Des ressources sans source. Le christianisme selon François Jullien

François Jullien (1951-) est un philosophe français relativement connu du grand public surtout pour ses ouvrages à la jointure de la pensée occidentale contemporaine et de la pensée chinoise. Voici deux ans, il a rédigé un opuscule intitulé Ressources du christianisme [1].

Il serait très possible de se réjouir de ce petit livre, comme on a pu le faire, toute proportion gardée, voici 35 ans, de l’important ouvrage de Marcel Gauchet sur le christianisme comme religion de la sortie de la religion (Le désenchantement du monde). Nous pourrions aussi nous congratuler de ce que l’intérêt de cet animal créateur de concepts (Deleuze) qu’est le philosophe pour le christianisme atteste, in actu exercito, n’est pas l’ennemi juré du Logos que la philosophie des sois-disant Lumières répète depuis plus de deux siècles. De fait, très séduit par saint Jean (p. 37), le sinologue philosophe découvre chez lui certaines catégories à l’œuvre : le vivant, l’entre-deux, l’écart, la dé-coïncidence, la vérité, etc. Bref, comment ne pas être heureux de lire des phrases comme : « Il faut mettre fin à cet évitement de la question du christianisme au sein de la pensée contemporaine » (p. 8).

 

Mais l’exercice est surtout intéressant en creux. Il est un bon laboratoire pour montrer ce qu’un philosophe de bonne volonté comprend du christianisme « sans entrer par la foi », c’est-à-dire en se plaçant délibérément en dehors de la lumière de la foi. Loin de moi d’interdire cette attitude. Je l’expérimente très régulièrement en étudiant des philosophies qui me sont étrangères. Mais, justement, je vois que mon entrée dans de telles pensées est d’autant plus féconde et profonde que je cherche à les comprendre avec empathie, que je tente de quêter leur part de vérité jusqu’à la frontière de l’erreur.

Au fond, cet ouvrage est une passionnante attestation en creux de la conviction profonde que ne cessait de marteler Romano Guardini : le christianisme est avant tout une Personne, Jésus (il est d’ailleurs révélateur que le nom « Jésus » apparaisse beaucoup moins que le plus objectivant « Christ », d’ailleurs lui-même peu présent) ; devenir chrétien, c’est d’abord rencontrer une personne. Or, au bout de trois pages, Jullien écrit : « la question de savoir si ‘Dieu’ existe ou non me paraît une question épuisée » (p. 10) ; surtout de « cette affaire tellement embarrassante touchant celui qu’on a nommé ‘Christ’ » (p. 36-37), il la résout au sens le plus chimique du terme : il la dissout dans les concepts qui lui sont familiers. Bref, il a transformé cet embarras en un bon débarras. Imagine-t-on un traité de l’amour écrit par quelqu’un qui ne l’a jamais éprouvé ? Ou plutôt, imagine-t-on un compte-rendu du Lys dans la vallée qui ne parlerait d’abord ni d’Henriette ni de Félix, mais seulement de leurs propos ? Notre auteur réussit le tour de force de parler d’un texte qui se présente avant tout comme l’histoire d’une personne, sans jamais parler de cette personne. Quand on sait combien saint Jean se présente avant tout comme le témoin par excellence, l’on imagine comme une telle attitude passe à côté du projet de son évangile comme de son contenu.

Pour mieux faire comprendre mon propos, je partirai d’une éclairante distinction posée par Simone Weil :

 

« Si un homme surprend la femme qu’il aime et à qui il avait donné toute sa confiance en flagrant délit d’infidélité, il entre en contact brutal avec de la vérité. S’il apprend qu’une femme qu’il ne connaît pas, dont il entend pour la première fois le nom, dans une ville qu’il ne connaît pas davantage, a trompé son mari, cela ne change aucunement sa relation avec la vérité.

« Cet exemple fournit la clef. L’acquisition des connaissances fait approcher de la vérité quand il s’agit de la connaissance de ce qu’on aime, et en aucun autre cas. […] Désirer la vérité, c’est désirer un contact direct avec la réalité. Désirer un contact avec une réalité, c’est l’aimer. On ne désire la vérité que pour aimer dans la vérité On désire connaître la vérité de ce qu’on aime. […] L’amour réel et pur désire toujours avant tout demeurer tout entier dans la vérité, quelle qu’elle puisse être, inconditionnellement [2] ».

 

Ce que la philosophe française dit de la différence entre la connaissance avec amour et la connaissance sans amour [3], s’applique, mutatis mutandis, à la différence entre philosopher dans (et avec) la foi et philosopher sur (et sans) la foi.

Ajoutons un autre point. Le philosophe est un ami, voire un amoureux des concepts. Affin de l’abstrait, il peine à découvrir combien le réel, dans sa concrétude, peut abriter d’intelligibilité. Surtout, il aime ses concepts. Or, comment s’en étonner ?, Jullien (qui, avant d’étudier la pensée chinoise, était helléniste et l’est resté) retrouve dans ce qu’il appelle le christianisme, les concepts qu’il a par ailleurs élaborés (ainsi que, par exemple, il le reconnaît p. 34). Ainsi, de la nouveauté totalement inouïe de l’agapè vécue par Jésus « jusqu’à l’extrême » (Jn 13,1), il ne sera presque jamais question (hors une vague allusion p. 68).

Je ne développerai pas plus ma critique. Il faudrait parler du présupposé anti-dualiste ou plutôt anti-duel, probablement hérité de la longue fréquentation de la pensée chinoise [4] ; il conduit par exemple à récuser la distinction, suspectée de clivante, entre croyant et non croyant (p. 30), ce qui, bien sûr, règle la question posée plus haut, mais en crée plein d’autres. Il faudrait parler d’un scepticisme rampant, là reçu du philosophe à coups de marteau, qui transforme les pensées en boîtes très utilitaristes à concepts.

Assurément, il y a du pensable disponible dans le christianisme, et même la réserve la plus inépuisable de concepts qui soit. Je pense même que, sans doute trop soucieux du principe de NOMA (la séparation des champs disciplinaires dont parlait un lecteur enthousiaste, lui), nous n’avons encore que très peu exploré (plus qu’exploité !) la métaphysique immanente des mystères de la Trinité, du Christ, de l’Église, l’Eucharistie, etc., et tout simplement de bien des passages de l’Écriture…

 

Ce pensable disponible, Jullien l’appelle du beau mot de ressources, où résonne celui de source. Par son préfixe, la ressource est un retour à la source, ce qui suppose qu’on l’ait découverte : au mieux, par ce surcroît de lumière qu’est la foi ; du moins, par un étonnement qui bouscule les concepts et ouvre de nouveaux champs rationnels. Or, si l’auteur du livre fait partie de cette très longue théorie de penseurs qui ont été attirés par la puissance du logos chez saint Jean, il ne semble pas avoir vécu une expérience de fascination. Bref, s’il a été séduit, il n’a pas été ébloui. Quelle lumière pourrait-il communiquer au lecteur ? [5]

Pascal Ide

[1] François Jullien, Ressources du christianisme. Mais sans y entrer par la foi, coll. « Cave Canem », Paris, L’Herne, 2018.

[2] Simone Weil, Écrits de New York et de Londres, dans Œuvres complètes, tome V. Vol. 2, Paris, Gallimard, 2013, p. 318-319.

[3] L’on pourrait rapprocher cette distinction de celles opérées par Newman entre connaissance réelle et connaissance notionnelle, ou par Blondel entre pensée pneumatique et pensée noétique.

[4] Sur la manière dont François Jullien dialogue avec la pensée chinoise, cf. les critiques d’un sinologue averti : Jean François Billeter, Contre François Jullien, Paris, Éd. Allia, 2006, 42018. Au fond, Jullien fait subir au christianisme le même traitement deleuzien qui valorise avant tout l’écart.

[5] Pour une étude critique complémentaire et plus détaillée, cf. Antoine Vidalin, « En deça de la résurrection », Nouvelle revue théologique, 142 (2020) n° 1, p. 103-112.

5.5.2020
 

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