Histoire de la philosophie et histoire de la musique. Un parallélisme suggestif

Entre évolution de la pensée philosophique et évolution des arts en Occident, l’on trouve au minimum un parallélisme de fait, au mieux des expressions et des connexions qui sont mutuelles. Tentons de le suggérer brièvement à partir de l’exemple de la musique [1].

 

Le premier temps est celui du système médiéval des nombres, organiquement lié à un cosmos orienté et hiérarchisé où chaque être ou réalité renvoie aux autres et au tout selon un code déterminé par la tradition et homologué dans les divers Miroirs ou Sommes du Monde ». L’auteur ne développe malheureusement pas ce point, pour s’intéresser surtout au passage du deuxième au troisième temps. Il aurait été intéressant d’explorer l’importance de la hiérarchie et de l’analogie.

Le passage du premier au deuxième temps est celui du passage de la chose à l’objet, pour reprendre une distinction chère à la phénoménologie husserlienne.

 

Le deuxième temps est celui des philosophies de la représentation. En effet, le système de la représentation « a gouverné l’ordre entier de la culture jusqu’à la fin du xixe siècle ». Il commence avec Descartes et culmine avec Hegel. Ici, le « signe reflue alors tout entier dans la pensée identifiée à la représentation et il devient, par définition, le substitut de la réalité ». Or, il existe deux sortes de représentations : celles de l’intelligence et celles de l’imagination. Aussi, nous trouvons deux disciplines qui « se partagent la clarté de cette fonction représentative » : science et art.

Appliquons ces observations à l’art : « Ainsi au développement de l’ordre des raisons par la méthode correspond en peinture la construction de la perspective ‘artificielle’ qui représente d’autant plus en vérité les choses qu’elle leur ressemble moins, et, en musique, la structure sonore fondé sur des proportions quantitatives simples qui définissent les lois de l’harmonie fonctionnelle constitutive de la tonalité comme langage naturel des passions et peinture musicale de la nature extérieure ». C’est ce qu’atteste la théorie ramiste.

 

Le troisième temps est l’effondrement de la représentation dans l’éclatement : « Tout se passe en effet comme si un formidable séisme allait bouleverser, jusque dans ses fondations, toutes les assises de notre culture : peinture, musique, littérature, philosophie (sans parler de la science). En particulier la philosophie de Nietzsche toute entière semble graviter autour de la réflexion sur cette révolution culturelle ».

L’auteur caractérise philosophiquement cette révolution de la manière suivante : « D’un même mouvement, Nietzsche déboulonne hardiment le cogito et la véracité divine pour affirmer avec allégresse la réalité du pluralisme sauvage, du devenir non domestiqué, le jaillissement brut du multiple ». Autrement dit, ce retour d’Héraclite se caractérise par un primat du multiple et du mouvement sur l’un et sur le repos.

De nouveau, appliquons ces considérations plus universelles à l’art. Nous voyons émerger le primat du jeu, du coup de dés contre la nécessité.

L’impact sera considérable sur l’esthétique de Mallarmé et sur les musiciens de Debussy à Boulez. De même en peinture : « dans le domaine musical, la fonctionnalité propre au système tonal consistait à polariser tout l’espace-temps sonore autour du centre tonique-dominante, puissante unité organisatrice qui commande tout le développement où la différence a pour fin première de manifester l’identité fondamentale du même posé au départ. L’œuvre ouverte, au contraire, par principe casse délibérément ce schème unificateur et dominateur de la représentation et, ce faisant, elle libère, comme le voulait Nietzsche, le multiple et la différence ».

Limitons-nous à la musique [2]. Debussy et Webern – et il faudrait ajouter Messiaen – ont joué un rôle de pionnier en libérant la musique de l’espace tonal rectiligne. Et c’est ce que l’on peut observer dans les premiers exemples explicites du genre : le Klavierstück de Stockhausen (1956) et la Troisième Sonate pour piano de Boulez (1957). Ce pluralisme joue à tous niveaux : « L’œuvre ouverte véritable implique donc une polyvalence structurelle ouvrant sur un univers sonore ‘multipolaire’ […] jouant en droit sur tous les paramètres musicaux : hauteurs, harmonie, rythmes, intensités, dynamiques, timbres » jusqu’à la musique électroacoustique. Et dans cette démarche de libération du primat de l’un indifférent à la richesse du multiple, « la musique a joué le rôle de pilote ».

Mais l’auteur note bien pour finir que la musique est alors vouée à la fragmentation. Pour reprendre le mot de Joyce, on assiste à un passage du Cosmos au chaosmos [3].

Pascal Ide

[1] Nous suivons les développements d’un passionnant article de Raymond Court, « La faillite de la représentation et l’esprit de la musique moderne », André Jacob (éd.), Encyclopédie philosophique universelle. I. L’univers philosophique, Paris, p.u.f., 1989, p. 635-642. Les citations sont tirées de cet article.

[2] Pour une première approche, cf. Theodor Adorno, Philosophie de la nouvelle musique, trad., Paris, Gallimard, 1962 ; Quasi una fantasia, trad., Paris, Gallimard, 1982. Pierre Boulez, Relevés d’apprenti, Paris, Seuil, 1966 ; Points de repère, Paris, Seuil, 1981. Pierre Schaeffer, Traité des objets musicaux, Paris, Seuil, 1966 ; La musique concrète, coll. « Que sais-je ? », Paris, p.u.f., 1973. Yannis Xenakis, Musiques formelles, Paris, Stock, 1981.

[3] Sur le parallèle entre histoire de la philosophie et histoire de la musique, notamment le passage de la tonalité à l’atonalité, étudiée avec nuances, cf. l’intéressante conclusion de Jean-François Mattéi, Heidegger et Hölderlin. Le Quadriparti, coll. « Épiméthée », Paris, p.u.f., 2001, p. 259-262.

4.5.2023
 

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