« Étrange chose, n’est-ce pas, qu’une créature puisse consoler son Dieu ! Cependant, c’est ainsi. Mon amour renverse les rôles [1] ».
Consoler Jésus n’est pas seulement une pratique fréquente chez les mystiques (1), mais trouve son enracinement dans l’Écriture (2). Pourtant, elle n’est pas sans poser un problème théologique majeur : comment celui qui est parfait pourrait-il avoir besoin d’être consolé ? (3) Nous constaterons une nouvelle fois les ressources de la théologie de l’amour-don pour l’éclairer (4).
1) Consoler Jésus, une pratique fréquente
Nombreux sont les Saints et les mystiques qui, à l’époque moderne, ont cherché à consoler Jésus lors de sa Passion. Égrénons quelques exemples diversement célèbres.
a) Sainte Thérèse d’Avila
À une personne accablée par une épreuve, sainte Thérèse d’Avila offre le conseil paradoxal de se tourner vers Jésus pour le consoler. Ce faisant, elle se souvient de sa seconde conversion, lorsque, vers l’âge de quarante ans, elle fut boulerversée en croisant un Christ flagellé à la colonne :
« Êtes-vous sous le poids de la douleur et de la tristesse ? Regardez-le se rendant au Jardin [des Oliviers]. Quelle affliction remplit son âme, puisque, étant la patience même, il ne manque pas de la faire connaître et de s’en plaindre ! Ou bien, contemplez-le, attaché à la colonne, accablé de douleurs, toutes les chairs mises lambeaux par l’amour extrême qu’il vous porte ; persécuté par les uns, couvert de crachats par les autres, renié et abandonné par ses amis, privé de tout défenseur [c’est-à-dire consolateur], transi de froid, réduit à un tel isolement, que vous pouvez sans témoins vous consoler l’un l’autre. […]
« Ô Seigneur du monde et mon véritable Époux – pourrez-vous lui dire –, es-tu donc, mon tendre Maître, mon Bien, réduit à cette extrémité d’admettre une aussi humble compagnie que la mienne ? Je vois à l’air de ton visage que ma présence te console [2] ».
b) Sainte Thérèse de Lisieux
Quelques siècles plus tard, une autre carmélite qui est un autre géant de la vie théologale, sainte Thérèse de Lisieux. Ne limitons surtout pas la petite voie de l’enfance spirituelle à ce seul abandon confiant, elle inclut aussi une active volonté d’aimer, Dieu et les hommes. D’ailleurs, le thème de la consolation active de Jésus est présent sous sa plume avant qu’elle n’ait élaboré sa « petite voie ». L’expression « consoler Jésus » [3] apparaît chez Thérèse dans sa correspondance avec ses sœurs, lorsque leur père vient d’être hospitalisé au Bon Sauveur. Loin de se révolter ou de s’affaisser, la Carmélite comprend que c’est l’occasion de consoler Jésus en lui offrant son amour avec générosité : « S’il était possible à un grain de sable de consoler Jésus, d’essuyer ses larmes, comme il en est un qui voudrait le faire… », écrit-elle à sœur Agnès de Jésus (Pauline) l’été 1889 [4]. Et, quelque temps après, le 15 octobre 1889, elle écrit à Céline : « Faisons de notre vie un sacrifice continuel, un martyre d’amour, pour consoler Jésus, il ne veut qu’un regard, un soupir, mais un regard et un soupir qui ne soient que pour lui seul [5] !… ». Les 27-29 juillet 1890, elle infuse la même conviction à sa cousine Marie Guérin : « Consoler Jésus, le faire aimer des âmes… Jésus est malade et il faut remarquer que la maladie de l’amour ne se guérit que par l’amour [6] !… » Le 8 septembre 1890, Thérèse écrit dans son Billet de profession : « Jésus pardonne-moi si je dis des choses qu’il ne faut pas dire, je ne veux que te réjouir et te consoler [7] ».
Et cette consolation trouvera son accomplissement lors de l’offrande à l’Amour miséricordieux le jour de la fête de la Sainte-Trinité, le 9 juin 1895. Elle a découvert que des flots de miséricorde coulent, débordent du Cœur de Jésus et qu’il souffre de « comprimer les flots d’infinies tendresses qui sont en » lui. Mais, loin de la rendre seulement réceptive, elle y lit un appel à se donner, c’est-à-dire « s’offr[ir] en Victimes d’holocaustes à votre Amour [8] ». Or, cette offrande n’a d’autre intention que de plaire à Jésus et, plus précisément le consoler : « je veux travailler pour votre seul Amour, dans l’unique but de vous faire plaisir, de consoler votre Cœur Sacré et de sauver des âme qui vous aimeront éternellement [9] ».
Ajoutons que Sainte Thérèse de Lisieux a médité sur l’agonie de Jésus et sur la consolation que lui apporte l’ange – dont nous verrons qu’elles sont le fondement scripturaire par excellence de cette pratique. Dans une longue poésie composée le 21 octobre 1895 et intitulée : « Jésus, mon bien-aimé, rappelle-toi »
« Rappelle-toi qu’au soir de l’agonie
Avec ton sang se mêlèrent tes pleurs
Rosée d’amour, sa valeur infinie
A fait germer de virginales fleurs
{ Poésie 24 : Jésus, mon Bien-Aimé, rappelle-toi !…, Strophe 21, vers 5 } PN24-B0 Un ange te montrant cette moisson choisie
Fit renaître la joie sur ta Face bénie
Jésus, que tu me vis
Au milieu de tes lys
Rappelle-toi [10] ».
c) Sainte Marguerite-Marie
C’est bien entendu chez sainte Marguerite-Marie que l’appel à être consolé est le plus explicite, d’autant que l’initiative provient du Christ lui-même et que sa portée se veut universelle. Nous nous souvenons du message qui présente deux volets, le premier dans la première « grande apparition », le second dans la deuxième apparition et leur union dans la troisième, celle de juin 1675. D’un côté, Jésus révèle à la visitandine tout l’amour contenu dans la fournaise ardente de son Cœur : « Voilà ce Cœur qui a tant aimé les hommes, qu’il n’a rien épargné jusqu’à s’épuiser et se consommer pour leur témoigner son amour ». De l’autre, Jésus se plaint amèrement de l’absence de réponse, de l’ingratitude, pire, des offenses provenant notamment des âmes consacrées : « Et pour reconnaissance, je ne reçois de la plupart d’entre eux que des ingratitudes […]. Mais ce qui m’est le plus sensible, c’est que ce sont des cœurs qui me sont consacrés qui en usent ainsi ». Mais centrons-nous sur l’appel à la consolation en vue réparer ces offenses graves et répétées.
Lors de la deuxième de ce que l’on appelle les trois « grandes apparitions », qui a lieu lors d’un des premiers vendredis de 1674, alors que le Saint-Sacrement est exposé à la chapelle du monastère (à Paray-le-Monial). Jésus lui adresse trois demandes : communier aussi souvent que l’obéissance le lui permettra ; la communion le premier vendredi de chaque mois ; enfin, chaque semaine, l’exercice de ce que, depuis, l’on appelle « l’heure sainte ». Or, celle-ci est toute centrée sur la consolation. Voici ce que demande Jésus :
« Toutes les nuits du jeudi au vendredi, je te ferai participer à cette mortelle tristesse que j’ai bien voulu sentir au jardin des Olives, et laquelle tristesse te réduira, sans que tu la puisses comprendre, à une espèce d’agonie plus rude à supporter que la mort. Et pour m’accompagner dans cette humble prière que je présentai alors à mon Père parmi toutes mes angoisses, tu te lèveras entre onze heures et minuit, pour te prosterner pendant une heure avec moi, la face contre terre, tant pour apaiser la divine colère, en demandant miséricorde pour les pécheurs, que pour adoucir en quelque façon l’amertume que je sentais de l’abandon de mes apôtres, qui m’obligea à leur reprocher qu’ils n’avaient pu veiller une heure avec moi, et pendant cette heure tu feras ce que je t’enseignerai [11] ».
Et Jésus en donnera l’explication plus tard : « C’est ici où j’ai le plus souffert qu’en tout le reste de ma Passion, me voyant dans un délaissement général du ciel et de la terre, chargé de tous les péchés des hommes. […] Il n’y a point de créature qui puisse comprendre la grandeur des tourments que je souffris alors [12] ».
d) Gabrielle Bossis
Mais c’est peut-être chez une autre mystique française, non canonisée et encore trop méconnue, que la réalisation de ce programme de consolation est la plus achevée. Je veux parler de Gabrielle Bossis (1874-1950) [13]. Le grand spécialiste de sainte Thérèse de Jésus qu’est le père Descouvemont a consacré plusieurs ouvrages [14] à cette disciple singulière de la carmélite lexovine [15]. D’un mot, Gabrielle est une laïque toute consacrée à Dieu dans le monde sans que cette consécration ait pris une forme institutionnelle, hors son engagement dans le Tiers-Ordre franciscain. Elle s’est posée la question de la vie religieuse à l’âge de vint ans et a perçu que sa vocation était de demeurer dans le monde. Elle a entrepris des études d’infirmière pour se mettre au service des blessés de la première guerre mondiale. Étant donné ses talents artistiques (jouant très bien du piano, chantant aussi admirablement, dansant avec grâce, douée d’un rare sens de l’observation et de l’humour) et son charme, son accompagnateur spirituel, l’abbé Olivre lui propose en 1923 de composer une comédie pour les patronages très fréquentés à l’époque. Elle relève le défi et, à 40 ans, compose sa première pièce, Le charme, qui, sans surprise, comporte bien des éléments autobiographiques, y compris au plan spirituel. Le succès est tel qu’elle en en écrira treize en tout, une par an et elle jouera habituellement le personnage central qui est presque toujours une veille fille, pleine de bon sens, d’amour et d’humour. Tout cela pour dire que notre mystique est d’abord une femme bien incarnée.
Or, en 1936, lors d’une traversée de l’Atlantique en paquebot, alors qu’elle se rend au Canada pour apprendre à des jeunes à jouer et danser, elle entend pour la première fois Jésus lui parler en direct, par des locutions intérieures. Jésus l’invite à les transcrire, afin qu’elle les publie – ce qui donnera les sept volumes d’un ouvrage dont il dicte lui-même le titre : Lui et moi et dont le premier tome est publié de manière anonyme en juillet 1949 [16]. Son nouveau père spirituel, le père jésuite de Parvillez, rencontré en 1929, la rassure : « C’est bien Jésus qui vous parle ! ». D’ailleurs, dès le premier volume, les mes messages sont préfacés de Mgr Villepelet, évêque de Nantes.
La richesse de son enseignement sur la consolation requerrait une étude à part entière. Relevons seulement la mission consolatrice que Jésus assigne à Gabrielle Bossis. En 1939, Jésus lui dit : « Consolatrice, sois cela. Un jour, on fondera autour de moi un groupement de consolatrices [17] ». Et il la confirme à intervalles réguliers. En 1940 : « Peut-être, je ne t’ai pas créée pour autre chose que pour me consoler ? […] Pourquoi n’aurais-je pas une demeure à moi sur cette terre [18] ? ». En 1944, à la suite d’un bombardement subi par le village du Fresne : « Tu veux bien me donner ton secours consolateur. Peut-être, je ne t’ai mise sur la terre que pour me consoler. […] Comme j’attends avec respect votre réponse [19] ». L’année suivante : « Fais bien ta neuvaine de la Pentecôte […]. Non pas tant pour être consolée par le Consolateur, mais pour qu’il t’apprenne à me consoler [20] ». Et derechef en 1946, à la fête de l’Ascension : « Crois-tu jusqu’à donner à ta vie l’unique direction, celle de plaire au Cœur de ton Époux, toujours vivant, d’être pour lui une consolatrice sûre et fidèle [21] ? »
e) Saint Francisco Marto
Les femmes [22] sont surtout représentées (comment s’en étonner, tant – osons affirmer ce qui, aux yeux de beaucoup, aujourd’hui, apparaîtra comme un sexisme patriarcal – la compassion altruiste leur est plus spontanée), les hommes n’ignorent pas. Et même les tout jeunes hommes. Tel fut le cas du plus jeune des trois enfants qui ont bénéficié des apparitions de Fatima, Francisco (qui, avec sa sœur Jacinta, est mort très jeune de la grippe dite espagnole). Il avait été très impressionné par la tristesse avec laquelle la Vierge Marie lui vait de ne plus offenser Dieu qui était déjà « tellement offensé ». Aussitôt, monta en lui cette réponse : « Je voudrais consoler Notre-Seigneur et ensuite convertir les pécheurs pour qu’ils ne l’offensent plus [23] ». Francisco ne voulait pas seulement sauver les pécheurs, comme sa grande sœur Jacinta, il voulait encore davantage que Jésus cesse de souffrir de nos péchés.
f) Marcel Van
L’on trouve la même attitude, ici directement inspirée par Jésus chez l’un des grands disciples de sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, Marcel Van. Pendant la nuit de Noël 1940, soit trois mois avant ses treize ans, Jésus lui fait comprendre que, pour le consoler, il devra toujours demeurer joyeux au milieu de ses souffrances. Puis, cinq années plus tard, alors qu’il fait son année de noviciat chez les rédemptoristes, le jeune vietnamien bénéficiera de colloques réguliers et intimes avec Jésus, Marie et la « petite » Thérèse (rien moins que cela). Tous trois lui rediront que son charisme et sa mission consistent à demeurer joyeux sans jamais succomber à la tentation de la tristesse. Or, cette attitude intérieure est profondément consolante pour le Christ : « Quand tu es joyeux, comment pourrais-je être triste ? Sois donc toujours joyeux. Une seule de tes joies suffit pour me consoler beaucoup [24] ».
Une confidence de Jésus permet de préciser que ce besoin de consolation ne doit pas être interprété dans un sens théopaschiste, comme si Jésus lui-même était privé du bonheur, en l’occurrence de la communion avec le Père :
« Petit Marcel, ma vie a été une vie de souffrance, mais jamais je n’ai été triste d’avoir à souffrir. Par conséquent, ma vie doit être appelée une vie douloureuse, mais non une vie malheureuse. Si je m’étais attristé en face de la souffrance comment pourrais-je maintenant t’exhorter à être toi-même joyeux quand tu rencontres la souffrance ? Marcel, il ne faut donc jamais croire que j’ai été triste d’avoir à souffrir, ni te troubler, si tu l’entends dire [25] ».
g) Dernières précisions
Précisons enfin que ces attitudes spirituelles ne sont pas des pieuseries romantiques ignorantes de l’enseignement biblique, traditionnel et magistériel relatif à la béatitude divine. C’est ainsi que saint Charles de Foucauld, le frère universel, sait que Jésus ressucité vit dans un bonheur imprenable et infini. Voilà pourquoi il aime cette fête gratuite par excellence qu’est l’Ascension : « Notre Bien-Aimé est heureux : que nous faut-il de plus ? Que manque-t-il à notre joie ? Alléluia [26] ! ». De même, au terme de sa vie, celle que l’on appelle Mère Teresa (et que l’on peine à appeler « sainte Teresa », comme l’on préfère « Padre Pio » à « saint Pio ») écrivait à l’un de ses amis : « Je prie pour que rien ne puisse jamais vous remplir de douleur ou de peine au point de vous faire oublier la joie de Jésus ressuscité [27] ».
2) Une pratique fondée dans les Saintes Écritures
Loin d’être une invention moderne, cette pratique consolatrice s’enracine dans les Saintes Écritures, en particulier lors de son agonie à Gethsémani. En effet, nous entendons Jésus demander à ses Apôtres, en particulier les trois plus proches, de demeurer avec lui et, les trouvant endormis à pas moins de trois reprises, leur adresser le reprocher de le délaisser : « Vous n’avez pas eu la force de veiller seulement une heure avec moi ? » (Mt 26,40) [28].
Et cette scène de la sainte agonie a si profondément marqué Blaise Pascal dans le Mystère de Jésus qui se présente comme une méditation inspirée sur l’Agonie du Christ au mont des Oliviers [29].
« Jésus cherche quelque consolation au moins dans ses trois plus chers amis et ils dorment ; il les prie de soutenir (supporter) un peu avec lui, et ils le laissent avec une négligence entière, ayant si peu de compassion qu’elle ne pouvait seulement les empêcher de dormir un moment. […]
Jésus cherche de la compagnie et du soulagement de la part des hommes. Cela est unique en toute sa vie, ce me semble. Mais il n’en reçoit point, car ses disciples dorment.
Jésus sera en agonie jusqu’à la fin du monde : il ne faut pas dormir pendant ce temps-là.
Jésus au milieu de ce délaissement universel et de ses amis choisis pour veiller sur lui, les trouvant dormant, s’en fâche à cause du péril où ils s’exposent, non lui, mais eux-mêmes, et les avertit de leur propre salut et de leur bien avec une tendresse cordiale pour eux pendant leur ingratitude, et les avertit que l’esprit est prompt et la chair infirme. Mt 26,40-41 [30] ».
3) Un paradoxe tout divin
Nous le disions dans l’introduction : il y a quelque paradoxe à consoler Dieu. D’abord, la consolation vient combler un manque ; or, parfait, Dieu ne manque de rien. Ensuite, spécifiquement et étymologiquement, la consolation est l’acte d’amour par lequel nous réjouissons celui qui s’attriste de sa solitude ; or, le Dieu trinitaire vit d’une éternelle communion, donc ignore la solitude. Enfin, Dieu lui-même s’appelle le Consolateur (Paraklétos) : Dieu le Père à qui l’on approprie l’œuvre de consolation, par exemple de son peuple (Is 40,1 s) ; Dieu l’Esprit, puisque, dans le quatrième Évangile, Jésus lui donne ce nom mystérieux, parfois traduit par « Défenseur » ; et le Fils aussi, puisque, à propos de l’Esprit, il dit que le Père enverra « un autre défenseur » (Jn 15,). Or, l’on ne peut, en même temps et sous le même rapport, être actif et passif. Pour toutes ces raisons, il semble inconvenant, plus, impossible d’attribuer à Dieu le besoin d’être consolé.
La réponse habituelle, on le sait, consiste à limiter cette consolation passive à Jésus, et Jésus en son humanité qui, singulièrement lors de sa Passion et plus singulièrement encore, lors de ce sommet méconnu qu’est l’agonie, souffrit terriblement, infiniment – car tout ce qui concerne Jésus est infini –, en particulier de la solitude.
Toutefois, une telle réponse n’explique pas pourquoi Jésus demande encore à être consolé aujourd’hui. En effet, comme le dit la liturgie, « ils sont finis les jours de la Passion », alors qu’il est ressuscité et vit dans la gloire béatifique du Ciel avec son Père. Ensuite, ces réponses semblent murer Dieu dans la posture haute de celui qui donne sans rien attendre en retour.
4) Une réponse à la lumière du don
« Parce que je suis Dieu, tu crois que je n’ai pas besoin de tendresse [31] ? » Des différents aspects de la consolation (comme la solidarité du Christ avec tous les hommes par la médiation de la vision béatifique dont il a bénéficié pendant sa vie terrestre), nous nous centrerons sur le seul acte d’amour.
a) Exposé
Il semble donc qu’il faille convoquer une autre explication pour comprendre pourquoi Jésus désire être consolé. En fait, les réponses traditionnelles ont pour point commun de considérer Dieu uniquement comme celui qui donne (et se donne). Et, puisque « Dieu est amour » (1 Jn 4,8.16), d’identifier l’amour à la seule donation. Or, être consolé, c’est recevoir cette forme d’amour qu’est la consolation. Puisque réception et donation s’excluent, une telle théo-logie ne saurait accorder une place à la possibilité pour Dieu d’être consolé.
En revanche, l’étude de la dynamique du don montre que, se déroulant entre deux instances personnelles, celle-ci est rythmée par un quadruple don qui noue le : donation, réception, donation en retour et réception en retour. Et cette rythmique quaternaire est transcendantale : si elle se vérifie des relations interhumaines, elle vaut analogiquement des relations entre Dieu et les hommes, et même entre les Hypostases trinitaires. Il faut dire plus : la donation est toujours menacée de domination lorsqu’elle en reste au seul mouvement descendant, si généreux soit-il, de donation. Seule la réception en écho conjure toute velléité d’unilatéralisme et donc toute violence en établissant toutes les conditions, du côté du bienfaiteur aimant comme du côté du bénéficiaire aimé pour une véritable communion, et donc pour une vivante amitié.
Or, Jésus qui a tout reçu de son Père est celui qui, en s’incarnant, ne cesse de se donner aux hommes, jusqu’à donner sa vie pour leur salut. Comme la consolation est l’amour compatissant ou miséricordieux de celui qui s’attriste de sa solitude, demander à être consolé revient à demander d’être aimé. Ainsi, en priant ses disciples de demeurer avec lui, Jésus demande équivalemment d’être aimé en retour. Le quadrille du don permet donc d’interpréter le besoin divin d’être consolé comme l’un des actes de la réception en retour et l’une des conditions indispensables de la communication des dons, médiatrice de cette communion des personnes qu’est l’amour. Cette réception en retour, n’est-ce pas ce que signifie la parole de Jésus à Gabrielle Bossis citée en exergue : « Mon amour renverse les rôles » ?
b) Confirmation
Chaque moment du don est perfectionné par une vertu : la donation par la charité, la réception par l’humilité, la donation en retour par la gratitude et la réception en retour par la vulnérabilité. Et la vulnérabilité requiert la capacité à être touché et être touché au plus intime. Or, Jésus révèle à Gabrielle Bossis combien il est infiniment sensible à chaque marque d’amour : « Quand vous vous offrez pour compatir et peiner avec moi, je me sens touché comme par un direct au cœur [32] ».
D’où provient cette grande sensibilité ? « Tout en étant Dieu, je suis sensible comme un homme. Je suis le Dieu-homme, sensible à ces attentions de votre tendresse. Crois-le bien [33] ». N’allons pas trop vite attribuer cette sensibilité à la seule nature humaine de Jésus. D’abord, de manière générale, il y a une façon de tellement distinguer les deux natures en Jésus qu’elle valorise unilatéralement la sensibilité antiochienne (la christologie d’en bas). Ensuite, Jésus affirme avec audace qu’il est sensible « comme un homme », et non pas en tant qu’homme. Enfin, celui qui parle et dit « je » s’appelle « Dieu-homme », mettant ainsi en avant sa divinité, alors qu’en d’autres lieux, il s’auto-nomme « homme-Dieu » [34]. D’ailleurs, dans une de ses communications, Jésus dit un moment à Gabrielle que ses prières ne touchent pas seulement son cœur de Fils, mais aussi celui de son Père, donc de Dieu en lui-même : elles « touchent de leurs flèches le cœur du Père, qui les reçoit avec amour [35] ». Cette révélation est d’autant plus significative qu’elle est corrélée, primo, au « cœur », donc au centre intime, du Père, secundo, aux « flèches », donc à la blessure (symbolique), donc à la vulnérabilité et, tertio, à la réception (« reçoit ») d’amour, donc au retour d’amour.
5) Conclusion
Ici, le dernier mot est au mystère des mystères, le mystère même de l’amour divin, donc à notre foi qui seule est assez vaste pour recueillir ces révélations de l’Amour en Personne :
« Croirais-tu que, tout Dieu que je suis, j’aie besoin du sourire des hommes, ayant un besoin extrême de votre bonheur ? Qui peut le comprendre ? Qui peut même en soutenir la pensée ? Crois. C’est mon amour qui parle [36] ».
Pascal Ide
[1] Gabrielle Bossis, 19 septembre 1940, Lui et moi, Paris, Beauchesne, 7 vol., tome 1, 1950, p. 300.
[2] Sainte Thérèse d’Avila, Chemin de perfection, chap. 26, n. 5 et 6, Œuvres complètes, trad. Mère Marie du Saint-Sacrement, Paris, Le Cerf, 1995, 2 volumes, tome 1, p. 796-797.
[3] Il n’y a que trois occurrences de l’expression dans le corpus thérésien. Mais certaines affirmations sont équivalentes. Par exemple : « La route que je suis n’est d’aucune consolation pour moi et pourtant elle m’apporte toutes les consolations puisque c’est Jésus qui l’a choisie, et que je désire le consoler tout seul, tout seul !… » (LT 110, à sœur Agnès de Jésus, 30-31 août 1890, in Sainte Thérèse de L’enfant-Jésus et de la Sainte-Face, Œuvres complètes (Textes et dernières paroles), éd. Jacques Longchampt, Paris, Le Cerf/DDB, 1992, p. 417) ; « qu’importe que nos vases soient brisés puisque Jésus est consolé » (LT 169, à Céline, 19 août 1894, p. 508. Souligné dans le texte).
[4] LT 95, p. 398.
[5] LT 96, p. 399. Souligné dans le texte.
[6] LT 109, p. 415. Souligné dans le texte.
[7] Pri 2, p. 958. Souligné par moi.
[8] Ms A, 84 r°, p. 212.
[9] Acte d’Offrande à l’Amour Miséricordieux, 9 juin de l’an de grâce 1895 : Pri 6, p. 963.
[10] PN 24, strophe 21, p. 697-698.
[11] Autobiographie, n. 57, dans Vie et Œuvres de Sainte Marguerite-Marie, Paris et Fribourg (Suisse), Éd. Saint-Paul, 2 vol., tome 1, 1990, p. 86. Souligné par moi. Pour le contexte, cf. Jean Ladame, La Sainte de Paray Marguerite-Marie, Montsûrs, Résiac, 31986, p. 105-107.
[12] Le texte est souvent cité partiellement, car la totalité dérange. La voici : « C’est ici où j’ai le plus souffert qu’en tout le reste de ma Passion, me voyant dans un délaissement général du ciel et de la terre, chargé de tous les péchés des hommes. J’ai paru devant la sainteté de Dieu qui, sans avoir égard à mon innocence, m’a froissé en sa fureur, me faisant boire le calice qui contenait tout le fiel et l’amertume de sa juste indignation, et comme s’il eût oublié le nom de Père pour me sacrifier à sa juste colère. Il n’y a point de créature qui puisse comprendre la grandeur des tourments que je souffris alors. C’est cette même douleur que l’âme criminelle ressent, lorsqu’étant présentée devant le tribunal de la sainteté divine qui s’appesantit sur elle, la froisse et l’opprime et l’abîme en sa juste fureur » (cité par Jean Ladame, La Sainte de Paray Marguerite-Marie, p. 106-107).
[13] Pour une première approche, cf. Madame Pierre de Bouchaud, Gabrielle Bossis, auteur de Lui et moi, Paris, Beauchesne, 1951 ; Patrick de Laubier, Jésus, mon frère. Essai sur les entretiens spirituelles de Gabrielle Bossis, Paris, Beauchesne, 1951 ; Lucia Barocchi, Lui et Gabrielle Bossis, Paris, Beauchesne, 2007.
[14] Cf. Pierre Descouvemont, Les messages d’amour de Jésus à Gabrielle Bossis. Une disciple de Thérèse, Paris, Beauchesne, 2017 ; Prier quinze jours avec Gabrielle Bossis, Nouvelle Cité, Bruyères-le-Châtel, 2018 ; La joie de consoler Jésus, Paris, Salvator, 2021, p. 41-144.
[15] Une parole de Jésus parmi d’autres attestant que Gabrielle Bossis est une disciple de sainte Thérèse de Lisieux : « Fais-toi porter dans des bras plus puissants, comme quand tu étais petite. N’aie pas honte d’être sans force et imparfaite. Diminue-toi encore. Je t’aimerai de nouveaau. Ne perds pas de vue la voie de l’enfance psirituelle et épaonouis ta confiance » (8 octobre 1942, Lui et moi, tome 3, n. 185).
[16] Les messages de Jésus à Gabrielle Boris sont toujours publiés sous le titre Lui et moi. Ils l’ont été sous trois formes :
– Sept petits volumes, Paris, Beauchesne, 1950-1957. C’est cette édition qui est ici citée.
– Un seul volume cartonné, rassemblant tous les messages dans l’ordre des sept volumes, Paris, Beauchesne, 2020.
– Un seul volume broché, rassemblant tous les messages dans l’ordre chronologique, Paris, Éd. Rassemblement à son image, 2021.
[17] Lui et moi, tome 2, n. 142.
[18] Ibid., 7 mars 1940, tome 7, n. 266.
[19] Ibid., 27 juillet 1944, tome 3, n. 269.
[20] Ibid., 10 mai 1945, tome 4, n. 16.
[21] Ibid., 30 mai 1946, tome 4, n. 80.
[22] Cette liste au féminin n’est bien entendu pas du tout close. L’on sait l’importance que Mère Teresa accorde au cri du Crucifié : « J’ai soif » (Jn 19,28), qui fait écho à la demande de Jésus à la Samaritaine : « Donne-moi à boire » (Jn 4,7). Dans son Testament, elle montre combien cette parole a décidé de l’orientation de toute sa vie et sa mission. Or, la sainte de Calcuta l’entend comme un besoin que Jésus a d’être aimé : « J’ai soif de toi. J’ai cherché quelqu’un pour comber mon amour et je n’ai trouvé personne. Sois celui-ci. J’ai soif de toi, de ton âme ».
[23] Cité par Jean-François de Louvencourt, François et Jacinthe de Fatima, Paris, Éd. de l’Emmanuel, 2010, p. 360.
[24] Marcel Van, Colloques, 28 octobre 1945, dans Œuvres complètes, Paris, Saint-Paul et Les amis de Van, tome 2, 2001, p. 38.
[25] Ibid., 5 avril 1946, Ibid., p. 192-193. Souligné dans le texte.
[26] Saint Charles de Foucauld, Cette chère dernière place. Lettres à mes frères de la Trappe, Paris, Le Cerf, 1991, p. 313.
[27] Mère Teresa, Viens, sois ma lumière, trad., Paris, Lethielleux, 2008, p. 367.
[28] On pourrait ajouter aussi une autre aide reçue pendant la Passion, que la dévotion au Chemin de Croix, elle, n’a pas oubliée : l’aide que Jésus a reçu pendant le portement de Croix. « Tu ne sais pas encore la force de la prière : c’est comme un bras puissant qui viendrait aider le mien. Car je permets qu’on m’aide. Tu te rappelles Simon le Cyrénéen ? » (Lui et moi, 2 mars 1950, tome 5, n. 84).
[29] Pour le détail, cf. sur le site : « Blaise Pascal, Mystère de Jésus. Un sommet de la littérature spirituelle ».
[30] Blaise Pascal, Mystère de Jésus, dans Pensées, éd. Brunschvicg, 553 ; Le Guern 717 ; Lafuma 919 ; Sellier 749. Le texte se trouve sur http://www.penseesdepascal.fr/Hors/Hors14-moderne.php
[31] Lui et moi, 26 juin 1937, tome 1, n. 121.
[32] Ibid., 10 avril 1947, tome 4, n. 131.
[33] Ibid., 10 juillet 1948, tome 4, n. 205.
[34] Par exemple : « Sais-tu ce que c’est que l’amour d’un homme-Dieu qui appelle votre amour et qui n’ented comme réponse que le rire qui insulte ? » (Ibid., juin 1939, tome 1, n. 234).
[35] Ibid., 14 avril 1940, tome 7, n. 281.
[36] Ibid., 13 novembre 1947, tome 1, n. 379.