La théologie de la nature de Matthew Fox

Matthew Fox (à ne pas confondre avec son homonyme, un acteur américain surtout connu pour avoir joué Jack Shephard, le héros principal de la série télévisée de J. J. Abrams, Lost : Les Disparus) est un théologien épiscopalien. Dominicain, il a quitté l’Église catholique et est devenu membre de l’Église épiscopalienne. Il est connu pour avoir écrit une trentaine d’ouvrages qui ont connu un succès retentissant, puisqu’il ont été traduits dans pas moins de 68 langues et ont été vendus à des millions d’exemplaires. Son œuvre principale consiste en une trilogie : La grande bénédiction [1]; Vision du Christ cosmique [2]; Spiritualité de la création [3]– qui n’est pas traduite en français. Nous exposerons brièvement sa pensée et l’évaluerons à partir de ce qu’en dit un théologien allemand, Medard Kehl. Nous comprendrons sans difficulté notre intérêt pour son propos quand nous découvrirons sa relecture du cosmos en clé de don…

1) Bref exposé

a) Historique

Matthew Fox présente sa théologie comme un progrès et une chance, notamment dans le contexte de la crise écologique, face à un oubli grave dans la culture occidentale. Il estime que la spiritualité chrétienne, depuis saint Augustin, fut trop centrée sur l’homme, sur le mal (la libération du péché) et sur l’individualisme. En regard, il propose une spiritualité plus large, centrée désormais sur la création entière, en une vision largement positive et collective.

Pour cela, Fox emprunte aux sagesses des vieux peuples de la nature, mais aussi à la tradition chrétienne, notamment à Maître Eckhart, Hildegarde de Bingen et Mechthilde de Magdebourg.

b) Proposition générale

Cette nouvelle spiritualité de la création emprunte quatre grands « sentiers » qui, tous, peuvent conduire à une « expérience du divin » [4].

  1. La via positiva : il s’agit de l’émerveillement, de la gratitude et de la vénération face au mystère de la nature. En effet, les êtres sont une « parole de Dieu » et un « miroir de Dieu brillant et scintillant », selon le mot de Hildegarde de Bingen.
  2. La via negativa : il s’agit du consentement à la souffrance, à l’obscurité, à la démaîtrise, au vide.
  3. La via creativa : il s’agit de la participation de l’homme au pouvoir créateur de Dieu. Elle fonde la dignité de l’homme.
  4. La via transformativa : il s’agit d’une attitude active pour la libération de la souffrance et de l’injustice. Cette voie permet aussi de lutter contre le quiétisme ou le fatalisme que la deuxième voie, prise isolément, pourrait susciter. Elle lit l’affectif et l’effectif : elle part de la compassion et conduit à un combat effectif contre l’oppression des « pauvres ».

c) Une histoire de la création à la lumière du don

Centrons-nous sur un point particulier qui nous intéresse car il converge avec notre problématique du don. En tête de son ouvrage le plus connu, Spiritualité de la création, il propose ce qu’il appelle une « nouvelle histoire de la création », une sorte de réécriture de Genèse 1 (mais aussi du prologue de Jean), qui s’inspire des données actuelles de la cosmologie. Ce récit présente différents traits caractéristiques : il s’agit d’une « histoire cosmique concernant notre origine » ; « il s’agit d’une histoire de dons : nous provenons d’une lignée de présents cosmiques » ; voilà pourquoi cette histoire est « sainte », suscite en nous la « vénération [5] » et son auteur la présente sous forme d’un poème en prose : beauté et liturgie s’y rencontre.

Il vaut la peine de citer cette histoire en entier [6].

 

« Au commencement était le don.

Et le don était auprès de Dieu, et le don était Dieu.

Et le don vint et dressa sa tente parmi nous,

Tout d’abord sous la forme d’une boule feu

Qui brûla pendant 740 000 années sans diminuer,

Et qui dans son four immensément chaud

Cuisina des hadrons et des petons.

Ces présents trouvèrent assez de stabilité

Pour faire naître les premières créatures que sont les atomes,

L’hydrogène et l’hélium.

Un milliard d’années de cuisson et de bouillonnements

Jusqu’à ce que les aptitudes de l’hydrogène et de l’hélium

Fassent naître des galaxies – des galaxies tourbillonnantes, sifflantes, vivantes

Qui créèrent des milliards d’étoiles,

Lumières dans les cieux et incubateurs cosmiques

Qui suscitèrent de nouveaux dons

En faisant exploser des supernovae gigantesques

Qui éclatent en flammes,

Plus lumineuses qu’un million d’étoiles.

Dons par-dessus dons, aptitudes qui font naître des présents,

Présents qui explosent et présents qui implosent,

Dons de la lumière, dons de l’obscurité,

Dons cosmiques et dons plus petits que les atomes.

Tout cela dérive et tourbillonne, naît et meurt,

Selon un plan immense et mystérieux,

Et lui aussi est un don.

 

L’une de ces supernovae explosa à sa manière, unique,

Et envoya un présent unique dans l’univers –

Les créatures qui suivront plus tard l’appelleront

Terre

Leur patrie,

Leur biosphère, un don pour eux –

Et l’enveloppe de beauté et de majesté,

Lui donne ce qui la protège du rayonnement du soleil,

De froid cosmique

Et de la nuit éternelle.

La planète ainsi dotée fut placée comme un joyau,

Dans un voisinage excellent,

A 100 million de miles, exactement,

De son étoile mère, le soleil.

 

De nouvelles aptitudes apparurent, nouvelles par leur forme dans l’univers –

Rochers, mers, continents,

Des créatures aux cellules multiples, se mouvant par leurs propres forces. La vie était née !

Des dons faits de la matière de la boule de feu et d’hélium,

Galaxies et étoiles, rochers et eau

Prirent maintenant la forme de la vie !

La vie –

Un nouveau don de l’univers,

Une nouvelle aptitude dans l’univers.

Des fleurs aux couleurs et aux senteurs multiples, des arbres qui se dressent.

Des forêts apparurent et offrirent une place à toutes les formes d’êtres qui rampent et qui remuent,

Des êtres qui volent et qui chantent. Des êtres qui nagent et qui glissent.

Des êtres qui marchent sur quatre pattes.

Et enfin

Des êtres qui se tiennent debout et marchent sur deux jambes.

Avec des pouces mobiles pour continuer à créer –

Pour davantage d’aptitudes encore.

L’homme devint un don et une menace.

Car ses forces créatrices étaient uniques en ce qu’elles pouvaient faire,

Pour détruire et pour sauver.

Que fera-t-il de ces dons reçus ?

Dans quelle direction s’engagera-t-il ?

La terre attend la réponse à ces questions.

Et elle attend toujours.

En tremblant.

Des maîtres furent envoyés, incarnations du divin,

Nés de la terre –

Isis et Hésiode, Bouddha et Lao-Tseu, Moïse et Isaïe,

Sarah et Esther, Jésus et Paul,

Marie et Hildegarde, le chef Seattle et la femme-buffle –,

Pour enseigner aux hommes les voies de la compassion.

Et la terre attend toujours :

L’humanité est-elle un don ou une malédiction ?

En tremblant.

As-tu jamais fait un don, pour le regretter plus tard ?

La terre rumine et attend.

Car le don est devenu chair

Et il habite partout parmi nous,

Et nous sommes portés à ne pas le connaître.

Et nous ne le traitons pas comme un don reçu,

Mais comme un objet

Que nous utilisons, dont nous abusons, que nous piétinons – et que nous crucifions.

Mais à ceux qui reçoivent le don avec respect,

Tout est promis.

Tous ils seront appelés enfants du don,

Fils et filles de la grâce.

Tout au long des générations ».

2) Quelques observations critiques

On ne peut que se réjouir d’une présentation du cosmos qui réconcilient la perspective religieuse et les apports récents des sciences, ici cosmologiques. Pour beaucoup, Fox peut exercer l’influence libératrice que, en son temps, Teilhard eut dans l’Eglise : montrer que les sciences de la nature et la révélation biblique sont compatibles. De plus, comment ne pas se féliciter d’une approche qui mette ainsi en avance le don ?

Le théologien de Francfort-sur-Main Medard Kehl propose trois grands discernements critiques [7].

a) Un panthéisme latent

  1. Fox n’accorde pas une place à la différence entre Créateur et créature. Reprenons l’affirmation qui ouvre son récit-poème : « Au commencement était le don ». Or, dans le christianisme, le don (de la création) qui est immanent se distingue du Donateur qui est transcendant. Par conséquent, notre auteur exténue la dualité décisive de l’infini et du fini. De fait, l’on a noté les similitudes très intentionnelles, au début et au terme de l’histoire, entre celle-ci et les deux seuls textes bibliques qui s’ouvrent par un « au commencement » ; or, tout ce que Gn 1 et Jn 1 attribue à Dieu est ici, dans le récit, prédiqué du monde.

Notons, de manière plus générale, contre l’allergie de Fox à l’égard de la dualité qu’il assimile à un dualisme, que la dualité peut être relue à partir de l’amour comme une dialogique. D’ailleurs, mieux souligner la dualité entre don et Donateur offre une personnalité, voire un visage au premier et favorise d’autant la gratitude, dont on a vu qu’elle constitue la première voie de son programme.

b) Un optimisme irréaliste

Fox ne prend pas assez en compte le poids dramatique de l’histoire. L’équilibre entre création, chute et rédemption est rompue en faveur du seul premier pôle. Le théologien franciscain américain Richard Rohr lui en fait d’ailleurs grief dans sa préface à Der Grosse Segen : pour Fox, « la spiritualité de la création offrirait déjà l’idée complète » de la bénédiction ; or, en regard, « Paul dit également que les chrétiens doivent ‘mettre en œuvre [leur] salut avec crainte et tremblement […]’ (Ph 2,13) ». Aussi, Fox, estime Rohr, propose-t-il une « célébration précipitée de l’unité [8]».

c) Une affirmation insuffisante de la dignité de l’homme

Enfin, M. Fox honore la spécificité de l’homme, en dégage la réelle originalité. Mais la signifie-t-elle suffisamment en la concentrant dans l’apparition de la station verticale et du pouce opposable ? Or, Gn 1 parle de l’image de Dieu et la philosophie grecque, dans un apport intégré par la Tradition chrétienne, affirme la présence d’un esprit.

De plus, en célébrant surtout la capacité « à créer », Fox va bien dans le sens d’une certaine continuité entre l’homme et son Créateur – oubliant de donner assez de place à la réceptivité – et d’un certain optimisme – qui n’a pas assez accueilli la dimension dramatique de l’existence.

d) La réduction du Christ à un maître de sagesse parmi les autres

En effet, M. Fox nomme le Christ dans une liste : « Isis et Hésiode, Bouddha et Lao-Tseu, Moïse et Isaïe, Sarah et Esther, Jésus et Paul, Marie et Hildegarde, le chef Seattle et la femme-buffle ». On peut en admirer l’ouverture, le souci d’entrelacer figures mythiques et figures historiques, hommes et femmes, philosophes et chefs spirituels, spiritualités monothéistes et cosmologiques. Mais, les autres figures sont des maîtres de sagesse ou des prophètes, ou des écrivains sacrés. Mais aucun ne s’est présenté comme Fils de Dieu venu sauver l’humanité.

3) Conclusion

Au fond, le projet de Fox est remarquable à plus d’un titre. Pourtant, comment ne pas souligner son inclination néo-gnostique (tendance à la non-dualité, à la négation du mal, etc.), insuffisamment équilibrée par un juste sens de la dualité ?

Aussi Fox ne peut-il être considéré comme un nouveau Teilhard. Kehl porte à son sujet un jugement final plutôt dur. Il rappelle le mot fameux : « Qui veut épouser l’esprit de son temps doit accepter d’être trouvé veuf à la génération suivante ». Or, la spiritualité de la création proposée par Fox a trop sacrifié à « la langue et les représentations d’aujourd’hui » et donc « nivelle des données essentielles de sa propre tradition [9] ».

Pascal Ide

[1] Original Blessing: A Primer in Creation Spirituality, Bear & Company, 1983.

[2] The Coming of the Cosmic Christ, San Francisco, Harper, 1988.

[3] Creation Spirituality: Liberating Gifts for the Peoples of the Earth, San Francisco, Harper, 1991.

[4] Ils sont détaillés dans chacun des quatre chapitres de l’ouvrage Original Blessing. Une première présentation se trouve p. 33.

[5] Creation Spirituality, p. 15.

[6] Ce récit se trouve dans Creation Spirituality, p. 15-18. La traduction est celle de Medard Kehl avec la coll. de Hans-Dieter Mutschler et Michael Sievernich, « Et Dieu vit que cela était bon ». Une théologie de la création, trad. Joseph Hoffmann, coll. « Cogitatio fidei » n° 264, Paris, Le Cerf, 2008, p. 472-474.

[7] Pour un jugement sur Matthew Fox, théologien américain né en 1940 et exerçant une influence réelle, cf. Medard Kehl avec la coll. de Hans-Dieter Mutschler et Michael Sievernich, « Et Dieu vit que cela était bon », p. 469-478.

[8] Préface à Original Blessing, p. 10 s.

[9] « Et Dieu vit que cela était bon », p. 477 et 478 et note 1.

3.7.2024
 

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