Benoît XVI. Une théologie de l’amour I, 4 (2nde partie)

2) La communion comme famille de Dieu

Benoît XVI exprime aussi cette idée de communion ecclésiale dans le registre incarné qu’il affectionne. Il parle par exemple « du sein maternel de l’Église » [1]. L’une de ses images préférées est celle, traditionnelle [2], de « famille de Dieu » [3]. La grande rareté de son utilisation dans le Magistère [4] rend signifiante la présence de 37 occurrences dans les prises de parole de l’actuel Pontife romain. Elle apparaît dès la première prise de pa­role publique du pape, dans la chapelle Sixtine : « Dieu qui, à travers son Église, veut for­mer une grande fa­mille avec tous les peuples [5] ».

L’expression est, on s’en souvient, biblique : « vous êtes citoyens du peuple saint, membres de la famille de Dieu » (Ép 2,19 [6]). Et le pape l’emploie en ce sens : « L’Église est la famille de Dieu dans le monde [7] ». Il en parle no­tamment à l’occasion du baptême [8] : en effet, « ce sacrement [le baptême] fait entrer dans la famille de Dieu [9] ». Il élargit aussi volontiers la signification aux hommes du monde entier, sans toutefois jamais ou­blier la relation avec l’Église [10]. Plus encore, à une reprise, lors d’une ho­mélie en la fête du Baptême du Seigneur, Benoît XVI associe audacieusement le Père au titre de membre de la famille : « Dans le baptême, nous sommes adoptés par le Père céleste, mais dans cette famille qu’Il se constitue, il y a également une mère, la mère Église [11] ».

Or, cette formule concrétise, rend proche le concept plus général de « communion ». Le Saint-Père l’a expressément dit lors de son voyage apostolique à Valence à l’occasion de la cinquième Rencontre mondiale des fa­milles : « La famille chrétienne est appelée Église domestique parce qu’elle manifeste et révèle la nature de l’Église comme famille de Dieu, qui est d’être communion et famille. Chacun de ses membres, selon son rôle propre, exerce le sacerdoce baptismal, contribuant à faire de la famille une communauté de grâce et de prière, une école de vertus humaines et chré­tiennes, le lieu de la première annonce de la foi aux enfants [12] ».

3) La communion comme guérison de la solitude

Benoît XVI exprime la communion de manière concrète encore d’une autre manière : elle est un remède à la solitude humaine. La phrase choisie pour devise lors de sa vi­site pastorale en Bavière était : « Celui qui croit n’est jamais seul ». Cette formule suggestive si­gnifie que l’effet premier de la foi est d’ouvrir le croyant à Dieu. Dit autrement, la foi le fait entrer en com­munion avec Dieu, selon la parole de Jésus rappelée au chapitre 3 : « Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole, et mon Père l’aimera ; nous viendrons à lui, et nous ferons chez lui notre demeure » (Jn 14,23). La devise est si importante pour le pape qu’elle ré­sonne déjà dans sa toute première homélie. Il en parle à propos de Jean-Paul II : « Pendant plus de 26 ans, ce Pape a été notre pasteur et notre guide sur le chemin à travers ce temps. Il a franchi le seuil vers l’autre vie – entrant dans le mystère de Dieu. Mais il n’ac­complissait pas ce passage tout seul. Celui qui croit n’est jamais seul – il ne l’est pas dans la vie, et pas même dans la mort [13] ».

Or, l’expression « Celui qui croit n’est jamais seul » traduit l’appel à la communion. Plus en­core que normative (elle dit ce qui est à faire), elle est en quelque sorte performative (elle fait ce qu’elle dit) : « Les messages que j’ai reçus au cours des derniers jours de la part des participants aux Messes en Bavière et également des téléspectateurs de l’Allemagne et d’autres pays – attestait Benoît XVI auprès de l’ambassadeur d’Allemagne près le Saint-Siège quelques jours après son voyage en Bavière – démontrent qu’une communion au­thentique a eu lieu au cours de ces journées [14] ». D’ailleurs, cette expression renvoie à la famille, c’est-à-dire, dans l’idéal, à la communion. Faisant le bilan de son voyage, le pape expliquait : « reprenant le thème de la visite pastorale , nous avons réfléchi sur le contenu du Symbole de la foi. Dieu, qui est Père, veut recueillir, à travers Jésus Christ, toute l’humanité dans une unique famille, l’Église [15] ».

Enfin, le croyant n’est jamais seule parce que la foi fait entrer en communion avec les autres croyants, ses frères. De même que la communion présente deux dimensions, de même, la formule « n’est jamais seul » renvoie tant à la relation avec Dieu qu’à la relation avec les membres de l’Église : « Cette expression se présente comme une invitation à ré­fléchir sur l’appar­tenance de chaque baptisé à l’unique Église du Christ, au sein de la­quelle on n’est jamais seul, mais en communion constante avec Dieu et avec tous nos frères [16] ». Lors de la messe sur l’esplanade de l’ »Islinger Feld », toujours lors du voyage pastoral en Bavière, Benoît XVI noue les deux communions, entre les hommes et avec Dieu : « De cette façon, il fait donc de nous tous une grande famille dans la communauté universelle de l’Église. Oui, celui qui croit n’est jamais seul. Dieu vient à notre rencontre [17] ». Deux jours plus tard, s’adressant notamment aux prêtres, le pape explicite cette double dimen­sion, horizontale et verti­cale :

 

« La devise de ces jours-ci était : . Cette parole vaut et doit valoir précisément également pour les prêtres, pour chacun de nous. Et elle vaut à nouveau sous un double aspect : celui qui est prêtre n’est jamais seul, car Jésus Christ est toujours avec lui. Il est avec nous ; nous sommes nous aussi avec Lui ! Mais cela doit valoir également dans l’autre sens : celui qui devient prêtre est introduit dans un presbyterium, dans une communauté de prêtres avec l’évêque. Et il est prêtre en étant en communion avec ses confrères [18] ».

4) La communion et l’amour

De multiples signes attestent donc l’importance de cette thématique de la communion dans la pensée du pape. Or, la communion est en relation étroite avec l’amour. Précisé­ment, elle en constitue le fruit par excellence. Le don est pour la communion. En effet, l’union cristallise le vœu le plus cher de l’amour. La merveille de l’amour est qu’il sort l’homme de son isolement, il lui permet de se rendre à la rencontre de l’autre et de pro­gressivement construire avec lui une unité respectueuse de la différence.

Benoît XVI l’explique avec profondeur dans son encyclique Deus caritas est : « Idem velle atque idem nolle [19] () ; voilà ce que les anciens ont reconnu comme l’authentique contenu de l’amour : devenir l’un sem­blable à l’autre, ce qui conduit à une communauté de volonté et de pensée. L’histoire d’amour entre Dieu et l’homme consiste justement dans le fait que cette communion de volonté grandit dans la communion de pensée et de sentiment, et ainsi notre vouloir et la volonté de Dieu coïnci­dent toujours plus : la volonté de Dieu n’est plus pour moi une vo­lonté étrangère [20] ». Or, ce qui est affirmé de la communion entre Dieu et l’homme s’ap­plique, muta­tis mutandis, à la relation entre les hommes. Le contexte de la citation initiale de Salluste montre d’ailleurs que l’historien latin (vers 86-35 av. J.-C.) parle de l’amitié.

On pourrait objecter que la communion s’enracine autant dans la connaissance que dans l’amour : comment s’aimer sans se connaître ? Benoît XVI ne vient-il pas de parler « d’une communauté […] de pensée » ? Pourtant, le pape maintient bien le primat de l’amour dans la construction de l’unité. Si la connaissance mutuelle est la condition de la communion, il n’en constitue pas la cause propre : que deux collègues travaillant ensemble depuis des années se connaissent ne suffit pas pour qu’ils soient amis. Le pape en apporte une dé­monstration originale et intéressante lorsqu’il traite de la rencontre de Paul avec le Christ [21]. « En effet, la foi, bien que nous unissant intimement au Christ, souligne la distinction entre nous et Lui. Mais, selon Paul, la vie du chrétien pos­sède également une composante que nous pourrions appeler , dans la me­sure où elle comporte une identifica­tion de notre personne avec le Christ et du Christ avec nous ». Or, cette dimension mystique est celle de la charité (cf. 1 Co 13). L’agapè est donc la source de la communion et celle-ci en est le sommet. C’est ce que signifie une expression caractéristique des épîtres de Paul : « en Christô », « dans le Christ », que l’on retrouve souvent chez Benoît XVI [22] et cette phrase exprime une « compénétration mutuelle entre le Christ et le chrétien ».

Ce qui a été dit de la communion va désormais s’approfondir dans une prise en compte plus précise de ceux que la communion relie, à savoir les personnes.

Pascal Ide

[1] « Pour les Pères de l’Église, l’eau devient le symbole du sein maternel de l’Église » (Homélie en la fête du Baptême du Seigneur, dimanche 7 janvier 2007).

[2] Dans une vaste bibliographie, j’extrais, en français : Bertrand de Margerie, « L’analogie familiale de la Trinité », Science et Esprit, 24 (1972), p. 77-92 ; D. Nothomb, « L’Église-famille : concept-clé du Synode des évêques pour l’Afrique. Une réflexion théologique et pastorale », Nouvelle revue théologique, 117 (1995), p. 44-64.

[3] Toute proche est l’expression de « famille de l’Église » dont on compte 10 occurrences.

[4] L’une des toutes premières références est Jean-Paul II dans l’Exhortation apostolique post­synodale sur l’Afrique Ecclesia in Africa, 14 septembre 1994, n° 63.

[5] Message au terme de la Missa pro ecclesia avec les cardi­naux électeurs, mercredi 20 avril 2005, n° 1.

[6] Le verset est d’ailleurs cité dans l’Audience générale, mercredi 26 avril 2006. Si Benoît le mentionne 3 fois, il n’in­clut qu’une seule fois « famille de Dieu » dans la citation.

[7] Deus caritas est, n° 25 et 32. Le n° 25 est cité dans le discours aux membres des associations Pro Petri Sede et Étrennes pontificales, lundi 30 octobre 2006

[8] Il n’y a par exemple pas moins de 3 occurrences dans l’homélie en la fête du Baptême du Seigneur, dimanche 8 janvier 2006.

[9] Entretien improvisé avec les prêtres du diocèse d’Albano, 31 août 2006, deuxième réponse.

[10] Cf. par exemple Discours au clergé du diocèse de Rome, jeudi 2 mars 2006 ; Homélie en la Solennité des Saints Apôtres Pierre et Paul, mercredi 29 juin 2005.

[11] Homélie en la fête du Baptême du Seigneur, dimanche 7 janvier 2007. Voire, le pape semble même faire de la Trinité la famille de Dieu dans cette expression : « Le Baptême est l’adoption et l’insertion dans la famille de Dieu, dans la communion avec la Très Sainte Trinité, dans la communion avec le Père, avec le Fils et avec l’Esprit Saint ». Mais l’on retrouve l’antique analogie au terme de son homélie : « La famille de Dieu se construit dans la réalité concrète de l’Église ».

[12] Compendium du Catéchisme de l’Église catholique, 28 juin 2005, n° 350. Cité dans le discours à la Cité des Arts et des Sciences de Valence (Espagne), samedi 8 juillet 2006.

[13] Homélie de la messe d’inauguration du pontificat, dimanche 24 avril 2005.

[14] Discours à Son Excellence M. Hans-Henning Horstmann, ambassadeur d’Allemagne près le Saint-Siège, à l’occasion de la présen­tation des lettres de créance, jeudi 28 septembre 2006.

[15] Audience générale, mercredi 20 septembre 2006.

[16] Ibid.

[17] Homélie de la messe sur l’esplanade de l’« Islinger Feld », Ratisbonne, mardi 12 septembre 2006.

[18] Discours lors de la rencontre avec les prêtres et les diacres permanents de la Bavière, Cathédrale de Freising, jeudi 14 septembre 2006.

[19] Salluste, Conjuration de Catilina, XX, 4.

[20] Deus caritas est, n° 17, § 2.

[21] Audience générale, mercredi 8 novembre 2006.

[22] Près de 190 fois, dont une en grec.

27.2.2023
 

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