Arsène Lupin, un gentleman-sauveur (et sauvé) ?

Avant d’être le titre d’un des meilleurs épisodes de la saga Black et Mortimer, « Le piège infernal » est celui de la quatrième nouvelle des confidences d’Arsène Lupin. Comme son homologue bédéique, le récit étonne les amateurs du gentleman-cambrioleur à plus d’un titre [1]. Du plus superficiel au plus profond.

La structure narrative, particulièrement véloce, est complexe, multipliant les retournements les plus inattendus. En un mot, « Le piège infernal » commence légèrement comme L’arnaque de George Roy Hill par une astucieuse combine d’Arsène Lupin dépouillant Nicolas Dugrival de cinquante mille francs qu’il venait de gagner au turf. La nouvelle se poursuit dramatiquement par le suicide du pigeon humilié et la tentative de réparation du voleur renvoyant la somme. Puis, nouveau coup de théâtre, la veuve Dugrival et son neveu, Gabriel se font à nouveau voler les cinquante mille francs et blesser dans des circonstances tellement invraisemblables que Ganimard évoque Lupin. Mais pourquoi celui-ci se volerait-il lui-même et pourquoi les agresserait-il ? C’est alors qu’un homme se présente chez les Dugrival et, rebondissement totalement inattendu, cet homme qui s’avère être Arsène Lupin en quête de lumière, découvre qu’il est tombé dans le piège infernal tendu par les prétendus volés qui s’avèrent être des voleurs professionnels. Là, blessé, attaché, isolé, affamé, Lupin voit sa fin venir. Toutefois, de manière incompréhensible, à trois reprises, les tentatives de l’assassiner échouent, de sorte que la veuve Dugrival décide de le dénoncer à Ganimard. Mais, ultime retournement, Gabriel, qui s’avère être une jeune fille déguisée en garçon et en voulait terriblement à Lupin du suicide de son oncle, lui sauve la vie. Pourquoi ?

La nouvelle surprend aussi par la mise en scène de l’humiliation d’Arsène Lupin qui, non seulement voit la mort en face au point d’avoir peur [2], non seulement expérimente une faiblesse aussi rare que durable – « Est-ce que je peux ! dit Lupin en faisant une tentative désespérée… Je n’ai pas la force [3] » –, non seulement combat un ennemi féminin qui s’avère plus rusée que lui (c’est aussi le cas de la comtesse de Cagliostro ou de l’anglaise ouvrant La demoiselle aux yeux verts), mais qui voit ce mal légitimé. Comme si la violence qu’il subit réparait les violences que le voleur a si souvent commises.

Mais un sujet d’étonnement encore plus grand attend le lecteur. Ce grand écrivain et grand inventeur d’intrigues créatives qu’était Maurice Leblanc était aussi un fin observateur de la condition humaine. Au terme du récit, afin d’expliquer la volte-face de Gabriel, il propose rien moins qu’une description de ce que la psychologie appellera le syndrome de Stockholm (le retournement intérieur de la victime en sauveteur de son bourreau) – même si, inconscient de la portée de sa découverte, le narrateur la reconduit trop vite à la satisfaction un rien narcissique de Lupin [4] – :

 

« Maintenant, il comprenait toute l’aventure […] il pouvait évoquer la jeune femme à son chevet de malade, soignant l’homme qu’elle avait blessé, admirant son courage et sa gaieté, s’attachant à lui, s’éprenant de lui, et, trois fois, malgré elle sans doute, en une sorte d’élan instinctif avec des accès de rancune et de rage, le sauvant de la mort [5] ».

 

Mais le plus stupéfiant ne réside pas encore là. Peut-être une logique plus cachée – voire dissimulée à son auteur même – anime-t-elle cette nouvelle é-norme au titre allusivement religieux : le caractère proprement providentiel du salut d’Arsène Lupin. Plusieurs signes l’attestent : la situation désespérée de Lupin pour qui toute issue est bouchée – « Tu n’as rien à espérer », lui est-il dit à deux reprises, ce à quoi le héros consent par un sobre « Oui [6] », qui tranche avec ses habituelles fanfaronneries ; les coïncidences multipliées des interventions qui lui sauvent la vie ; les mots mêmes employés pour la qualifier [7] ; la confidence que fait Lupin de sa foi en « la métempsycose » et « la migration des âmes [8] » ; la mention de « Dieu » à plusieurs reprises, notamment dans la bouche de la criminelle [9] ; le prénom angélique du jeune homme (Gabriel) qui, étrangement, ne sera jamais changé en celui de la jeune fille, comme si son équivocité auditive (il convient aussi à l’autre sexe) et évoque le plus heureux des messages salvifiques ; surtout, le besoin d’absoudre la conscience de Lupin de son crime involontaire [10] (non le vol du voleur, ce qui, dans la logique lupinesque, n’est que juste compensation, mais sa mort). Ne trouve-t-on pas ici une confirmation du thème secret qui anime toute la saga ? En psychologie, le syndrome sauveteur ; en anthropologie, le machisme ; surtout, positivement, en théologie : la figure et la médiation d’un rédempteur. Beaucoup plus qu’un aventurier cabochard et qu’un cambrioleur talentueux, plus qu’un Robin des Bois des temps modernes et, dans la dernière partie de sa vie, qu’un Sherlock Holmes à la française spécialisé dans les énigmes historiques, et certes moins que le Christ, Arsène Lupin séduit d’abord et avant tout parce qu’il incarne un sauveur, omniscient et omnipotent, à l’occasion vulnérable et amoureux – celui que, au plus intime de lui, toute personne pressent et attend, pour lui, voire pour son pays…

Pascal Ide

[1] Maurice Leblanc, « Le piège infernal », Les confidences d’Arsène Lupin, cité d’après l’édition suivante : Paris, Archipoche, 2021, p. 329-358.

[2] « Il a peur ! il a peur ! Je vois ça dans ses yeux ! » (Ibid., p. 348).

[3] Ibid., p. 353.

[4] Lupin « contempla longuement, avec une certaine complaisance, son visage que la maladie et l’angoisse n’avaient pas trop abîmé. – Ce que c’est, pourtant, murmura-t-il, que d’être joli garçon ! » (Ibid., p. 357. Souligné par moi).

[5] Ibid., p. 356.

[6] Ibid., p. 344.

[7] « Il y a quelque chose d’étrange là-dessous, de fantastique, de miraculeux » (Ibid., p. 350) ; « Lupin se rappela les trois inteventions miraculeuses auxquelles il devait la vie » (Ibid., p. 352. Souligné par moi).

[8] Ibid., p. 346.

[9] « je te jure Dieu » (Ibid., p. 342) à deux reprises. « Chaque matin et chaque soir je refais le serment… je le [le serment de tuer Lupin] refais à genoux, oui, à genoux devant Dieu qui m’écoute ! » (Ibid., p. 348).

[10] En effet, il y a un paradoxe inexpliqué à ce que la veuve Dugrival qui veut tant faire payer à Lupin son crime déclare néanmoins : « Après tout, pourquoi te le cacher ? Ça soulagera ta conscience » (Ibid., p. 346).

19.5.2022
 

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