Benoît XVI. Une théologie de l’amour I, 3 (2nde partie)

6) L’amour comme don total

L’amour est don de soi. Or, celui-ci ne va pas sans dépouillement, sans renoncement à soi [1] : « l’humilité du renoncement […] fait partie de l’essence de l’amour [2] ». À l’école du Christ qui nous a aimés « jusqu’au bout » (cf. Jn 13,1 [3]), le don chrétien ne peut qu’être radical et total.

Déjà, dans le développement qu’il consacrait à la loi du « être-pour » évoquée ci-dessus, Joseph Ratzinger convoquait l’image cosmique employée par le Christ : « si le grain de blé ne tombe en terre ne meurt pas, il demeure seul ; mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit » (Jn 12,24). Il la commentait ainsi : « la vie ne prend naissance qu’à travers la mort, à travers la perte de soi-même [4] ». La parole de Jésus revient un nombre significatif de fois chez Benoît XVI [5].

  1. Le pape en reconnaît le fondement cosmologique et même tout son arrière-plan mytho­logique. Il l’a développée de manière inattendue lors de la seconde fête-Dieu qu’il a célé­brée à Rome. L’exposé est suffisamment original pour qu’il vaille la peine de le citer avec générosité : « Dans le pain fait de grains moulus, se cache le mystère de la Passion. La fa­rine, le blé moulu, suppose que le grain soit mort et ressuscité. En étant moulu et cuit, il porte ensuite en lui une fois de plus le mystère même de la Passion. Ce n’est qu’à travers la mort qu’arrive la résurrection, qu’arrivent le fruit et la vie nouvelle. Les cultures de la Méditerranée, au cours des siècles précédant le Christ, ont profondément perçu ce mys­tère. Sur la base de l’expérience de cette mort et de cette résurrection, elles ont conçu des mythes de divinité qui, en mourant et en ressuscitant, donnaient la vie nouvelle. Le cycle de la nature leur semblait comme une promesse divine au milieu des ténèbres de la souf­france et de la mort qui nous sont imposées. Dans ces mythes, l’âme des hommes, d’une certaine façon, se projetait vers le Dieu qui s’est fait homme, qui s’est humilié jusqu’à la mort sur une croix et qui a ouvert ainsi pour nous tous la porte de la vie. Dans le pain et dans son devenir, les hommes ont découvert comme une attente de la nature, comme une promesse de la nature que cela devait exister : le Dieu qui meurt et qui, de cette façon, nous conduit à la vie. Ce qui était attendu dans les mythes et qui, dans le grain de blé lui-même, est caché comme signe de l’espérance de la création — cela a réellement eu lieu dans le Christ [6] ». Il se dit ici, d’une manière très vivante, toute la relation existant entre l’humanité créée et la vie divine [7] ; plus encore, l’homme n’est pas seulement en attente de la grâce, mais du Christ c’est-à-dire de Dieu qui vient dans notre chair, pour mourir et ressusciter en nous transmettant la vie par son Eucharistie – bref, de tout le mystère chré­tien.
  2. Le Christ est d’abord celui qui a vécu cette loi spirituelle de mort et résurrection, et lui a donné son sens plénier : Jésus a donné sa vie pour nous donner la vie. Cette fécondité paradoxale (la mort donne la vie) vient de l’amour. Ainsi qu’on le reverra, pour Benoît XVI, la perte de soi porte du fruit parce qu’elle est un acte d’amour et que l’amour présente la plus puissante énergie de transformation : Jésus métamorphose la violence subie en amour, en pardon offert. Voire, de manière très inhabituelle, le pape fait parler Jésus, adoptant un style à la première personne : « De ma mort sur la croix proviendra la grande fécondité [8] ». Cette mort à soi commence en fait dès l’Incarnation : « Dieu est bon au point de renoncer à sa splendeur divine et descendre dans l’étable [9] ». Et déjà ici, le renonce­ment porte du fruit. Voilà pourquoi l’homélie de Noël déjà citée établit une quasi-équiva­lence entre l’amour, le don de soi, le renoncement à soi et un quatrième terme qui est la gloire : « Dans cet Enfant couché dans l’étable, Dieu montre sa gloire – la gloire de l’amour, qui se fait don lui-même et qui se prive de toute grandeur pour nous conduire sur le che­min de l’amour ». Ce faisant, Benoît XVI rejoint l’intuition centrale de son ami, le théologien suisse Hans Urs von Balthasar (1905-1988), pour qui la gloire de l’amour consiste dans l’obéissance absolue, l’abandon total de Jésus à l’amour de son Père [10]. Il le cite d’ail­leurs en ce sens [11] : Dieu « n’est pas, en premier lieu, une puis­sance absolue, mais un amour absolu dont la souveraineté ne se manifeste pas dans le fait de garder pour soi ce qui lui appartient, mais dans son abandon [12] ». Pour autant, et contrairement à son ami Balthasar, le pape n’emploie presque jamais le terme « kénose » [13].
  3. De même que le disciple imite le don de son Maître, de même en suit-il la radicalité. Et cela vaut en premier lieu pour les figures apostoliques. Appelant Pierre après la pêche mi­raculeuse, Jésus l’invite « à la confiance et à s’ouvrir à un projet qui dépasse toutes ses perspectives [14] ». L’appel qui vient de Dieu trouve sa me­sure en celui-ci et non dans ce que l’homme peut ou veut. Voilà pourquoi non seulement ce dernier est invité à entrer dans la confiance, mais il doit aussi renoncer à ses repères proprement hu­mains. Avant de partir voir Lazare, l’apôtre Thomas s’exclame : « Allons-y nous aussi, pour mourir avec lui ! » (Jn 11,16). Décrivant cette « détermination », Benoît XVI estime qu’elle est « véritablement exemplaire et nous offre un précieux enseignement : elle révèle la totale disponibilité à suivre Jésus, jusqu’à identifier son propre destin avec le sien et à vouloir partager avec Lui l’épreuve suprême de la mort. En effet, le plus important est de ne jamais s’écarter de Jé­sus [15] ». Or, nous avons vu que la proximité et l’éloignement – « ne jamais s’écarter » – était, pour le pape, une manière d’exprimer l’amour. Celui-ci s’identifie donc avant tout à l’obéissance et à la suite du Christ [16]. Dernier exemple : rapprochant dans un raccourci saisissant, deux épisodes où la vie de Jacques le Majeur est intimement unie à celle du Christ, la Transfiguration et l’agonie à Gethsémani, Benoît XVI ose affirmer : « La gloire du Christ [la Transfiguration] se réalise précisément dans la Croix [l’agonie] [17] ».
  4. Ce qui est vrai des Apôtres l’est aussi de tout disciple du Christ. « Jésus présente comme motif et norme de notre amour sa personne même : . C’est ainsi que l’amour devient véritablement chrétien, en portant en lui la nouveauté du christianisme : à la fois dans le sens où il doit s’adresser à tous, sans distinction, et surtout dans le sens où il doit parvenir jusqu’aux conséquences extrêmes, n’ayant d’autre mesure que d’être sans mesure [18] ». L’amour spécifiquement chrétien s’identifie au don radical de soi ; or, celui-ci implique le renoncement qui est, selon les mots mêmes de la parabole, mort à soi-même : « Celui qui a confiance en Lui et l’aime d’un amour sincère, comme le grain de blé tombé en terre, accepte de mourir à lui-même [19] ». Mais, bien évidemment, ce renoncement à soi n’est possible et fécond qu’intimement relié à celui du Christ. Faisant appel à un antique récit datant du début VIe siècle intitulé Passion d’André, Benoît XVI « tire une leçon très impor­tante : nos croix acquièrent de la valeur si elles sont considérées et accueillies comme une partie de la croix du Christ, si elles sont touchées par l’éclat de sa lumière [20] ».

Par ailleurs, parce qu’il est don de soi jusqu’à l’oubli de soi, l’amour ne peut éviter la souffrance. Voici ce qu’affirmait le pape dans une réponse improvisée à des questions po­sées par les prêtres du diocèse d’Aoste : « S’il n’existe pas de forces morales dans les âmes, ni la disponibilité à souffrir également pour ces valeurs, on ne construit pas un monde meilleur, au contraire, le monde empire chaque jour, l’égoïsme domine et détruit tout. On voit que la moralité en tant que telle ne vit pas, n’est pas efficace si elle n’a pas un fondement plus profond dans des convictions qui donnent réellement des certitudes et qui donnent aussi la force de souffrir car, dans le même temps, elles font partie d’un amour, un amour qui grandit dans la souffrance et qui est la substance de la vie. À la fin, en effet, seul l’amour nous fait vivre et l’amour est tou­jours également souffrance : il mûrit dans la souf­france et donne la force de souffrir pour le bien sans tenir compte de sa propre personne en ce moment actuel [21] ». Loin d’être excessif, le propos de Benoît XVI est tout en nuance et en équilibre. D’un côté, il se refuse à l’hédonisme ambiant qui fait de la souffrance l’anti-valeur absolue : en effet, la vie morale et le don à l’autre suppose des choix, et parfois des choix coûteux, des renoncements douloureux, notamment à son égoïsme ; un peu avant, il rappelait la para­bole du grain de blé tombé en terre : « ce n’est qu’à travers un processus de transformation dans la souffrance que l’on parvient au fruit et qu’apparaît la solution ». De l’autre, il écarte tout autant le dolorisme, l’apologie de la souffrance pour la souffrance : le mal relatif de la souffrance ne prend sens qu’à raison du bien qui est poursuivi. Plus précisément, le pape conjure le masochisme de deux manières. La souffrance n’est pas le premier mot, puisque c’est le don de soi qui conduit au renoncement douloureux à soi (renoncement à son pé­ché, comme l’égoïsme, mais aussi parfois à des biens précieux, comme fonder une famille pour une personne consacrée). La souffrance n’est pas le dernier mot, puisque le renon­cement a pour finalité la fécondité : « Celui qui rencontre Jésus, qui se laisse attirer par Lui et qui est disposé à le suivre jusqu’au sacrifice de sa vie, fait personnellement l’expé­rience, comme Lui l’a faite sur la croix, que seul le  qui tombe en terre et meurt porte  (cf. Jn 12,24) [22]. »

De même qu’il écarte le dolorisme, Benoît XVI prévient le risque de découragement face à la souffrance. C’est ainsi qu’après avoir affirmé que « l’expérience de l’Église démontre que toute forme de sainteté, tout en suivant des parcours différents, passe toujours par le chemin de la croix, le chemin du renoncement à soi-même. Les bio­graphies des saints décrivent des hommes et des femmes qui, dociles aux desseins di­vins, ont parfois affronté des épreuves et des souffrances indescriptibles, des persécutions et le martyre [23] », il ajoute : « La sainteté exige un effort constant, mais elle est à la portée de tous car, plus que l’œuvre de l’homme, elle est avant tout un don de Dieu ».

Encore une fois, le pape nous offre un bel exemple de ce qu’il enseigne. En effet, lorsqu’il fut nommé archevêque de Munich par le pape Paul VI, donner son consentement lui fut coûteux : « Je me sentais dès le début une vocation d’enseignant et je croyais qu’à ce mo­ment-là précisément – j’avais cinquante ans – j’avais trouvé pour ainsi dire ma propre vi­sion théologique et que je pourrais à présent créer une œuvre, pour contribuer un peu à l’ensemble de la théologie [24] ». Or, ayant demandé conseil, il prend conscience que, dans l’état actuel de l’Église, « il faut que des théologiens soient prêts à servir comme évêques [25] ». Il consent donc à renoncer à sa vocation d’enseignant. Ratzinger le précise plus loin :

 

« Servir la vérité […] est la  ‘volonté la plus haute’ qui préside à ce métier. Mais cela se paie naturellement en petite monnaie. [En l’occurrence,] le prix à payer fut de ne pas pou­voir faire entièrement ce que je m’étais imaginé, c’est-à-dire participer par la pensée et la parole aux grandes discussions spirituelles de notre époque, développer une œuvre propre. J’ai dû me plonger dans les détails et la multiplicité des conflits et événements factuels. Une grande partie de ce qui m’intéressait, j’ai dû le laisser de côté, me consacrer simplement à mon service et l’accepter comme la tâche qui m’était dévolue. Et j’ai dû me défaire de l’idée que je devrais absolument lire ou écrire ceci ou cela, et reconnaître que ma mission était ici [26] ».

 

Selon le critère laissé par le Christ (« on juge l’arbre à ses fruits »), la justesse de la décision prise dans le renoncement fut attestée par sa fécondité : « Je crois que j’ai pu faire quelque chose d’utile, d’une autre manière que celle que j’avais pré­vue et espérée. Et je suis vraiment reconnaissant de cette vie, telle que Dieu l’a organisée et formée [27] ».

À ce sujet, la seconde des trois conversions de saint Augustin que Benoît XVI distingue dans la superbe homélie prononcée lors de la visite pastorale à Vigevano et Pavie, ne dé­crit-elle pas très exactement le renoncement qu’il a dû lui-même vivre ? De nombreux ob­servateurs ont fait le rapprochement. Après son baptême, Augustin a fondé un monastère avec ses amis et vit une vie monastique toute adonnée à la prière et à la contemplation. Or, quatre années plus tard, en 391, alors qu’il se rend à la ville d’Hippone et rentre dans une église, la foule le force à devenir prêtre. Augustin commente l’événement dans une lettre en disant que « au temps de mon ordination, quelques-uns de mes frères me virent, dans la ville, verser des larmes ». Or, cette tristesse venait du renoncement à la vie contemplative dont il rêvait : « Le beau rêve de la vie contemplative avait disparu, explique Benoît XVI, la vie d’Augustin s’en trouva fondamentalement transformée. À présent, il ne pouvait plus s’adonner à la méditation dans la solitude ». Mais ce renoncement à « la grande œuvre philosophique de toute une vie, qu’il avait rêvée » était en vue d’une fécon­dité plus grande : « À sa place, nous fut donné quelque chose de plus précieux : l’Évangile traduit dans le langage de la vie quotidienne et de ses souffrances [28] ». Hors l’évidente analogie des situations, l’intensité singulière du propos – déjà perceptible à l’écrit mais encore bien plus sensible à l’oral aux dires des journalistes présents –, la finesse de l’in­tuition, l’originalité de l’analyse, l’affinité d’âme bien connue entre Augustin et l’orateur, tout ne suggère-t-il pas l’investissement personnel de celui-ci et, plus encore, une imita­tion-identification ?

7) L’amour comme don reçu

L’amour chrétien se caractérise d’abord par le fait qu’il sait ne pas être la source. Dans une parole citée plus haut [29], le pape affirme que le don de soi (« Paul […] vit du Christ en se donnant lui-même ») ne s’oppose pas seulement à l’égoïsme (« non plus en se cherchant lui-même ») – ce qui est une évidence – mais aussi à l’orgueil (« et en se construisant lui-même ») – ce qui n’en est pas une. Il se dit ici une vérité profonde : l’amour chrétien n’est pas seulement don de soi, en l’occurrence un don total et un dé­pouillement de soi ; il est aussi et d’abord un don reçu. Autrement dit, l’homme ne peut se donner que s’il reçoit de Dieu cette capacité. Par conséquent, l’amour dont parle l’Évangile n’est pas seule­ment don de soi mais aussi don pour soi (exactement don de Dieu pour soi). L’ »identité chré­tienne », poursuit le pape, « se compose précisément de deux éléments : […] se recevoir du Christ, et se donner avec le Christ [30] ». De même, on a vu, à la suite de l’encyclique Deus caritas est que l’amour divin est entrelacs d’éros et d’agapè ; or, Benoît XVI comprend leur relation en termes de réception et donation [31] : l’agapè a besoin de l’éros car « il ne peut pas toujours seulement donner, il doit aussi rece­voir [32] ».

Or, recevoir suppose l’humilité qui est la vertu des commencements, de l’enracinement, ainsi que le suggère son étymologie [33]. Voilà pourquoi Benoît XVI avait commencé son exposé sur Paul en notant que le péché de l’Apôtre des Gentils, « avant sa conversion », n’était pas son manque de foi – « Au contraire, il était observant, d’une observance fidèle jusqu’au fanatisme » – mais son orgueil. En effet, celui-ci consiste à se faire l’origine et le terme de son existence ; or, tel fut le péché de Paul : « À la lumière de la rencontre avec le Christ, il comprit cependant que de cette manière, il avait cherché à se construire lui-même, à construire sa propre justice, et qu’avec toute cette justice, il avait vécu pour lui-même [34] ». Voilà pourquoi donner sans d’abord recevoir, revient à se mettre à la place de Dieu, ce qui constitue l’essence cachée de tout acte d’orgueil.

Donation et réception composent donc l’amour. Elles ne sont toutefois pas symé­triques. Celle-ci précède et fonde celle-là : « dans la perspective chrétienne, l’écoute est prioritaire [35] ». Dit autrement, l’amour est une réponse : « de destinataires qui recevons un amour qui nous précède et nous dépasse, nous sommes appelés à l’engagement d’une réponse ac­tive qui, pour être adéquate, ne peut être qu’une réponse d’amour [36] ». N’est-ce pas l’atti­tude même du Christ qui « n’agit jamais seulement de lui-même [37] », mais écoute son Père et lui obéit ? Commentant la phrase programmatique des Journées Mondiales de la Jeu­nesse de Cologne : « Nous sommes venus l’adorer », Benoît XVI prescrit : « Avant toute acti­vité et toute transformation du monde, il doit y avoir l’adoration [38] ». Voilà pourquoi, lors de la naissance de Jésus, Dieu apparaît aux bergers. Une certaine conception romantique du pâtre – à laquelle des représentations de la crèche ne sont pas étrangères – nous fait oublier un point que le fin connaisseur de l’Écriture qu’est le pape nous rappelle : « les ber­gers étaient méprisés ; ils étaient considérés comme peu fiables et, au tribunal, ils n’étaient pas admis comme témoins ». Pourtant, Dieu les choisit comme témoins. En effet, « c’étaient des veilleurs. Cela vaut avant tout dans le sens extérieur : de nuit, ils veillaient auprès de leurs moutons. Mais cela vaut aussi dans un sens plus profond : ils étaient dis­ponibles à la pa­role de Dieu. Leur vie n’était pas fermée sur elle-même ; leur cœur était ouvert. D’une cer­taine façon, au plus profond, ils L’attendaient ». Or, continue le pape, la « vigilance » consiste en une « disponibilité – disponibilité à écouter, disponibilité à se mettre en route ». Et il souligne avec délicatesse l’importance de cette attitude : « C’est cela qui in­téresse Dieu. Dieu aime tous les hommes parce que tous sont ses créatures. Mais cer­taines personnes ont fermé leur âme ; son amour ne trouve aucun accès auprès d’eux. D’autres, qui peut-être moralement sont aussi pauvres et pécheurs, souffrent au moins de cela. Ils attendent Dieu. Ils savent qu’ils ont besoin de sa bonté, même s’ils n’en ont pas une idée précise [39] ». Par conséquent, l’attitude première de l’âme est cette disponibilité pleine d’yeux qui précède toute action efficace. En cela, une nouvelle fois, le pape s’inscrit dans l’esprit de la parole de Gaudium et spes déjà citée. Celle-ci commence en affirmant : « l’homme, seule créature que Dieu veut pour elle-même ». Par conséquent, elle enracine le don de soi dans la réception de l’amour incondi­tionnel de Dieu : l’homme ne peut aimer Dieu que si d’abord il se laisse aimer. Nous retrouvons aussi le thème de l’amour humain comme réponse à un appel qui le précède.

La disponibilité – ou obéissance – est une attitude à ce point fondamentale [40] qu’en elle réside le fond même de la prière. Telle est la posture intérieure de Marie. Rappelant sa ré­ponse à l’ange : « Je suis la servante du Seigneur ; qu’il m’advienne selon ta parole ! » (Lc 1,38), le pape explique : « Telle est son attitude permanente de fond. Ainsi, elle nous en­seigne à prier : ne pas vouloir affirmer face à Dieu notre volonté et nos désirs, puissent-ils nous paraître importants, raisonnables ; mais les apporter devant Lui et le laisser décider ce qu’il veut faire ». Puis, passant, comme si souvent, de la description à la prescription, il tire la leçon pour le chrétien, pour nous : « De Marie nous apprenons la bonté prête à aider, mais également l’humilité et la généro­sité d’accepter la volonté de Dieu, en ayant confiance en Lui, certains que sa réponse, quelle qu’elle soit, sera notre bien, mon bien véritable [41] ».

8) La respiration de l’amour : du don reçu au don offert

De manière plus générale, le couple réception-donation, déjà rencontré à plusieurs re­prises, joue un rôle structurant dans la pensée de Benoît XVI. Elle en constitue comme la respiration, le rythme primordial [42]. D’un mot : ne peut don­ner que celui qui consent à recevoir. Cette loi souligne une passivité originaire : l’homme n’est pas sa propre origine. Toutefois, cette réceptivité ne doit pas se comprendre de ma­nière mécanique, comme si le don s’écoulait du donateur au récepteur, comme s’il traver­sait l’homme transformé un canal. Une telle compréhension du don aliènerait l’homme ; de plus, elle signifierait que le Donateur l’utilise à ses propres fins. « L’eau que je lui donnerai deviendra en lui source d’eau jaillissant pour la vie éternelle », dit Jésus de celui qui boit, autrement dit au croyant (Jn 4,14). Entre l’eau donnée par Dieu et reçue par l’homme, et cette eau qui devient source généreuse, il y a ce « en lui » : l’expression signifie l’intériorisa­tion et donc la liberté qui consent à recevoir l’eau, mais aussi la créativité qui transforme l’eau accueillie en source.

Considérons par exemple l’exposé que fait le pape de ce qu’est la Tradition dans les trois caté­chèses qu’il consacre à ce sujet [43]. Au seuil de la troisième, il résume son intuition en la défi­nissant de la manière suivante : « la Tradition de l’Église […] est la présence perma­nente de la parole et de la vie de Jésus parmi son peuple. Or, pour être présente, la parole a besoin d’une personne, d’un témoin. C’est ainsi que naît cette réciprocité : d’une part, la parole a besoin de la personne mais, de l’autre, la personne, le témoin, est lié à la parole qui lui est confiée et non pas inventée par lui. Cette réciprocité entre [le] contenu – parole de Dieu, vie du Seigneur – et [la] personne qui l’accomplit est caractéristique de la struc­ture de l’Église [44] ».

La dernière phrase généralise le propos, passant de la Tradition, à « la structure de l’Église ». Ce qui va être dit peut donc être considéré comme une loi générale « caractéris­tique » de tout ce qui touche la vie ecclésiale. Celle-ci (et donc la Tradition qui en constitue un cas particulier) est constituée par deux pôles : la parole et la personne. Par ailleurs, ces deux pôles sont réciproques. Ils sont nécessaires l’un à l’autre autant qu’irréductibles dans leur différence : d’une part, « la parole est confiée [au fidèle, au sujet] et non pas inventée » par lui ; d’autre part, celui-ci est requis, convoqué : « la parole, pour être présente, a besoin d’une personne ». Unis mais distincts, les deux pôles de la Tradition vivent donc en com­munion et en relation interpersonnelle ; et les chapitres 4 et 5 montreront que communion et relation interpersonnelle sont étroitement corrélées à l’amour.

Enfin, comment cette corrélation entre ces pôles est-elle pensée ? Loin d’être juxtaposés, ils sont organisés, et cela à partir de la logique du don : si le témoin, l’Église n’invente pas la Parole, c’est donc qu’il la reçoit ; or, la réception suppose un don. La Tradition naît de la rencontre entre la parole de Dieu qui est donnée et le témoin qui reçoit ; de manière plus générale l’Église n’existe que de vivre la parole et de la vie reçues du Seigneur. Par conséquent, la Tradition et l’Église se reçoivent de Jésus comme le sujet reçoit du dona­teur ; plus généralement, le couple sujet-objet est réinterprété comme sujet récepteur et objet donné. La distinction plus abstraite et plus froide du subjectif et de l’objectif est donc interprétée à partir de la dynamique concrète et chaleureuse du don, de l’amour. Une nouvelle fois, affirmer que l’amour est au cœur de la pensée du pape, c’est aussi affirmer qu’elle bat au rythme du donner et du recevoir, du recevoir pour donner.

La manière même de travailler de Joseph Ratzinger illustre cette loi de réception-dona­tion (recevoir pour donner). Interrogé par la revue 30 giorni juste après l’élection de Benoît XVI, le cardinal-archevêque d’Esztergom-Budapest Peter Erdö confiait : « Mes souvenirs les plus chers de la personne du Pape sont liés à son activité dans les différentes congré­gations et commissions du Saint-Siège. C’était un cardinal très estimé qui écoutait tou­jours avec attention l’opinion de tous les autres et, à la fin des réunions, dans son inter­vention, il procédait à une élégante synthèse dans laquelle il tenait compte de tous les éléments positifs apparus dans la discussion. Et il ne se limitait pas à présenter une syn­thèse du débat, il indiquait aussi avec une extrême clarté la voie qui permettait de ré­soudre le problème [45] ».

9) Une place pour l’amour de soi ?

Une objection pourrait naître : l’insistance sur le don de soi ne s’opère-t-elle pas au dé­triment de l’amour de soi qui est pourtant commandé par l’Ancien Testament et rappelé par le Christ (« Tu aimeras ton prochain comme toi-même ») ? De fait, l’encyclique Deus cari­tas est parle de l’amour de Dieu et de l’amour du prochain, mais semble faire l’im­passe sur la juste amitié avec soi.

D’abord, une lecture attentive de l’encyclique prouve qu’une place, certes minime, mais réelle, est laissée à l’amour de soi [46]. Surtout, plus profondément, Benoît XVI renverse le problème : le don de soi constitue le véritable accomplissement de soi et donc la meilleure manière qu’a le moi de ne pas se perdre mais de se trouver. C’est ce que, une nouvelle fois, montre l’exemple de Marie : la Mère de Dieu « s’est entièrement donnée au Christ et, avec Lui, elle nous est donnée en don à nous tous », au point qu’on peut affirmer qu’elle a vécu un don de soi total et totalement dépouillé : « elle est, pour ainsi dire, totalement ex­propriée d’elle-même ». Or, le pape ajoute aussitôt : « En effet, plus la personne humaine se donne, plus elle se trouve elle-même [47] ». Et la formulation non plus personnalisée mais anonyme montre que Benoît XVI y déchiffre une loi universelle. En cela, une nouvelle et dernière fois, il re­noue avec l’intuition de la phrase mentionnée de Gaudium et spes : « l’homme […] ne se trouve que dans le don sincère de lui-même ». Se donner, c’est se trouver [48].

Mais une nouvelle réponse doit être maintenant développée. Le don de soi ne constitue pas le but ; l’homme ne trouve son accomplissement que dans la communion. Or, celle-ci est un échange de dons ; elle n’existe que si chaque personne à tour de rôle donne et re­çoit, que si le don circule. Dès lors, l’estime de soi est nourrie non seulement parce que nous recevons de l’amour mais aussi, et peut-être plus encore, parce que l’amour que nous donnons est accueilli.

Pascal Ide

[1] Quelques statistiques : « renoncement » et « renoncer » : 65 fois ; « détachement » et « détacher » : 33 fois ; « dépouillement » et « dépouiller » : 17 fois ; « désappropriation » et « désapproprier » : 2 fois. Un terme au sens plus large, « abandon », se re­trouve 156 fois. On compte 16 occurrences de l’expression « don total » et 1 de l’expression « don absolu ». En revanche, les mots « anéantissement » (rencontré 1 fois) et « anéantir » (rencontré 6 fois dont 1 pour traduire Ph 2,7) ne sont jamais em­ployés selon le sens technique qu’il a reçu dans l’École française de spiritualité.

[2] Homélie de la messe de minuit, lundi 25 décembre 2006.

[3] Le verset ouvrant la seconde partie de l’évangile de Jean (Jn 13, 1) est cité 15 fois. Mais l’expression « jusqu’au bout » est présente presque deux fois plus, toujours dans le sens christologique de l’expression johannique, mais sans référence ex­plicitée.

[4] La foi chrétienne hier et aujourd’hui, p. 175.

[5] Le verset Jn 12,24 est cité 7 fois, et la formule « grain de blé » se retrouve 23 fois, toujours dans le sens de la parabole évangélique.

[6] Homélie de la messe du « Corpus Domini », jeudi 15 juin 2006, parvis de la Basilique Saint-Jean-de-Latran. Ce développement fait écho aux travaux du fameux anthropologue James Frazer dans Le rameau d’or et que le pape connaît au moins à travers le récit de la conversion de Clives Staples Lewis (cf. sa biographie, Surpris par la joie, trad. Marc Tadié, Paris, Seuil, 1964, notamment p. 208) à laquelle il fait brièvement référence une fois.

[7] En théologie, il s’agit du problème des relations entre la nature et la grâce.

[8] Audience générale, mercredi 14 juin 2006.

[9] Homélie de la messe de minuit, dimanche 25 décembre 2005.

[10] Cf. Pascal Ide, « L’amour comme obéissance dans la Trilogie de Hans Urs von Balthasar », Annales Theologici, 22 (2008) n° 1, p. 35-77.

[11] À ce sujet, si les affinités entre les deux théologiens sont nombreuses et requerraient d’être étudiées pour elles-mêmes, les références effectives faites à Balthasar par Benoît XVI sont très rares. Hormis les 8 mentions dans le message aux participants au congrès inter­national promu pour le centième anniversaire de la naissance de Hans Urs von Balthasar, 6 octobre 2005, le théologien helvétique n’est mentionné que deux fois, aux audiences générales du mercredi 27 décembre 2006 et du mercredi 25 avril 2007.

[12] Mysterium paschale, I, 4, cité dans l’Audience générale, mercredi 27 décembre 2006.

[13] Il ne se rencontre qu’une fois dans l’expression « kénose de Dieu » (Homélie lors de la célébration de la pénitence avec les jeunes du diocèse de Rome, en préparation à la xxiième Journée Mondiale de la Jeunesse, jeudi 29 mars 2007). Le terme français « kénose » est construit à partir du verbe grec kénoô, « vider » que l’hymne de l’épître aux Philippiens applique à l’acte du Christ s’incarnant ; dès lors, la kénose signifie l’anéantissement du Fils devenant homme (Ph 2,7).

[14] Audience générale, mercredi 17 mai 2006.

[15] Audience générale, mercredi 27 septembre 2006.

[16] Voilà pourquoi le Saint-Père parle aussitôt du sens évangélique du verbe « suivre ».

[17] Audience générale, mercredi 21 juin 2006. Une nouvelle fois, cette affirmation, comme la précédente sur l’identification entre amour et obéissance, présentent une grande parenté comme la théologie de Balthasar.

[18] Audience générale, mercredi 9 août 2006.

[19] Homélie de la messe de la Toussaint du mercredi 1er novembre 2006.

[20] Audience générale, mercredi 14 juin 2006.

[21] Discours lors de la rencontre avec le clergé du diocèse d’Aoste, lundi 25 juillet 2005.

[22] Discours au pèlerinage au sanctuaire de la Sainte-Face à Manoppello, vendredi 1er septembre 2006.

[23] Homélie de la messe de la Toussaint, mercredi 1er novembre 2006.

[24] Cardinal Joseph Ratzinger, Le sel de la terre, p. 80.

[25] Ibid., p. 81.

[26] Ibid., p. 115.

[27] Ibid.

[28] Homélie de la messe à Pavie, dimanche 22 avril 2007.

[29] Audience générale, mercredi 8 novembre 2006.

[30] Ibid.

[31] Si le terme « réception » n’apparaît que 9 fois, on trouve plus de 400 occurrences du verbe « recevoir ».

[32] n° 7, § 2. Cette distinction n’est toutefois qu’une des cinq mises en œuvre dans les n° 4 à 15 (cf. Pascal Ide, « La dis­tinction entre éros et agapè dans Deus caritas est », art. cité, p. 353-369).

[33] Cf. Jean-Louis Chrétien, « L’humilité libératrice » et « L’humilité selon saint Bernard », in Le regard de l’amour, Paris, DDB, 2000, respectivement p. 11-31 et p. 33-54. Humilité vient de « humus », la terre, le sol. Elle « est la mère, la racine, la nourriture, le fondement et le lien des liens », disait saint Jean Chrysostome (In Acta Apostolorum hom. 30, PG 60, 225).

[34] Ibid. Et Benoît XVI continue son exposé sur Paul en le citant : « que la croix de notre Seigneur Jésus Christ reste mon seul orgueil » (Ga 6,14).

[35] Homélie de la cérémonie à la Basilique de Saint-Paul-hors-les-Murs, jeudi 25 janvier 2007.

[36] Audience générale, mercredi 9 août 2006.

[37] Homélie de la messe au Sanctuaire d’Altötting, lundi 11 septembre 2006.

[38] Discours à la Curie romaine, jeudi 22 décembre 2005.

[39] Homélie de la messe de minuit, dimanche 25 décembre 2005.

[40] Outre les termes « réceptivité » et « recevoir », dont les statistiques ont déjà été fournies, on rencontre plus de 120 fois les mots « obéissance » (86 fois), « obéir », « obéissant » et 133 fois les termes « disponibilité » (103 fois) et « disponible ».

[41] Homélie de la messe au Sanctuaire d’Altötting, lundi 11 septembre 2006.

[42] Si le terme « réception » n’apparaît que 9 fois, on trouve plus de 400 occurrences du verbe « recevoir ». Nous verrons plus loin que le vocabulaire du don est très présent.

[43] Cf. les audiences générales des mercredis 26 avril, 3 mai et 10 mai 2006.

[44] Audience générale, mercredi 10 mai 2006.

[45] « Les témoignages de vingt et un cardinaux sur le nouveau Pape », 30 giorni, article accessible sur le site http://www.30giorni.it/fr/articolo.asp?id=8942

[46] Cf. n° 6, § 2 ; n° 7, § 2. Cf. Pascal Ide, « La distinction entre éros et agapè dans Deus caritas est », art. cité.

[47] Homélie du jeudi 8 décembre 2005 en la solennité de l’Immaculée Conception et à l’occasion des 40 ans du Concile Vatican II. La formule ici utilisée rappelle un passage célèbre de la Constitution pastorale sur l’Église dans le monde de ce temps : « l’homme, seule créature sur terre que Dieu a voulue pour elle-même, ne peut pleinement se trouver que par le don désintéressé de lui-même » (Gaudium et spes, n° 24, 3 ; cf. Pascal Ide, « Une théologie du don », art. cité).

[48] Je me permets d’ajouter que cette vérité doit s’entendre au plan où elle est proférée et dans la lumière de foi qui lui est propre ; elle n’exclut donc nullement le plan psychologique, humain (la grâce présuppose la nature) pour qui l’amour de soi doit précéder et préparer à l’amour de l’autre (cf., par exemple, dans une perspective plus analytique, Vincent Laupies, Donner sans blesser. Approche psychologique de la générosité et du pardon, Paris, Emmanuel, 2004 ou, en plus développé et dans une perspective comportementaliste, Christophe André, Imparfaits, libres et heureux. Pratiques de l’es­time de soi, Paris, Odile Jacob, 2006, p. 391-434).

13.2.2023
 

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