Amoris laetitia, chap. 8. La continuité de l’enseignement magistériel

« Il est erroné de s’approcher d’un texte du Magistère comme si c’était la thèse d’un étudiant. Il faut s’en approcher avec la disponibilité à se faire juger, avant de juger, et aussi à mettre en crise et à réexaminer ses propres convictions, avec la disponibilité à se convertir [1] ».

A) Présentation générale

Le 19 mars 2016, le pape François a publié une exhortation apostolique Amoris laetitia sur l’amour dans la famille, d’une grande importance pastorale, quant à son objet et sa destination. Son écriture simple et imagée la rend, en effet, particulièrement accessible.

Nous nous centrerons sur une vive polémique suscitée par un bref passage du chapitre viii, en particulier les notes 336 et 351 (que nous citons ci-dessous). La question qui a été posée, et posée non seulement par des théologiens, mais par des cardinaux eux-mêmes, porte sur l’orthodoxie de ces passages. En d’autres termes, le pape François n’introduit-il pas une solution dans la continuité de l’enseignement magistériel ?

Dans un substantiel article de la Revue thomiste [2], dont on ne saurait trop recommander la lecture, le père Basile Valuet, théologien et moine de l’abbaye du Barroux, expose la polémique enflammée qui fait rage autour desdits passages et répond avec grande clarté à la question. Par la négative.

Le moine bénédictin est bien connu, quant au contenu, pour sa défense très argumentée de la continuité de l’enseignement magistériel [3] et, quant à la forme, par son souci de n’affronter une question que pour en explorer systématiquement tous les aspects [4]. Il met en œuvre sa thèse et sa méthode à propos du sujet hautement polémique qu’est l’enseignement d’Amoris laetitia. Cet article fait suite à deux autres articles : le premier analyse le cas, autrefois très rare, de divorcés remariés dont les fautes contre le sixième commandement n’étaient pas formellement des péchés mortels [5] ; le second se demande en quoi l’ignorance invincible de la conscience peut excuser [6].

1) Les textes en question

 

« Pour comprendre de manière appropriée pourquoi un discernement spécial est possible et nécessaire dans certaines situations dites ‘‘irrégulières’’, il y a une question qui doit toujours être prise en compte, de manière qu’on ne pense jamais qu’on veut diminuer les exigences de l’Évangile [ne umquam existimetur Evangelii postulata extenuari]. L’Église, appuyée sur une solide prise en considération de l’esprit et de l’âme, prend en compte des circonstances atténuantes [7]. Par conséquent, il n’est plus possible de dire que tous ceux qui se trouvent dans une certaine situation dite ‘‘irrégulière’’ vivent dans une situation de péché mortel, privés de la grâce sanctifiante [in statu esse peccati mortalis gratiaeque sanctificantis expertes] [8] ».

 

« À cause des conditionnements ou des facteurs atténuants, il est possible que, dans une situation objective de péché – qui n’est pas subjectivement imputable ou qui ne l’est pas pleinement – l’on puisse vivre dans la grâce de Dieu, qu’on puisse aimer, et qu’on puisse également grandir dans la vie de la grâce et dans la charité, en recevant à cet effet l’aide de l’Église [9] ».

 

Précisons que la « situation objective de péché » dont parle le texte doit être entendue comme une « situation objective de péché grave habituel ».

Ajoutons que, pour la juste interprétation de l’enseignement du pape François, l’on doit joindre un autre texte. En effet, le 5 septembre 2016, les évêques de la région pastorale de Buenos Aires ont publié une lettre pastorale adressée à leurs prêtres, qui porte sur l’application du chapitre viii d’Amoris laetitia. Et cette lettre fut approuvée par une lettre du pape François qui est datée du même jour. Il y affirme notamment : « Le texte est très bon et explicite pleinement le sens du chapitre VIII d’Amoris laetitia. Il n’y a pas d’autres interprétations. Et je suis sûr qu’il fera beaucoup de bien ».

Ces deux lettres furent publiées par les Acta Apostolicae Sedis, l’organe officiel du Saint-Siège, en octobre 2017, sous la date (trompeuse) du 7 octobre 2017. Cette publication précise le statut canonique de ce double courrier : il s’agit d’un rescrit du Saint-Père, Rescriptum « ex audientia Sanctissimi » [10], donc d’un document du magistère authentique. Ce document affirme à la fois la nouveauté de l’enseignement de l’exhortation et la continuité doctrinale en matière morale. C’est ce qu’atteste une distinction précieuse entre « permission » et « discernement ». La permission toucherait la loi universelle touchant l’accès au sacrement et la relativiserait dans une perspective laxiste, alors que le discernement la laisse intouchée et concerne seulement son application prudentielle, c’est-à-dire l’évaluation des circonstances. Après avoir dit que « Amoris laetitia ouvre la possibilité de l’accès aux sacrements de la Réconciliation et de l’Eucharistie (cf. notes 336 et 351) », la lettre ajoute :

 

« Cependant, il faut éviter de comprendre cette possibilité comme un accès sans restriction aux sacrements, ou comme si n’importe quelle situation pouvait le justifier. Ce qui est proposé est un discernement qui fasse dûment la distinction au cas par cas [11] ».

2) La détermination du père Basile

La question posée est la suivante. Le pape François déclare que des personnes divorcées remariées – c’est-à-dire déjà mariées sacramentellement, mais vivant maritalement (more uxorio) avec une autre personne que leur conjoint légitime – peuvent, en certains cas, recevoir les sacrements de pénitence et d’Eucharistie. Or, certains lui objectent qu’une telle affirmation est contraire à l’enseignement le plus constant du Magistère.

D’un mot, le père Basile répond que la formule « en certains cas » doit s’interpréter ainsi : si ces actes sont objectivement graves, des circonstances atténuantes empêchent qu’ils le soient subjectivement. En effet, affirme le Catéchisme de l’Église catholique, « pour qu’un péché soit mortel trois conditions sont ensemble requises : ‘est péché mortel tout péché qui a pour objet une matière grave, et qui est commis en pleine conscience et de propos délibéré’ [12] ». La première condition est objective, c’est-à-dire concerne l’objet ou la matière de l’acte. Elle est grave parce qu’elle s’oppose à l’un des dix commandements, en l’occurrence le sixième : « Tu ne commettras pas d’adultère » (Ex 20,14 ; Dt 5,17). Les deux autres conditions sont subjectives, c’est-à-dire concernent le sujet, en l’occurrence, son intelligence et sa liberté : la pleine connaissance pour l’intelligence et l’entier consentement pour la liberté. Lorsque les trois conditions sont remplies, l’on parle de péché mortel ; mais si seule la première l’est, on parle seulement de péché grave.

Or, dans les unions de personnes divorcées et remariées, il est possible que manque cette pleine connaissance de la faute ou, en tout cas, l’entière liberté. Voilà pourquoi, sous certaines conditions, le pape envisage un possible accès aux sacrements.

B) Présentation détaillée. Plan de l’article

Partant de là, Basile Valuet passe en revue la littérature parue sur Amoris laetitia, chap. viii. Il en propose une typologie [13], accompagnant les positions critiques à l’égard du magistère d’une réfutation systématique des opinions.

Je me permets de systématiser sa classification en me fondant sur le principe de polarité selon lequel le contraire d’une erreur (qui est toujours une affirmation unilatérale) est une erreur opposée (tout aussi unilatérale), et donc que la vérité consiste à intégrer la part de vérité présente dans les deux opinions extrêmes. La première opinion, qui regroupe les opposants à Amoris laetitia, correspond à ce que le pape Benoît XVI appelle l’herméneutique de la rupture. L’opinion opposée, qui rassemble une partie des sectateurs de l’exhortation, correspond à ce que l’on pourrait symétriquement appeler l’herméneutique de la répétition. Mais on se souvient que, dans son discours à la Curie romaine, le pape allemand parlait d’une « herméneutique de la réforme dans la continuité », c’est-à-dire « du renouveau dans la continuité [14] », et telle nous semble être la juste attitude.

1) L’herméneutique de la rupture

Selon cette opinion, la doctrine des passages susdits de l’exhortation Amoris laetitia contredit l’enseignement définitif du magistère antérieur. Autrement dit, nous sommes face à un cas d’herméneutique de la rupture !

a) Les uns s’en réjouissent

Tel est par exemple le cas du dominicain Ignace Berten [15]. Pour le contestataire belge, le pape François remet en question l’infaillibilité du magistère en matière de morale naturelle…

b) Les autres le déplorent

… et reprochent au pape François ses prises de position en désaccord avec l’enseignement moral de l’Église.

1’) Les documents collectifs

Les principaux écrits sont, dans l’ordre chronologique :

a’) Les censures anglo-saxonnes

En juin 2016, 45 universitaires catholiques surtout anglosaxons ont envoyé une lettre au doyen du Sacré-Collège, afin que cardinaux et pétriarches « fassent pétition au Saint-Père pour qu’il condamne de façon définitive et sans appel les erreurs indiquées dans le document » qu’ils joignent, en l’occurrence, des phrases extraites des numéros 295 à 311 de l’exhortation !

b’) Les dubia des 4 cardinaux

Le 19 septembre 2016, les cardinaux Joachim Meisner (émérite de Cologne), Carlo Caffarra (émérite de Bologne), Walter Brandmüller (président émérite du Comité pontifical des sciences historiques) et Raymond Leo Burke (président émérite du Suprême Tribunal de la Signature Apostolique) ont saisi le pape et la Congrégation pour la Doctrine de la Foi à propos de cinq dubia concernant Amoris laetitia, chap. viii. Frère Basile y répond en détail [16].

c’) La Correctio filialis

Le 16 juillet 2017, 62 universitaires et clercs (dont Mgr Bernard Fellay) ont signé un texte adressé au pape qui l’accusait de sept erreurs doctrinales [17]. Il fut, semble-t-il, remis au pape le 11 août et rendu public le 23 septembre.

d’) La Profession des vérités immuables sur le mariage sacramentel

Le 31 décembre 2017, trois évêques latins du Kazakhstan ont publié un texte qui attaque la doctrine d’Amoris laetitia.

e’) La Lettre ouverte aux évêques de l’Église catholique

Le 28 avril 2019, quelques intellectuels ont envoyé une Lettre ouverte aux évêques de l’Église catholique où ils accusaient le pape François du délit canonique d’hérésie. Or, certains de ces textes concernent le passage incriminé de l’exhortation.

2’) Les écrits individuels

a’) Les réactions à chaud en 2016

Par exemple, dans un article du 21 avril 2016, le père Louis-Marie de Blignières exposait neuf reproches argumentés [18]. Le 15 juillet 2016, Mgr Thomas Paprocki, évêque de Springfield dans l’Illinois, minimisait l’autorité d’Amoris laetitia dans une tribune libre de The State Journal-Register.

b’) Les réactions approfondies de 2017-2018

Par exemple, le 17 mars 2017, le père belge Michel Schooyans attaquait, de manière voilée, la conception du discernement d’Amoris laetitia en la rapprochant de la casuistique laxiste du Grand-Siècle [19].

En février 2018, le bénédictin italien Giulio Meiattini proposa une synthèse de toutes les accusations adressées à l’exhortation [20].

Vers mars 2018, deux professeurs américains enseignant dans les Universités pontificales à Rome attaquèrent de manière frontale et véhémente la doctrine d’Amoris laetitia [21].

En avril 2018, de manière beaucoup plus mesurée, le philosophe catholique Thibaud Collin [22] offrit, selon le frère Basile, « l’argumentation la plus sereine [23] ».

2) L’herméneutique de la répétition

Il s’agit de la posture opposée à la première. Autant l’herméneutique de la rupture souligne la nouveauté au détriment de la continuité, autant l’herméneutique de la répétition souligne la continuité au détriment de la nouveauté.

a) Par déni ou occultation partielle

Certains accueillirent l’exhortation de manière favorable, mais en demeurant à des généralités ou en évitant les points chauds, les pommes de discorde. Tel est par exemple le cas des revues Nouvelle revue théologique [24], Revue d’Éthique et de Théologie Morale, Études, Liberté politique. [25]

Par exemple, le 24 janvier 2017, le père Livio Melina, ancien président de l’Institut Jean-Paul II pour les sciences du mariage et de la famille, fit une recensions d’un vade-mecum sur Amoris laetitia où il néglige certains aspects essentiels, par exemple : le ferme propos n’est nécessaire à la validité d’une confession que pour les péchés mortels [26].

De même, en juin 2017, un professeur de l’Institut Jean-Paul II, le père José Granados, affirma que l’exhortation Amoris laetitia ne change rien à la pratique ecclésiale, donc que la note 351 ne se réfère pas aux divorcés remariés et que ceux-ci n’ont aucun accès à la table eucharistique : « Lire la note 351 en référence aux divorcés remariés engagés dans une nouvelle union signifie, à mon avis, élargir de manière infondée le sens du texte, de telle sorte qu’il se trouve en contradiction directe avec d’autres textes magistériels [27] ».

Ces positions ne sont plus tenables depuis le rescrit du 5 juin 2017.

b) Par acceptation restrictive

D’autres adhérèrent au détail de la doctrine d’Amoris laetitia, mais en affirmant qu’elle n’apporte aucune nouveauté dans le Magistère. Tel est le cas du dominicain Angelo Bellon, le 5 mai 2006 [28]. Tel est surtout le cas du cardinal Gerhahrd Ludwig Müller, préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi [29].

3) L’herméneutique de la réforme de la continuité

Enfin, certains auteurs ont soutenu la continuité magistérielle tout en honorant la nouveauté. Et telle est la position juste, conjurant le risque d’annuler le magistère du pape François, soit en s’y opposant (au fond, en le déclarant hérétique), soit en l’émoussant (ce qui peut être une manière aussi de penser cette nouveauté déniée comme hérétique).

Basile Valuet distingue les interventions selon qu’elles ont été éditées avant ou après la publication du rescrit du 5 juin 2017, rendant les premières d’autant plus méritoires.

a) Avant la publication du rescrit du 5 juin 2017
  1. Tel est par exemple le cas, le 5 mai 2016, de Mgr Vincenzo Paglia, alors président du Conseil pontifical pour la famille [30]. Ou du cardinal Christoph Schönborn, que le pape a désigné comme celui qui donnait une juste interprétation d’Amoris laetitia [31]. L’archevêque de Vienne précise notamment :

 

« Le pape François élargit le regard à partir d’une longue et authentique tradition de morale théorique et pratique sur l’imputabilité du sujet […] sous certaines conditions néanmoins : au for interne, l’humilité et le désir sincère d’avancer dans la conversion vers un bien encore imparfaitement désiré et au for externe, on peut aussi le souhaiter, la discrétion de ces communions pour éviter le scandale ou la démoralisation d’autres fidèles qui luttent pour rester fidèles à Dieu dans ce domaine [32] ».

 

  1. Particulièrement importante est la note de l’actuel archevêque de La Plata, qui était recteur de l’université catholique de Buenos Aires de 2009 à 2018, donc pendant la publication d’Amoris laetitia. Membre de la commission de rédaction du Rapport final du synode de 2015 sur la famille et probable rédacteur matériel de l’exhortation, il a rédigé un article d’explication du chapitre 8 publié l’été 2017 [33]. Voici ce qu’il affirme sur le fond :

 

« Ce que propose François, c’est la situation d’une personne qui, en dialogue avec le pasteur, ne présente pas les actes intimes d’une vie more uxorio comme subjectivement bons, à savoir, comme objet d’un choix personnel qui les rende légitimes. Seulement, ils sont présentés comme difficiles à éviter dans des cas concrets, même lorsque cette personne est sincèrement disposée à grandir sur ce point. Les circonstances peuvent atténuer la culpabilité, mais ne peuvent transformer un acte mauvais de par son objet en un acte que l’on justifie comme un choix […]. Il est donc clair que françois n’admet pas que cet acte soit justifié comme ‘un choix personnel’ [34] ».

 

Systématisons son propos :

  1. Le pape François rappelle la loi divine objective sur l’impossibilité de communier en état de péché mortel [35].
  2. Il distingue bien le péché objectif et l’imputabilité subjective [36].
  3. Il n’aligne pas la morale objective sur le conditionnement subjectif [37].
  4. Il convoque le discernement du pasteur au cas par cas.

 

  1. Dans plusieurs interventions, le cardinal Ouellet, préfet de la Congrégation pour les évêques, adopte la même ligne interprétative [38]. À propos de la phase intitulée « accompagner », voici comment il précise la note 351, lors d’une conférence à l’épiscopat du Canada, le 26 septembre 2017 :

 

« Certains ont craint tout de suite, non sans un certain fondement dans les pratiques déjà établies, qu’il pourrait en résulter une généralisation et une banalisation de la communion dans beaucoup de cas. Certaines déclaration hâtives d’évêques ont pu donner cette impression. Ce n’est pas l’esprit du texte ni sa lettre. Qui prend cette crainte comme critière n’a pas compris le sens de l’orientation pontificale et risque de s’enliser dans une critique acerbe et stérile [39] ».

b) Après la publication du rescrit du 5 juin 2017 [40]
  1. Le philosophe, ami de Jean-Paul II et ministre de la République italienne Rocco Buttiglione a proposé une défense précise du chapitre viii.

 

« Le pape n’est pas en train de proposer de reconnaître comme mariage valide l’union de deux personnes convaincues en conscience de l’invalidité de leur premier mariage, même dans le cas où leur conscience subjective correspondrait de manière évidente à la réalité objective, mais n’aurait pas encore été validée par le jugement du tribunal ecclésiastique. Tout au plus invite-t-il à soupeser si ce ne pourrait pas valoir comme circonstance atténuante dans l’évaluation concrète du péché dans lequel ils vivent [41] ».

 

Il introduit une double distinction utile. La première est celle de la loi universelle et de son application particulière ou singulière. Assurément, la règle universelle qui interdit à la personne en état de péché mortel de recevoir l’Eucharistie est une norme absolue, de droit divin, qui ne supporte aucune exception ; elle doit être distincte de l’application (la norme) particulière à des personnes divorcées remariées qui interdirait avec la même exigence la communion. Il s’agit, en effet, ici d’« une peine canonique pour le contre-témoignage qu’ils ont donné et elle, à l’inverse, peut recevoir des exceptions, et c’est cela précisément que nous dit Amoris laetitia [42] ». La seconde distinction est celle de la médiation, subjective ou objective, de la conscience du pénitent : Rocco Buttiglione estime que le divorcé remarié ne peut décider d’aller communier qu’en étant passé par l’instance objective qu’est l’avis d’un confesseur [43].

  1. Le père François Gonon a écrit un « remarquable petit livre » sur notre sujet [44]. D’un côté, il affirme que le chapitre viii de l’exhortation s’inscrit dans la continuité de l’enseignement magistériel, en obéissance aux « principes généraux de la doctrine morale et sacramentelle de l’Église en matière conjugale [45]» – tout en regrettant que le pape François ne le dise pas explicitement [46]. Concrètement, « il paraît clair que la norme générale demeure : sauf à vivre comme frère et sœur, ils [les divorcés remariés] doivent s’abstenir de communier. Cette abstention n’est pas uniquement liée à une responsabilité morale et donc à un péché – c’est l’un des rappels décisifs d’Amoris laetitia[47] ». De l’autre, le théologien parisien souligne que le pape François invite à changer de regard sur les situations dites « irrégulières » [48] et donc à une conversion pastorale [49]. Cette nouveauté relève non pas de la norme universelle, mais de l’application prudentielle :

 

« Tout en appelant des précisions ultérieures quant aux critères de leur applicaiton et un accompagnement sérieux pour éviter des dérives laxistes (qui n’avaient malheureusement pas attendu ce texte pour se développer), les notes 336 et 351 s’inscrivent dans cet espace prudentiel qui fait partie de la sagesse pastorale de l’Église [50] ».

C) Brève évaluation

Le frère Basile Valuet fait œuvre salutaire, d’autant qu’il est difficilement suspect de progressisme… Je ne peux que souscrire à son analyse – à bénéfice d’inventaire pour les pensées singulières qu’il évalue.

Partant de là, il serait éclairant de recueillir chez les différents partisans de l’herméneutique de la réforme ou de la nouveauté dans la continuité des conseils plus pratiques, voire casuistiques.

Pascal Ide

[1] Rocco Buttiglione, Risposte (amichevoli) ai critici di Amoris laetitia, coll. « Ragione & fe », Milano, Ares, p. 114-115. Avec une introduction du cardinal Gerhard Müller.

[2] Cf. Basile Valuet, « Quatre ans de dialogue de sourds sur Amoris laetitia, chapitre viii », Revue thomiste, 120 (2020) n° 4, p. 623-675.

[3] Cf. Frère Basile, La liberté religieuse et la tradition catholique. Un cas de développement doctrinal homogène dans le magistère authentique, Abbaye du Barroux, Éd. Sainte-Madeleine, 21998.

[4] Cf. son autre œuvre monumentale : Frère Basile, Dieu joueur d’échecs ? Prédestination, grâce et libre arbitre. Tome 2. Relecture de saint Thomas d’Aquin, Abbaye du Barroux, Éd. Sainte-Madeleine, 2018. Ce fort volume de 1 500 pages n’est que le deuxième d’un ensemble qui devrait en comporter 4 ! Le précédent livre totalisait 6 volumes et 2959 pages !

[5] Cf. Basile Valuet, « Amoris laetitia. Le chapitre viii est-il une révolution ? », Revue thomiste, 116 (2016) n° 4, p. 585-618.

[6] Cf. Basile Valuet, « La conscience erronée selon saint Thomas », Revue thomiste, 117 (2017) n° 1, p. 55-94.

[7] Le latin écrit : « Ecclesia firma mentis animaeque consideratione fulcitur adiunctisque extenuantibus dat rationem ». Il a été fautivement traduit sur le site du Vatican : « L’Église a une solide réflexion sur les conditionnements et les circonstances atténuantes ».

[8] François, Amoris laetitia, n. 301.

[9] Ibid., n. 305 : « Propter impedimenta vel elementa extenuantia fieri potest, ut in obiectiva peccati condicione – si quis subiective culpa careat vel eiusdem plane non sit noxius – quidam vivere possit in gratia Dei, amare possit et crescere possit quoque in vita gratiae et caritatis, huic proposito opem ferente Ecclesia ».

[10] Cf. François, Lettre au délégué de la région pastorale de Buenos Aires, 5 septembre 2016 ; Évêques de la région pastorale de Buenos Aires, « Critères de base pour l’application du chapitre 8 d’Amoris laetitia », 5 septembre 2016 ; Rescriptum « ex audientia Sanctissimi », Acta Apostolicae Sedis, 108 (2016), p. 1071-1074 : La Documentation catholique, 2525 (janvier 2017), p. 47-49.

[11] Rescriptum « ex audientia Sanctissimi », § 7.

[12] Catéchisme de l’Église catholique, 8 décembre 1992, n. 1857. Les trois conditions sont détaillées aux numéros 1858-1860. Le passage cite Jean-Paul II, Exhortation apostolique post-synodale Reconciliatio et paenitentia sur la réconciliation et la pénitence dans la mission de l’église aujourd’hui, 2 décembre 1984, n. 18.

[13] D’autres pistes bibiographiques (orientées) se trouvent chez James F. Keenan, « Receiving Amoris laetitia », Theological Studies, 78 (2017), p. 193-212.

[14] « Les problèmes de la réception sont nés du fait que deux herméneutiques contraires se sont trouvées confrontées et sont entrées en conflit. L’une a causé de la confusion, l’autre, silencieusement mais de manière toujours plus visible, a porté et porte des fruits. D’un côté, il existe une interprétation que je voudrais appeler ‘herméneutique de la discontinuité et de la rupture’ ; celle-ci a souvent pu compter sur la sympathie des mass media, et également d’une partie de la théologie moderne. D’autre part, il y a l’‘herméneutique de la réforme’, du renouveau dans la continuité de l’unique sujet-Eglise, que le Seigneur nous a donné ; c’est un sujet qui grandit dans le temps et qui se développe, restant cependant toujours le même, l’unique sujet du Peuple de Dieu en marche » (Benoît XVI, Discours à la Curie romaine, jeudi 22 décembre 2005). Nous nous permettons donc d’introduire une troisième herméneutique, mais dans l’esprit du propos de Benoît XVI.

[15] Cf. Ignace Berten, Les divorcés remariés peuvent-ils communier ? Enjeux ecclésiaux des débats autour du synode sur la famille et l’Amoris laetitia, coll. « La part-Dieu » n° 31, Namur et Paris, Lessius, 2017.

[16] Cf. Basile Valuet, « Quatre ans de dialogue de sourds… », p. 625-631.

[17] Correctio filialis de haeresibus propagatis : l’original anglais se trouve sur le site correctiofilialis.org

[18] Cf. Louis-Marie de Blignières, « À propos d’Amoris laetitia. Réflexions sur le 8e chapitre de l’Exhortation postsynodale du pape François datée du 19 mars 2016 », Sedes sapientiae, 34, n° 136 (2016) n° 2, p. 15-33.

[19] Cf. Michel Schooyans, De la casuistique à la miséricorde. Vers une religion de complaisance ?, coll. « Focus », Paris, Éd. de l’Homme Nouveau, 2017, notamment p. 13-16 et 31-35.

[20] Cf. Giulio Meiattini, Amoris laetitia ? I sacramenti ridotti a morale, La Fontana di Siloe, 2018.

[21] Cf. Kevin L. Flannery et Thomas V. Berg, « Amoris laetitia. Pastoral Discernment, and Thomas Aquinas », Nova et vetera, éd. américaine, 16 (2018) n° 1, p. 81-111.

[22] Cf. Thibaud Collin, Le mariage chrétien a-t-il encore un avenir ? Pour en finir avec les malentendus, Paris-Perpignan, Artège, 2018, chap. 3 et 4.

[23] Basile Valuet, « Quatre ans de dialogue de sourds… », p. 649.

[24] Cf. Alain Mattheeuws, « Le discernement pastoral après Amoris laetitia : manifester le kairos », Nouvelle revue théologique, 139 (2017) n° 4, p. 587-604.

[25] Peut-on en dire de même des évêques de Pologne ? En effet, ils n’évoquent pas l’éventuelle admission aux sacrements des divorcés remariés, ce que propose justement Amoris laetitia (cf. Épiscopat polonais, Directives pastorales, document de la 379e Assemblée plénière, 8 juin 2018. Disponible en anglais sur le site officile : episkopat.pl).

[26] Cf. Livio Melina, « Amoris laetitia. Une interprétation légitime, cohérente, féconde », Aletheia, 50 (2017), p. 199-205.

[27] José Granados, « La relation entre l’Eucharistie et le mariage, et ses implications pour l’interprétation d’Amoris laetitia », Nova et Vetera, 92 (2017), p. 165-181, ici p. 181.

[28] Cf. Angelo Bellon, « Instructions pour la lecture de l’exhortation post-synodale Amoris laetitia », sur www.chiesaexpressonline, 5 mai 2016.

[29] Cf. Gerhahrd Ludwig Müller, Réponses en marge de la conférence « Qué podemos esperar de la familia ? », Universidad Francisco de Vitoria, Madrid, 3 mai 2016. En ligne.

[30] Mgr Vincenzo Paglia, Discours aux évêques nigérians, site de La documentation catholique.

[31] Cf. son livre d’entretien : Christoph Schönborn, Entretien sur Amoris laetitia. Avec Antonio Spadaro, Paris, Parole et Silence, 2016 ; Civiltà Cattolica, éd. française, 1 (31 octobre 2016), p. 75-99.

[32] Id., Entretien sur Amoris laetitia, p. 84 ; Civiltà Cattolica, p. 95.

[33] Mgr Victor Manuel Fernandez, « El capitulo VIII de Amoris laetitia. Lo que queda despuès de la tormenta », Revista Meddelin, 43 (mai-août 2017) n° 168, p. 449-468 : « Chapitre VIII de Amoris laetitia. Le bilan après la tourmente », Paris, parole et Silence, 2018.

[34] Ibid. p. 45-46.

[35] Ibid. p. 33.

[36] Ibid. p. 29.

[37] Ibid. p. 30.

[38] Cf. Cardinal Marc Ouellet, Famille, deviens ce que tu es !, Paris, Parole et Silence, 2016, p. 18-22 ; Dans la joie du Christ et de l’Église. Au cœur d’Amoris laetitia. Intégrer la fragilité, Paris, Parole et Silence, 2018, chap. 1 et 2.

[39] Cardinal Marc Ouellet, Dans la joie du Christ et de l’Église. Au cœur d’Amoris laetitia. Intégrer la fragilité, Paris, Parole et Silence, 2018, p. 59-60.

[40] Valuet n’a pas pu tout évaluer. Par exemple, il ne parle pas du texte du cardinal Walter Kasper, Il messaggio di  Amoris laetitia. Una discussione fraterna, trad. Gianni Poletti, coll. « Giornale di teologia » n° 406, Brescia, Queriniana, 2018.

[41] Rocco Buttiglione, Risposte (amichevoli) ai critici di Amoris laetitia, p. 99.

[42] Ibid. p. 156. Pour bien interpréter ce qui est dit ici, cf. l’observation judicieuse de François Gonon dans le prochain paragraphe.

[43] Ibid. p. 177.

[44] Basile Valuet, « Quatre ans de dialogue de sourds sur Amoris laetitia », p. 667.

[45] François Gonon, La doctrine du Bon Pasteur. De saint Jean XXIII à François, regard d’un curé de paroisse & théologien sur Amoris laetitia, Paris, Éd. de l’Emmanuel, 2017, p. 106. Dans une perspective pastorale, et toujours selon le même esprit, cf. Accueillir l’exhortation apostolique La joie de l’amour, dossier de Il est vivant !, 333 (octobre-décembre 2016). L’article de Denis Biju-Duval (« Après Amoris Laetitia », Nova et Vetera, 91 [2016] n° 4, p. 393-415) affirme à la fois la continuité et la « nouveauté dans le cadre des actes du Magistère » (p. 415). Mais il est surtout soucieux « de ne pas en faire l’occasion de divisions graves dans l’Église » (Ibid.), et « reste vague quant aux divorcés remariés vivant more uxorio, dans le cas où ils ne seraient pas en état de péché mortel » (Basile Valuet, « Quatre ans de dialogue de sourds sur Amoris laetitia », p. 668, note 145).

[46] Le remariage d’une personne divorcée est « en soi un adultère, lequel est comme tel toujours objectivement un mal […]. C’est ce qu’a souligné avec force Jean-Paul II et que François aurait certainement gagné à rappeler pour éviter toute ambiguïté. […] On peut trouver dommage que François n’ait pas clarifié sur ce sujet précis la complémentarité de son approche avec celle de Jean-Paul II. Beaucoup d’incompréhensions et de tensions auraient pu ainsi être évitées » (Ibid., p. 110-111).

[47] Ibid., p. 126.

[48] Cf. Ibid., chap. 3.

[49] Cf. Ibid., chap. 2.

[50] Ibid., p. 128.

12.5.2021
 

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