.

Ce qui n’est pas encore arrivé est plus précieux que ce qui est déjà né.

2’) Réponse précise : l’identité de l’En-avant

En précisant l’identité de l’En-avant qu’est Dieu, en l’occurrence, l’Esprit, donc en passant de l’approche quasi-scientifique au regard de foi, Teilhard change spontanément de style ou plutôt il va multiplier les registres.

a’) Mode exhortatif

0’’) En général

Voilà pourquoi, la parole que je veux te dire, – que je veux vous dire, – en ce moment, la voici :

« Si vous voulez, tous les deux, correspondre à l’appel, (disons mieux : à la grâce) que la Vie animée par Dieu vous fait aujourd’hui, appuyez-vous, sans doute, sans hésiter, sur la matière tangible, prenez sur elle un indispensable appui ; mais, à travers elle, par-dessus elle, croyez à l’intangible appui. »

1’’) L’esprit en arrière de vous

Croyez à l’esprit en arrière de vous, c’est-à-dire à la longue suite d’unions pareilles à. la vôtre, qui ont accumulé, d’âge en âge, pour vous le passer, un trésor de santé, de sagesse et de liberté. Ce trésor est remis aujourd’hui entre vos mains. Souvenez-vous que vous en portez, devant Dieu et l’Univers, la responsabilité.

2’’) L’esprit en avant de vous

Croyez, par suite, à l’esprit en avant de vous. La création ne s’arrête jamais. La vie veut se prolonger à travers vous [163] deux. Que votre union, donc, ne soit pas un embrassement fermé ; mais qu’elle se réalise dans le geste, mille fois plus unissant que tout repos, de l’effort vers un même but, toujours plus grand, passionnément aimé.

3’’) L’esprit entre vous

Croyez dès lors, (et ce mot résume tous les autres), à l’esprit entre vous. L’un à l’autre, vous êtes offerts comme un champ indéfini de compréhension, d’enrichissement, de sensibilisation réciproques. C’est donc dans une pénétration et un échange constants des pensées, des affections, des rêves, de la prière, que vous vous rencontrerez surtout. Là seulement, vous le savez, dans l’esprit à travers la chair, n’existent ni satiété, ni déceptions, ni limites. Là seulement, pour votre amour, est l’air libre, la grande issue.

b’) Mode expérimental

Cet Esprit, auquel je vous convie, ne le sentez-vous pas, en ce moment, concentré sur vous, tendu autour de vous ?

Affections jointes de tant de parents et amis rassemblés, désirs si chauds et si purs apportés, par quelque milieu subtil, d’Auvergne, de Touraine ou de Poitou, et aussi de la Côte d’Argent ; bénédictions envoyées par ceux que nous ne voyons plus ; par-dessus tout, immense tendresse de Celui qui voit se nouer, en votre couple, un précieux chaînon de plus dans sa grande œuvre d’Union créatrice.

Certes, bien plus que la pompe extérieure, matérielle, qui vous fête et vous entoure, les forces accumulées d’une bienveillance invisible remplissent cette église.

c’) Mode déprécatif (prière)

Que cette ardeur spirituelle descende sur votre amour naissant, et le garde pour la vie éternelle. Ainsi soit-il.

Pascal Ide

[1] Pierre Teilhard de Chardin, « Pour Odette et pour Jean ». Allocution prononcée au mariage d’Odette Bacot et de Jean Teillard d’Eyry en l’église Saint-Augustin le 14 juin 1928, Œuvres complètes. Tome XIII. Le Cœur de la Matière, Paris, Seuil, 1976, p. 159-163.

[2] Cf., sur le site, la brève analyse du texte : « La rencontre amoureuse selon Teilhard de Chardin ».

16.3.2024
 

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