« Connais-toi toi-même ». Un raccourci d’histoire et d’humanité

Sur le pronaos (fronton) du temple de Delphes [1] est inscrit un précepte promis à un bel avenir : « connais-toi toi-même ». Si nous l’entendons aujourd’hui comme une exhortation à l’introspection, donc dans une perspective anthropologique, tel n’a pas été le cas à l’origine et telle n’est pas non plus l’unique interprétation qui lui fut donnée. Précisément, le célèbre aphorisme a été entendu au cours de l’histoire de trois manières différentes.

 

Soit l’homme se connaît à partir de ce qui lui est extérieur, la nature humaine universelle. « S’il faut généraliser – remarque Pierre Courcelle au terme de sa monumentale étude sur le Connais-toi toi-même –, mieux vaudrait dire que les Anciens et les Médiévaux cherchent, à travers le ‘nosce te’, à construire une anthropologie ».

Soit l’homme se connaît en plongeant dans son mystère individuel, ineffable. Achevons la citation de l’illustre académicien et homme de lettres : « … tandis que les modernes, en grand nombre et pour des raisons diverses, y renoncent [2] ». C’est ainsi que, pour Simone de Beauvoir, « on ne peut jamais se connaître, mais seulement se raconter [3] ».

Il demeure une troisième interprétation possible : se comprendre, se connaître ni à partir de l’universel extérieur, ni à partir de l’intérieur, mais à partir de ce qui est supérieur, c’est-à-dire Dieu lui-même. Telle est la lecture qu’en propose Pascal, non sans intégrer l’histoire : « Les Stoïques disent : ‘Rentrez au-dedans de vous-mêmes’ ; c’est là où vous trouverez le repos, et cela n’est pas vrai. Les autres disent : ‘Sortez en dehors, recherchez le bonheur en vous divertissant’. Et cela n’est pas vrai. Les maladies viennent. Le bonheur n’est ni hors de nous ni dans nous, il est en Dieu, et hors et dans nous [4] ». Relevons, en passant, le terme si suggestif de « maladies » : qui ne cherche pas son bonheur en Dieu ne peut que dépérir.

Dans son traité De la nature du corps et de l’âme, Guillaume de saint Thierry joint à l’injonction delphique : « Connais toi toi-même », la parole du Cantique : « Si tu ne te connais pas, pars [5] ». Le théologien dominicain Marie-Joseph Le Guillou commente : « L’inscription de Delphes interdisait l’entrée du temple à celui qui, ne se connaissant pas, ne savait pas qu’il n’était pas un dieu. La parole de Salomon chasse du temple celui qui, ne se connaissant pas, ne se sait pas capable de Dieu [6] ».

 

Ainsi, interprété de trois façons complémentaires, le précepte delphique n’est pas seulement un résumé de notre histoire occidentale, mais aussi un condensé de toute la richesse humaine qui peut se comprendre à partir de la nature (l’extérieur), de l’homme lui-même (l’intérieur) et de Dieu (le Supérieur).

Pascal Ide

[1] Jean Bousquet, « Inscriptions de Delphes », Bulletin de Correspondance Hellénique, 80 (1956), p. 547-597.

[2] Pierre Courcelle, Connais-toi toi-même de Socrate à saint Bernard, Paris, Études augustiniennes, 3 tomes, 1974-1975, vol. 3, p. 740.

[3] « Je crois encore aujourd’hui à la théorie de l’‘ego transcendantal’ : le moi n’est qu’un objet probable, et celui qui dit je n’en saisis que des profils ; autrui peut en avoir une vision plus nette ou plus juste. Encore une fois, cet exposé ne se présente aucunement comme une explication. Et même, si je l’ai entrepris, c’est en grande partie parce que je sais qu’on ne peut jamais se connaître, mais seulement se raconter » (Simone de Beauvoir, La force de l’âge, Paris, Gallimard, 1960, 1ère partie, fin, p. 423-424). De même, on trouve une formulation inversée du précepte (« Sois pour toi-même… assez ») dans la célèbre scène des trolls de Peer Gynt (Henrik Ibsen, Peer Gynt, trad. Régis Boyer, coll. « GF » n° 805, Paris, Flammarion, 1994, p. 119).

[4] Blaise Pascal, Pensées, 465, éd. Brunschvicg. Cf. Paul VI dans son discours de Noël 1973.

[5] « Si ignoras te, egredere » (Ct 1,7, selon la traduction de la Vulgate).

[6] Marie-Joseph Le Guillou, Le mystère du Père. Foi des apôtres. Gnoses actuelles, coll. « Le Signe », Paris, Fayard, 1973, p. 200.

17.5.2022
 

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