La théologie du don chez Karl Rahner. De l’autocommunication divine à l’autotranscendance humaine et retour 6/7

I) Récapitulatif

L’homme, dit Rahner, est l’événement de l’autocommunication de Dieu. On pourrait envisager cette autocommunication de deux manières erronées : 1. soit comme une propriété de l’homme ; mais, dès lors, le mystère de l’homme serait réduit à une chose, le transcendantal deviendrait catégorial ou, selon une autre distinction empruntée à Heidegger et non à Kant, l’ontologique se réduirait à de l’ontique. 2. soit comme une immanentisation de Dieu qui rendrait nécessaire la présence de Dieu ; or, le don de Dieu, sans être extrinsèque, n’en est pas moins gratuit. Pour éviter cette double erreur, Rahner introduit la notion d’existential surnaturel. En effet, l’autocommunication se réfracte en une double face : 1. du côté de Dieu, elle est l’offre de sa présence en proximité (quoique toujours voilée, mystérieuse) ; 2. du côté de l’homme, elle est la condition de possibilité de l’accueil de Dieu. Or, un existential est une caractéristique humaine, propre à tout homme, qui touche son existence au plus intime car il concerne son accomplissement ontologique, mais du point de vue des conditions de possibilité.

Ainsi, Karl Rahner nous présente une théologie informée de part en part par une logique de l’autodonation. De prime abord, une telle théologie semble descendante. Ce serait oublier qu’il n’y a pas de Don sans récipiendaire. Or, Rahner a décidé d’accorder son attention en priorité à la réception ou plutôt à la rencontre de Dieu et de l’homme dans l’événement du christianisme. La théologie consistant pour lui à élaborer le concept de cette rencontre, celle-ci finalement adopté une configuration ascendante.

Une des grandeurs de Rahner est d’avoir tenté de conjuguer les trois moments du don. Notamment dans le Christ, notamment en puisant chez saint Jean. Rahner estime que la liberté du Christ croît avec la remise de sa volonté entre les mains du Père. Celui qui dit : « Je ne fais rien de moi-même », est celui qui affirme : « Ma vie, nul ne la prend, mais c’est moi qui la donne ». « Il devient lui-même en se recevant d’un autre », dit Henri Madelin [1].

La manière dont Rahner envisage le don mérite d’être soulignée. Distinguons quatre aspects :

– Le don est une autocommunication, une auto-diffusion rayonnante.

– Le don de l’autocommunication divine ad extra est libre.

– Le don, le bien est aussi envisagé comme finalité. Par exemple, en traitant de l’incarnation, Rahner écrit : « nous avons naturellement présupposé une philosophie ou une conceptualité de la cause finale qui comprend la puissance créatrice, la force du but, comme ce qui porte le mouvement vers le but. […] Le but n’est pas seulement ce qui, en tant que non présent, se trouve produit, fait, atteint dans l’histoire, mais aussi déjà « causa » finalis, cause, force qui met en mouvement le mouvement vers le but [2] ». Dans ce texte essentiel, Rahner précise que la motion divine doit d’abord se comprendre comme finalité, mais une finalité efficace, causa causarum, qui suscite la cause efficiente et ici, le reditus de la créature. Précisément, cette cause est la grâce divine qui porte l’agir de l’homme à la rencontre de Dieu. Rahner congédie et conjure tout à la fois les mânes de Platon.

– Le don est dépossession de soi.

Une théologie du mystère

On voit donc que le thème du don entraîne dans son orbe d’autres thèmes : centre intime, proximité (voire toucher), etc.

Rahner ne souligne jamais la continuité entre l’homme et Dieu qu’en rappelant aussitôt « la conviction chrétienne concernant le mystère permanent que constitue l’incompréhensibilité de Dieu [3] ».

Rahner laisse des tâches importantes à une théologie du don

Par exemple penser de manière neuve la notion de la Personne au sein de la Trinité ou plutôt revisiter les notions classiques de personne, nature et substance.

J) Quelques questions

1) Des critiques trop épistémologiques

Je me demande si ce premier moment d’auto-possession ne concède pas trop au sujet. Est-on ainsi présent à soi ? Mais Rahner parle de l’accomplissement existentiel de l’homme.

Dans l’expérience transcendantale gît la grande originalité de l’approche rahnérienne. Et sa non moins grande difficulté.

Dans le courant thomiste, les critiques ont souvent été davantage épistémologiques. Cela se vérifie jusque dans le récent article d’Emmanuel Durand dans la dernière livraison de 2002 de la Revue thomiste. De même, la critique argumentée que fait Jean-Hervé Nicolas de l’explication rahnérienne de l’union hypostatique, pour mesurée qu’elle soit (il concède ainsi que l’identité du conscientiel et de l’ontologique est vraie de Dieu, donc explique la pleine conscience que le Christ, en son humanité, a de lui-même), demeure encore trop noétique. C’est ainsi que son exposé de la théorie rahnérienne accorde la plus grande place à l’argumentation tirée de l’identification être-conscience que Rahner dit emprunter à la métaphysique thomiste, mais n’aborde que latéralement la démarche proprement transcendantale, adjectif qui n’est d’ailleurs pas une seule fois nommée [4].

Il serait un peu court de critiquer Rahner en disant que son épistémologie vaut ce que valent les présupposés de ses maîtres, notamment Kant et Heidegger (en effet, ici, saint Thomas, le réalisme cognitif servent plutôt de repoussoir ; et sa présentation de la théorie de la connaissance rappelle étrangement l’important article de l’auteur de Etre et Temps : « De l’essence de la vérité » de 1929).

Significatif est le fait que Rahner donne la représentation de l’affect comme analogue de la précédence de l’être-à-soi sur toute objectivation réflexive. Or, en effet, il y a en toute faculté une tendancialité, une inclination, un appétit naturel, disait Aristote (et saint Thomas à sa suite) vers son objet. De ce point de vue là, on observe une grande convergence entre Rahner et saint Thomas. D’autant que le théologien allemand remarque que cette structure a priori n’interdit pas aux réalités de « se montrer telles qu’elles sont en elles-mêmes [5] ». De plus, l’ouverture à l’infini n’est-elle pas la conséquence de l’illimitation de l’objet formel de l’intelligence : l’être n’est de soi limité à rien.

Mais l’expérience transcendantale recouvre-t-elle purement et simplement l’inclination de l’intelligence vers son objet formel ?

Justement, Rahner ne parle pas d’objet formel, mais d’ouverture du sujet. Or, comment rendre compte de cette ouverture sans la fonder dans son inclination à son objet. Cajetan notait que l’un des deux principes fondateurs de la théorie de la connaissance est le principe de spécification de la puissance par son objet. Nous touchons ici le point de divergence le plus profond entre la position réaliste et celle de Rahner. Apparemment les concusions convergent : éventuel réalisme ; refus de la thématique heideggérienne de la finitude ; ouverture de l’homme sur l’infini, etc… Mais la perspective est radicalement autre : le réalisme se fonde sur le primat de l’objet informant la potentialité connaissante ; la visée rahnérienne est fondamentalement subjectiviste : comme Kant, le réquisit objectif est relégué au profit de l’intérêt primordial accordé aux conditions subjectives, a priori, transcendantales de la connaissance ou de tout autre type d’expérience propre au sujet spirituel. Or, la spécification est sans doute concomittante, temporellement parlant ; elle est première du point de vue ontologique : car l’objet est cause formelle, et le sujet cause matiérielle [6]. Ce primat de l’objet garantit la soumission au réel et seul exorcise efficacement la tentation prométhéenne de réduire l’objet aux dimensions, même infinies, du sujet connaissant. Comment expliquer cette apérité sans la précédence de l’objet qui en est la cause finale : seule la fin est cause des autres causes. Plus encore, indépendamment des conséquences éthiques de cette thèse, le miracle de la connaissance demeure impénétrable et inintelligible tant que l’on accorde plus au sujet que cette puissance à devenir (intentionnellement) l’objet (sa forme, ce qui est actuel) au sens le plus strict. Et l’ouverture, les conditions a priori du sujet se limitent à cette préadaptation propre à toute puissance face à son acte ; en l’occurence, trop donner au sujet est toujours faire pâlir l’inouï mystère du connaître et le rendre impossible. Précisons encore : la puissance de connaissance ne peut, sans se contredire, être un acte (l’acte de présence originaire-à-soi) ; elle n’est que puissance à devenir immatériellement aliud ; et jamais alius, ce qui est la tendance rahnérienne et idéaliste en général, même a minima. Le savoir originaire dont il est question p. 27 à 30, ce savoir non thématique n’est que la tendancialité naturelle, le tropisme du connaissant vers le connu.

Le statut du surnaturel s’en ressent : la problématique subjective affaiblit la gratuité. Par exemple, Rahner est-il légitimé à baptiser si vite cette ouverture à l’infini d’ouverture à Dieu, si implicite soit ce savoir originaire ? Sans crier à l’ontologisme, on souhaiterait rappeler à Rahner combien l’objet formel de l’intelligence est certes l’infini, ou plutôt l’être [7], mais son objet adéquat la quiddité des choses sensibles : la puissance de l’intellect se proportionne à la nature en laquelle elle inhère. Il y va du réalisme de notre connaissance. Nous n’entrerons pas dans le vaste débat touchant la notion de puissance obédientielle. De manière générale, à trop jeter de passerelles, c’est les deux sauts qualitatifs décisifs et structurant de notre foi qui vont avoir tendance à s’effacer : la différence nature-grâce et la différence entre l’union de grâce et l’union selon l’hypostase.

Enfin, Rahner est trop marqué par la négativité et l’incapacité de l’esprit à affirmer quoi que ce soit des réalités séparées. Il en vient donc à faire de l’être une forme vide et ainsi à limiter la métaphysique à une spéculation sur les possibilités a priori, transcendantales de l’être séparé. Pour Rahner « l’anticipation nie toujours le représenté [8]« , même si l’anticipation juge que l’ens ne peut être limité à l’ens mobile de la physica.

Nous ne sommes pas si loin du don qu’il pourrait apparaître. Au contraire. Connaître, c’est s’ouvrir, recevoir le don des êtres. Rahner s’interroge sur la manière dont les choses nous sont données. En s’opposant à la double erreur du rationalisme et du subjectivisme, il écarte une double manière de concevoir le don : nous

2) Critiques ponctuelles

On peut se demander si l’affirmation de Karl Rahner notée ci-dessus selon laquelle le Père « dit le Verbe éternel […] pour se connaître lui-même [9] » est vraiment traditionnelle. Il faut distinguer entre la connaissance, la science divine qui est identique à l’essence divine et la prolation du Verbe qui est bien entendu propre au Père. Mais, par cette science divine, Dieu se connaît parfaitement. Mais la Personne du Père est identiquement l’essence divine. Le Père possède donc cette science divine et se connaît lui-même, indépendamment de la génération du Fils, de la profération du Verbe.

3) Critique de fond

a) Thèse générale : le continuisme

L’ambition de l’ouvrage de Ghislain Lafont, Peut-on connaître Dieu en Jésus-Christ ?, est de réarticuler la problématique théologique actuelle des relations entre économie et théologie. En premier lieu, il relit les trois grands lieux d’articulation dans la tradition théologique post-nicéenne que sont Grégoire de Nysse, Augustin et Thomas d’Aquin. Puis, il étudie la problématique de Rahner, notamment à partir de son texte « Der dreifaltige Gott als transzendenter Urgrund der Heilsgeschichte » paru dans le tome 2 de Mysterium Salutis. Enfin, il propose sa propre solution.

La conclusion de son étude de Rahner [10] est plutôt négative, même s’il n’hésite pas à dire dans l’introduction qu’il est « très redevable à Rahner [11] » : « Rahner pense mettre en procès la tradition latine inaugurée avec saint Augustin et prétend se rattacher à la pensée ‘pré-augustinienne’ ; mais il ne semble pas s’être lui-même penché sur les textes ; croyant retourner aux Pères grecs, il a en fait réédité, dans un autre style, la théologie prénicéenne avec toutes les ambiguïtés de celle-ci. Pour faire droit, comme il le sentait nécessaire, à la connexion entre l’ ‘économie’ et la ‘Théologie’, il n’a pas vérifié si sa construction répondait aussi aux exigences que l’homoousios mettait à une remise en valeur de cette connexion [12] ». Il est essentiel de ne pas oublier qu’entre Dieu et l’homme, entre le Donateur et le destinataire du don qu’est l’homme, il existe ce que Ghislain Lafont appelle des « seuils de transcendance [13] ».

Encore nuance-t-il aussitôt sa conclusion en disait qu’il faudrait s’interroger, plus encore que sur la théologie trinitaire de Rahner, sur sa théologie fondamentale : « c’est sans doute au niveau de sa philosophie de la religion qu’il faudrait engager avec Rahner le dialogue décisif [14] ». Programme qu’une partie des ouvrages ultérieurs a en partie rempli.

b) Preuve inductive

On peut montrer ce continuisme de manière inductive en donnant différentes illustrations : en théologie fondamentale, en Trinité, christologie, anthropologie

1’) En théologie fondamentale

Quelques formules parmi beaucoup disent la continuité entre théologie et anthropologie : « Dans l’analyse philosophique et théologique la plus profonde l’anthropocentrisme et le théocentrisme sont similaires [15] ». « Théologie et anthropologie sont nécessairement une seule et même chose [16] ». « Il n’y a plus pour le christianisme de théologie qui ne soit en même temps, sans mélange et sans séparation, une anthropologie [17] ». « Dès que l’homme est compris comme l’être de l’absolue transcendance vers Dieu, l’ « anthropocentrisme » et le « théocentrisme » de la théologie ne sont pas des contraires, mais sont strictement la même chose (énoncée de deux côtés différents) [18] ». « Ce que l’homme est, constitue l’affirmation de la totalité de la théologie dans l’absolu [19] ». « La théologie est authentique et prêchable seulement dans la mesure où elle réussit à entrer en contact avec toute l’auto-interprétation profane que l’homme possède à une époque déterminée, à entrer en dialogue avec elle, à l’assimiler et à s’en laisser féconder en ce qui concerne le langage, mais encore plus en ce qui concerne la chose elle-même [20] ». Donc Karl Rahner ne cesse de penser l’unité entre une théologie descendante et une théologie ascendante [21].

2’) En épistémologie. Une continuité excessive entre sujet et objet

En épistémologie, le problème posé par Rahner est celui du passage de l’ouverture à l’être à l’ouverture à Dieu. En d’autres termes, de l’objet formel à ce qui est plus que tout objet matériel (et tout objet formel ?). En effet, pour Rahner, Dieu est déjà présent en acte, en acte premier implicite, mais déjà là. Le montre l’emploi de l’immer-schön cher à Erich Przywara. Or, l’ouverture des facultés spirituelles est celle d’une pure puissance infinie. Il semble donc que Karl Rahner efface la différence entre potentialité et prime actualité. On reconnaît dans ce couplage puissance-acte (latent) la tendance plus parménidienne, plus platonicienne aussi, qui concède davantage à la continuité.

3’) En théologie trinitaire. Une continuité excessive entre Trinité ad intra et Trinité ad extra

La conception rahnérienne pose différents problèmes : sur la notion de Personne divine ; sur leur distinction à l’égard de l’unique essence divine ; enfin sur les relations entre Trinité immanente et Trinité économique. Il y en aurait d’autres [22]. Nous retiendrons ces apories à cause de leur relation à une théologie du don et de la trop grande continuité entre Trinité immanente et Trinité de l’économie du salut

  1. Rahner critique la notion traditionnelle de Personne divine : « L’Eglise utilise le terme «substance» (rendu aussi parfois par «essence» ou par «nature») pour désigner l’être divin dans son unité, le terme «personne» ou «hypostase» pour désigner le Père, le Fils et le Saint-Esprit dans leur distinction réelle entre eux, le terme «relation» pour désigner le fait que leur distinction réside dans la référence des uns aux autres ». Plus encore, il identifie la personne à son opération spirituelle : elle est « un centre d’activité cognitif et libre propre, libre, disposant de soi-même [23] ». Il a bien conscience qu’il rompt ainsi avec la tradition séculaire de l’Eglise et qu’il réduit ainsi la définition de Boèce à son complément d’objet « rationalis naturæ », le substantif étant même suspect. C’est d’ailleurs à cause de l’évolution actuelle du sens de personne qu’il estime que les énoncés catéchétiques et mêmes magistériels concernant la Trinité sont « presque incompréhensibles pour l’homme d’aujourd’hui [24] ». Cette réduction est-elle un simple constat historique ou nourrit-elle une relation à sa théologie ? Nous avons déjà vu les corrélations avec son épistémologie ; on peut aussi souligner son enracinement avec sa conception du don : Rahner tend à égaliser le fond et l’apparition, du moins à valoriser le moment manifestatif et mettre entre parenthèses l’obliquité du mystère qui est plus affirmé que véritablement mis en œuvre ; or, l’opération spirituelle est à la substance ce que l’apparition est au fond.
  2. Rahner est moins modaliste que certains ont pu le dire [25] ; voire, il adopte une position très proche de celle de Balthasar. Par exemple dans une phrase comme celle-ci : « chacune des trois personnes divines, par une démarche libre, comme il convient à l’ordre de la grâce, se communique à l’homme d’une façon qui lui est propre et qui la distingue des autres [26] ». Or, cet effacement de l’auditus fidei n’est pas sans relation avec sa théologie. La distinction des Personnes divines, poussée jusqu’à une quasi-séparation, est la conséquence logique de l’identité de la Trinité immanente et la Trinité économique : en effet, je ne pourrais établir une distinction des Personnes au sein de la vie divine qu’à partir de la distinction observée dans l’économie humaine ; mais elle vient aussi d’une certaine manière de concevoir la logique de l’autocommunication : se communiquer, c’est se donner ; or, le don est un acte libre et personnel. Enfin, la question de la relation entre l’essence divine et la Personne divine se trouve effacée.
  3. Enfin, à propos des relations entre Trinité immanente et Trinité économique, il se pose une difficulté. D’un côté, Rahner maintient un écart entre Trinité immanente et Trinité économique. De l’autre, il affirme leur identité. Ainsi, dans l’affirmation citée ci-dessus : « cette attitude trinitaire (libre et gratuite) [de communication] envers nous n’est pas seulement une image ou une analogie de la Trinité intérieure, c’est elle-même, bien que communiquée librement et gracieusement [27] ». Dans cette phrase, la seule différence tient dans la cause, libre ou nécessaire, de la communication, non dans le contenu de la communication, c’est-à-dire la dénivellation entre Donateur et don offert. Divers théologiens se sont réjouis de cette identification [28], d’autres s’y sont opposés [29].

Bernard Sesbouë essaie de sauver la différence en soulignant que Rahner lui-même a limité l’identification : « bien que communiquée librement et gracieusement ». Mais l’argument ne conclut pas : la liberté et la grâce concerne la cause de la communication, non le contenu. Or, le choix n’est en rien limitatif. Au contraire : d’abord, dans une logique du don, le véritable don est don de soi, don de son être et on a vu que Rahner insistait sur l’engagement ontologique du donateur (se donner et non pas seulement donner) ; ensuite cette loi se vérifie encore davantage de Dieu : comme Rahner lui-même le note, Dieu est simple ; or, ce qui est simple ne peut se fractionner ; aussi Dieu ne peut-il que se donner en totalité ou non ; par conséquent, Rahner semble établir une identité entre le mystère interne de Dieu et le libre mystère de son économie.

On dira que Rahner fait de la Trinité immanente la condition de possibilité de la Trinité économique ; or, condition de possibilité n’est pas identité. Mais le théologien allemand affirme expressément le contraire à propos de la procession particulière du Logos : « L’autodiction immanente de Dieu dans sa plénitude éternelle est condition de l’autodiction de Dieu hors de lui et à partir de lui, et celle-ci révèle justement celle-là en identité [30] ». De plus, estime Balthasar de manière critique, « le concept de « communication de soi » ne peut, chez Rahner, avoir de consistance réelle qu’étudié à partir de l’économie [31] ». L’accent est mis « de manière univoque sur la Trinité de Dieu en tant qu’elle ne se révèle (se dit) et se donne vraiment au monde que dans l’économie de la grâce [32] ».

4’) En anthropologie. Une continuité excessive entre création et grâce

En effet, Rahner distingue la création de la grâce comme une donation partielle, voire tronquée, et une donation totale, la première étant la condition de possibilité, le fondement de la seconde : le « pouvoir-être-créateur » de Dieu est « la faculté de poser simplement l’autre, sans se donner lui-même pour de bon » ; ainsi, elle « n’est que la possibilité dérivée, limitée, secondaire, qui, en fin de compte, trouve fondement dans cette possibilité originaire proprement dite de Dieu qui consiste à pouvoir se donner à fond au non-divin [33] ».

On ne s’étonnera pas, une nouvelle fois, de trouver une critique de Balthasar qui, après avoir avancé différents indices, conclut : « pour s’en tenir à la gratuité comme telle, le don de soi de Dieu, qui dans l’histoire devient « irrévocable » et « irréversible » avec Jésus Christ, l’était déjà, en fin de compte, depuis la création du monde [34] ».

Le signe de cette continuité est que l’ontologie philosophique du symbole qui émarge à la plus explicite des théologies trinitaires.

5’) En anthropologie. Une continuité excessive entre Dieu et l’homme. Par la grâce

Systématisant la critique de Jean-Hervé Nicolas dans Les profondeurs de la grâce [35], j’adresserai trois questions à Rahner.

La première critique concerne le sujet humain de la grâce : la notion de cause formelle ou quasi-formelle introduit une trop grande indifférenciation entre Dieu et sa créature : « Sans vouloir ici discuter cette explication de la vision béatifique, nous devons nous demander d’abord si cette notion d’une «causalité quasi-formelle» de Dieu à l’égard de sa créature est concevable dans l’ordre ontologique. On nous dit que le «quasi» affirme seulement que malgré sa causalité formelle, qui doit réellement être prise au sérieux, cette «forme» demeure dans sa transcendance absolue (son caractère intouché, sa liberté) : la contradiction est-elle ici évitée ? En cela consiste la causalité formelle que la cause s’identifie avec son effet, et que l’effet entre en composition avec un autre élément (la matière) pour constituer un seul être, «effet total» de la causalité efficiente dont la causalité formelle dépend (car c’est par l’exercice de la causalité efficiente qu’une «forme» est imprimée à un patient). Mais dans le cas présent on exclut radicalement de la causalité «quasi-formelle» toute idée de composition ontologique dans laquelle Dieu serait un élément : que reste-t-il alors de la notion de causalité formelle ? Le «quasi» a dévoré le «formelle», et la causalité divine singulière qu’on cherchait à cerner s’évanouit : Dieu reste bien dans sa transcendance, mais on ne voit absolument pas comment il s’unit à la créature [36] ». Bref, « à vouloir forcer le réalisme de la grâce incréée on finit pas la faire s’évanouir en des mots dépourvus, en raison même de leur excès, de portée réelle [37] ».

Une seconde critique concerne la relation de la grâce à son principe, la Personne divine : « nous pouvons encore nous demander s’il est concevable, le principe de cette «causalité quasi-formelle» de Dieu étant provisoirement accepté, que la Personne divine, en sa distinction et donc selon sa propriété personnelle l’exerce. La notion fondamentale et principiel en théologie trinitaire de la consubstantialité l’interdit absolument. Si la Personne divine exerçait une causalité formelle ce ne pourrait être évidemment que par sa Forme : or qu’est sa Forme, sinon la Substance divine, avec laquelle elle s’identifie, et selon laquelle elle ne saurait être distinguée des deux autres Personnes sans qu’on tombe aussitôt dans le trithéisme ? Toute distinction qu’on voudrait introduire dans l’Etre divin lui-même en briserait l’unité : et c’est bien ce que l’on fait quand on attribue à une Personne divine un être divin distinct selon lequel elle s’unirait ontologiquement et selon sa propriété personnelle à la créature. Les propriétés personnelles distinguent réellement et parfaitement les Personnes divines entre elles, mais, purement relatives, elles n’introduisent dans l’Absolu divin aucune distinction ». En vérité, quelle relation existe-t-il entre grâce créée et grâce incréée ? Saint Thomas lui-même nous le dit qui se pose la difficulté selon laquelle la mission de la Personne divine se fait par le moyen du don de la grâce créée. Il répond : « Par le don de la grâce sanctifiante la créature raisonnable est exhaussée de façon à pouvoir jouir non seulement du don créé, mais de la Personne divine même. Ainsi, que la mission invisible se fasse par le moyen du don de la grâce sanctifiante cela n’empêche pas que la Personne divine même soit donnée [38] ».

Une troisième critique concerne l’unité que la grâce établit entre Dieu et l’homme, et cela en son fondement noétique : « L’explication de cela est simple. Dieu ne peut se donner personnellement que comme objet : et même si, comme le pense le Père Rahner, pour se donner comme objet il devait d’abord s’unir ontologiquement à l’esprit créé, même si c’était possible, ce serait secondaire et préalable aux actes de connaissance et d’amour dont cette union serait la préparation, car c’est seulement par la connaissance et l’amour que des personnes, si unies soient-elles ontologiquement, communient vraiment. Or pour lui, se donner comme objet ce n’est nullement changer : il est là depuis toujours, lumière parfaite, bonté infiniment aimable. C’est changer l’esprit créé, lui donner des yeux pour voir et une cœur pour aimer. Mais ce don n’a par lui-même aucune valeur : ce qui est vraiment donné ce sont les Personnes, qui se révèlent à l’esprit et au cœur de la créature rendue soudain capable de les connaître et de les aimer [39] ».

Il y a donc une priorité absolue du Don incréé sur les dons créés, et jamais la doctrine de la grâce ne l’a remise en question ; il faut clairement l’affirmer avec Karl Rahner, les Pères de l’Eglise et Luther. Mais Dieu ne peut se donner à l’homme qu’en se proportionnant au vase qui la reçoit ; or, cela n’est possible qu’en l’élevant par un don, un habitus : là est le véritabe respect et de la transcendance divine et de la consistance de la créature. Précisons : ce don doit donc être conçu de manière dynamique, puisqu’il est tout ordonné à l’union intentionnelle (et non pas entitative, ce qui fait tomber dans le panthéisme). Or, c’est ce que signifie l’habitus. Ecoutons une dernière fois le Père Nicolas : « La notion de «disposition ultime», à la fois toute dépendante de la forme et la conditionnant est ici vraiment éclairante. À condition pourtant de l’entendre d’une information non ontologique, mais intentionnelle, par l’objet. Par conséquent, d’une disposition qui ne soit pas passive, mais active […] ; pas complément de la causalité matérielle, mais exhaussement de la faculté et habilitation à produire une opération d’ordre supérieur et divin : bref d’un habitus [40] ».

6’) En christologie. Une continuité excessive entre l’union hypostatique et l’union de grâce

La christologie rahnérienne fait preuve d’un trop grand continuisme à plusieurs niveaux : celui de la relation homme-Dieu, celui de la personnalité de l’homme Jésus, celui de l’être du Christ.

  1. Cette continuité s’observe d’abord dans la manière de concevoir l’unité homme-Dieu en Jésus

Il est clair que Rahner s’est opposé à « une christologie qui relève de la conscience » autant qu’à « une christologie ontologique axée sur l’unité substantielle du Logos avec sa nature humaine, et qu’il a choisi ce qu’il croit être une voie médiane qui « édifie sur la vue métaphysique d’une onto-logie proprement dite le fait que l’être vrai de l’esprit comme tel est lui-même esprit [41] ». Le problème est que cette conception de l’être identifié à l’esprit lui-même identifié à l’opération du vrai a fait passer à la trappe les notions proprement métaphysiques de substance et d’esse ; par conséquent, la christologie de la conscience éliminée en parole réapparaît dans les faits.

Rahner ne concède-t-il pas que le seul critère conscientiel est insuffisant, lorsqu’il affirme que, sans nier l’apport des formules existentielles ci-dessus, la christologie « doit de nouveau faire appel à des formulations ontiques pour distinguer l’unicité et l’originalité spécifiques de cette relation à Dieu de tout ce que l’expérience religieuse, commune ou prophétique, peut nous apporter [42] ».

Aussi Balthasar reproche-t-il à Rahner que dans sa conception de l’Incarnation, le « devenir homme de Dieu » trouve sa norme, sa mesure dans « son aptitude à parfaire les besoins du sujet [43] ». En effet, l’homme est fini ; mais Dieu est infini, sans mesure. En regard, l’amour est digne de foi car il « ne peut être mesuré aux œuvres […], ni à la foi […], ni à la souffrance […], ni à une forme d’expérience subjective de Dieu (mystique) […]. Il ne peut être mesuré qu’à lui-même [44] ». Dans la Trilogie, Balthasar s’opposera encore plus radicalement à la christologie transcendantale du TFF, au nom même du continuisme homme-Christ : « on se demandera si l’axiome de Rahner, d’après lequel l’anthropologie est une christologie à un niveau moindre, n’édulcore pas la réalité ? En fait, n’y a-t-il pas déjà identité formelle entre les deux [45]? » Et l’on sait combien l’interronégative qui vaut affirmative ne cherche qu’à atténuer, rhétoriquement, l’assertion.

« L’anthropologie chrétienne n’atteint son sens propre que si elle comprend l’homme comme une potentia obœdientialis à l’égard de «l’union hypostatique» [46] ». « L’homme Jésus », écrit Rahner, « en tant qu’«énonciation» de nous-mêmes et que «consentement» de la part de Dieu, est le réceptacle, le garant de la réussite de la transcendantalité surnaturelle de l’homme [47] ». Comment mieux dire la continuité ?

Jean-Hervé Nicolas reproche à Karl Rahner de confondre l’union hypostatique et l’union conscientielle, cette confusion ne faisant elle-même que suivre l’identification de l’être (connu, la vérité) et de la conscience, de la raison.

Pour Rahner, l’union ontologique serait présupposée à l’union intentionnelle ; et, selon lui, ce serait une donnée fondamentale de la noétique thomiste. Or, pour Thomas, la connaissance soit, par essence, un devenir intentionnel, c’est-à-dire un devenir de l’autre en tant qu’autre ; or, l’être est enserré dans la finitude de la matière ; donc, la connaissance est un processus immatériel. Là gît l’identification première en noétique thomiste : le mouvement cognitif est identiquement un devenir immatériel [48]. Or, Rahner identifie l’être et l’esprit, ce qui est bien différent et ne s’applique d’abord qu’à la connaissance intellectuelle et de surcroît divine.

  1. Sur la personnalité de l’homme-Jésus.

Nous l’avons vu, Rahner identifie la personne à son opération spirituelle

Par conséquent, Rahner estime que le Christ est doué d’une véritable personnalité humaine. « «Personne» signifie pour nous un sujet qui est le centre et la source d’actes de conscience et de liberté. En ce sens-là, il y a évidemment en Jésus-Christ aussi une personnalité humaine, finie, créée [49] ». Plus encore, l’identité personnelle du Christ est la plus haute de toutes : en effet, Dieu respecte infiniment ce à quoi il est uni. C’est ce que Rahner exprime dans un splendide axiome : « plus on est proche de Dieu, et plus on est homme, y compris dans l’ordre de la liberté humaine » ; or, le Christ est l’être le plus uni à Dieu ; donc, « l’unité radicale avec Dieu de cette réalité humaine […] n’amoindrit pas, mais augmente et radicalise, ce caractère de sujet de l’être humain Jésus [50] ». On est en droit de s’interroger sur la compatibilité de ces formules avec ce que le dogme nous enseigne sur l’unique personnalité de Jésus. Le « Je » du Christ qui lui permet d’affirmer, assertion scandaleuse qu’il a failli payer de sa vie : « Avant qu’Abraham fût, je suis », ce « Je » est divin.

Dans l’union de grâce, la personne humaine, si unie soit-elle à Dieu, conserve ce qui, en elle, est le plus précieux, à savoir sa personne ; dans l’union hypostatique, elle se désapproprie de sa subsistence pour constituer une seule personne, celle du Fils unique. Ecoutons Nicolas : « On se réfère alors au cas de l’union hypostatique à propos duquel, dans la dogmatique scolastique, serait traitée «la problématique ontologique d’une causalité formelle de Dieu envers la créature». Pour la même raison que plus haut, il est tout à fait impossible d’expliquer l’union hypostatique par une causalité formelle du Verbe à l’égard de la nature humaine : ne serait-ce pas d’ailleurs du monophysisme ? Même, en effet, si dans une telle causalité on croit pouvoir exclure de Dieu tout changement, il ne saurait en être de même pour la nature ainsi informée par le Verbe et qui, de ce fait, ne serait plus la même qu’en nous (à moins de dire que l’union est accidentelle, ce qui nous précipiterait dans le dualisme !) [51] ».

  1. Enfin, la continuité entre le Christ et l’homme invite à se demander si Rahner n’attribue pas au premier des caractéristiques qui conviendraient à Marie. En effet, l’union hypostatique est propre à Jésus du fait de sa pureté, détachée de tout péché ; or, Marie partage ces propriétés, hormis la vision immédiate de Dieu. N’est-il pas significatif, en creux, que le TFF ne consacre pas une page à la mariologie et que Rahner accorde si peu de place à Marie dans l’œuvre du salut [52] et s’écarte ainsi des affirmations magistérielles et patristiques les plus anciennes (notamment d’Irénée de Lyon) ?
7’) En ecclésiologie. Une continuité excessive continuité entre hommes ou « Les chrétiens anonymes »

Enfin, la dernière continuité est celle qui existe entre les hommes. Nous rencontrons ici la théorie, fameuse, trop fameuse, des chrétiens anonymes. D’abord, l’épithète est loin de désigner les seuls chrétiens ; Rahner l’a déjà employé pour qualifier le savoir inobjectivé de Dieu : « avec cette expérience transcendantale est donné pour ainsi dire un savoir anonyme et non thématique de Dieu [53] ». Ensuite, par bien des côtés, elle ne dit rien que de très classique : « Que mettons-nous sous les expressions « christianisme anonyme » et « chrétien anonyme » ? Pas autre chose que ceci : selon l’enseignement de l’Eglise elle-même, un homme peut déjà posséder la grâce sanctifiante et donc être justifié et sanctifié […], avant même qu’il professe explicitement la foi chrétienne et qu’il ait été baptisé [54] ». Il demeure que cette thèse n’est pas sans hériter du continuisme et des ambiguïtés de la théorie de l’existential surnaturel.

c) Reprise sous l’angle du don

1’) La continuité entre donation et récepteur

Dieu se donne à un récepteur qui en a la capacité : « Une révélation de Dieu n’est possible que si le sujet auquel elle doit s’adresser offre de lui-même à une telle révélation éventuelle un horizon a priori, où elle puisse apparaître. Et cet horizon doit être absolument illimité ; sinon il impose de prime abord, à une révélation possible, une loi et une limite à ce qui peut et doit éventuellement être révélé [55] ».

Or, l’homme présente cette capacité : dans ses facultés et dans le dynamisme qui les habite. Simplificé à l’extrême, voici l’argument de Rahner. Seul peut recevoir celui qui en est capable, en a la « puissance ». Or, l’homme peut recevoir Dieu : ce n’est pas là un projet prométéen, titanesque, mais le dessein divin lui-même : c’est la finalité de la création, donc l’appel auquel il lui est demandé de répondre. Donc, l’homme possède en lui la capacité, la « puissance » de recevoir Dieu : « L’homme doit pouvoir recevoir cet amour qui est Dieu même : il doit avoir une affinité avec cet amour. Il doit pouvoir le recevoir (ainsi la grâce, la vision de Dieu) comme quelqu’un qui en a l’accès et la capacité, l’intelligence et le désir. Il doit avoir envers lui une réelle « puissance ». Il doit l’avoir toujours. Il est celui qui est réclamé par lui. Car tel qu’il est en fait, il est créé pour lui ; il est pensé et appelé à l’existence pour qu’il puisse se donner. À ce point de vue cette « puissance » est ce qui lui est le plus intime et le plus personnel, le centre et le fond radical de ce qu’il est en général. Il doit toujours l’avoir : car celui qui est perdu, qui s’est écarté pour toujours de cet amour et qui s’est même rendu incapable de recevoir cet amour, doit pouvoir éprouver […] réellement comme ce à quoi il est destiné au fond de son être réel, il doit donc toujours demeurer tel qu’il était créé : le désir ardent de Dieu même dans l’immédiateté de sa vie trinitaire [56] ».

Il y a donc comme une sorte d’égalité – le terme est de Blondel – entre Dieu qui se communique et l’homme qui le reçoit.

2’) Une théologie de la proximité

Ainsi, Rahner souligne la présence de proximité, par opposition au hiatus, à l’écart omniprésent chez Balthasar. Aussi accorde-t-il de l’importance au toucher, spirituel encore plus que spirituel (selon une distinction de saint Thomas).

Comme la proximité dit l’unité (spatiale, du moins spirituelle), Rahner pense donc la communication divine davantage à partir du transcendantal unum. Voilà pourquoi il ne fait pas appel à l’axiome bonum diffusivum sui qui se fonderait sur le transcendantal bonum. En revanche, il ne néglige pas le transcendantal verum. Balthasar, nous allons le voir fait davantage appel aux différents transcendantaux, à leur circumincession, mais le primat mesurant de l’amour valorise une certaine conception du bonum.

3’) La continuité inscrite dans la logique du don divin

C’est la logique même de l’autodonation divine qui entraîne cette insistance sur la continuité. Certes Rahner n’ignore pas la différence existant entre donateur et récipiendaire, mais la logique propre de son regard théologique l’invite avant tout à souligner l’identité entre le Donateur et le don reçu par la créature finie. Ainsi, dans l’exposé qu’il fait du don de Dieu dans le Petit dictionnaire de théologie catholique : « L’essence intime de la grâce, de la justification et de l’ordre surnaturel, peut être déterminée par le fait qu’en eux Dieu ne se communique pas, ne se révèle pas, n’anime pas et ne sanctifie pas en communiquant à l’homme […] par une création ex nihilo, le don d’une existence différente de lui-même, qui, par sa ressemblance analogique avec lui, le manifesterait, le représenterait dans une certaine mesure ; mais qu’il se donne lui-même, le donateur et le don étant identiques et la créature étant donc sanctifiée, justifiée et animée, au sens le plus strict, par la propre réalité de Dieu [57] ».

4’) L’insuffisance de la nouveauté

La pensée de la nouveauté est insuffisante chez Rahner. Significative est la manière dont il introduit le concept de nouveauté lorsqu’il élabore sa théologie trinitaire. On se souvient qu’il rend compte de la double autocommunication par quatre couples, dont le premier est celui de l’histoire et de l’avenir. Or, cette distinction se fonde, selon Rahner, sur celle de l’origine, créatrice d’histoire, et de l’avenir, qui est nouveauté. « L’avenir est bien dans le commencement, mais il y est sous la forme d’une incessante nouveauté, et non d’une simple anticipation qui n’aurait plus ensuite qu’à se dérouler [58] ». Paradoxalement, pour Rahner, il y a plus de capacité d’innovation dans la liberté humaine que dans la liberté divine venant à sa rencontre. C’est donc que le concept rahnérien de nouveauté n’est pensé comme tel qu’à partir de la liberté de l’homme déployant le don originaire de Dieu ; inversement, on ne saurait parler de nouveauté dans l’irruption de cette grâce première. Ainsi Rahner corrèle le don premier divin et la continuité et la rupture, la discontinuité, signe par excellence de la nouveauté, au don second, libre, de l’homme.

Pascal Ide

[1] « L’autonomie dans la théologie de Karl Rahner », Études, (septembre 2002), p. 250-252, ici p. 252.

[2] TFF, p. 223.

[3] Aimer Jésus, p. 88.

[4] D’ailleurs, dans la bibliographie de Jean-Hervé Nicolas sur Rahner qui rassemble 28 titres, le TFF qui fut écrit en allemand en 1976, ne figure pas (Synthèse dogmatique, p. 318-322 ; p. 1199).

[5] TFF, p. 32.

[6] Au sens étymologique de materia in qua (cf. ST, Ia-IIae, q. 55, a. 4).

[7] On pourrait discerner là une tendance scotiste (Duns Scot faisait de l’infini l’attribut premier de Dieu) qui trouverait bien d’autres points d’ancrage.

[8] TFF, p. 384.

[9] Karl Rahner, « Pour la théologie du symbole », p. 27.

[10] Ghislain Lafont, Peut-on connaître Dieu en Jésus-Christ ?, coll. « Cogitatio fidei » n° , Paris, Le Cerf, 1969, p. 171-227.

[11] Ibid., p. 227.

[12] Ibid., p. 227-228.

[13] Ibid., p. 171-227.

[14] Ibid., p. 228.

[15] Le courage du théologien, p. 44.

[16] TFF, p. 59.

[17] Karl Rahner, Écrits théologiques, tome X, p. 51.

[18] Karl Rahner, « Théologie et anthropologie », Schriften zur Theologie, tome VIII, Écrits théologiques, tome 11. Axes théologiques pour demain, trad. Robert Givord, Paris, DDB-Mame, 1970, p. 189-218, ici p. 191.

[19] Karl Rahner, Sacramentum mundi, trad. italienne, Brescia, Ed. Morcelliana, 1975, t. 1, col. 273.

[20] Karl Rahner, Corso fondamentale sulla fede, trad. italienne, Alba, Ed. Paoline, 1977, p. 25.

[21] Voici par exemple comment il présente la difficulté de sa christologie transcendantale : « à partir des considérations menées jusqu’à présent, les deux moments d’une théologie chrétienne atteignent à l’unité la plus haute et à la tension la plus radicale : savoir une théologie essentielle, existentiellement ontologique, transcendantale, qui, dans une ontologie et une anthropologie générales, doit ébaucher une doctrine a priori concernant l’Homme-Dieu » (TFF, p. 204. Souligné dans le texte).

[22] Une autre difficulté est par exemple posée par la manière de comprendre telle ou telle procession. Par exemple dans l’affirmation citée ci-dessus : le Père « dit le Verbe éternel […] pour se connaître lui-même ». (p. 27) Est-ce vraiment traditionnel ? Il faut distinguer entre la connaissance, la science divine qui est identique à l’essence divine et la prolation du Verbe qui est bien entendu propre au Père. Or, par cette science divine, Dieu se connaît parfaitement. Mais la Personne du Père est identiquement l’essence divine. Le Père possède donc cette science divine et se connaît lui-même, indépendamment de la génération du Fils, de la profération du Verbe.

[23] TFF, p. 159.

[24] TFF, p. 158-159.

[25] Telle est la critique très ferme adressée par Moltmann à Rahner. Pourtant, cette critique reconduit, paradoxalement, celui-ci à ce que, justement, elle avait voulu exorciser avec tant de force, à savoir le monothéisme : « On peut bien considérer cela [la « communication triplicitaire de soi »] comme la variante mystique de la doctrine idéaliste concernant la structure de réflexion «trinitaire» du sujet absolu. Le modalisme idéaliste de Rahner nous ramène de la doctrine de la Trinité au monothéisme chrétien de l’«une et unique essence, de l’unicité d’une conscience et d’une unique liberté de Dieu», qui est présent au centre le plus intime de l’existence d’‘un homme particulier’ » (Jürgen Moltmann, Trinité et Royaume de Dieu. Contributions au traité de Dieu, trad. Martin Kleiber, coll. « Cogitatio fidei » n° 123, Paris, Le Cerf, 1984, p. 190).

[26] Dieu Trinité, p. 42.

[27] « Quelques remarques sur le traité dogmatique De Trinitate », tome 8, p. 131. Souligné dans le texte.

[28] Cf. Piet Schooneberg, Il est le Dieu des hommes, trad. Marie Claes, Paris, Le Cerf, 1973 ; « The consummated Covenant : Theses on the Doctrine of the Trinitarian God », Studies in Religion/Sciences religieuses, V/2 (1975-1976), p. 111-116. Jürgen Moltmann, Le Dieu crucifié, trad. Bernard Fraigneau-Julien, coll. « Cogitatio Fidei » n° 80, Paris, Le Cerf, 1974, p. 277.

[29] Cf. Yves-Marie Congar, Je crois en l’Esprit Saint, Paris, Le Cerf, tome 3, 1980, p. 34-44 ; Jean-Hervé Nicolas, De la Trinité à la Trinité, p. ; Hans Urs von Balthasar, La Dramatique divine. III. L’action, trad. Robert Givord et Camille Dumont, série « Ouvertures » n° 6, Namur, Culture et Vérité, 1990, p. 256-257 ; p. 296-297. Balthasar semble hésiter : « Il n’est pas montré clairement si ce mouvement transitif de Dieu, où il se manifeste, contient la totalité du mouvement immanent », pour finalement conclure en faveur d’une identité qu’il récuse : « l’expression de soi transitive domine celle qui est immanente » (p. 256-257).

[30] TFF, p. 252. C’est moi qui souligne.

[31] La dramatique divine. III. L’Action, p. 297.

[32] Ibid., p. 296.

[33] TFF, p. 252.

[34] La dramatique divine. III. L’Action, p. 258 ; cf. p. 257-258. Hans Urs von Balthasar cite aussi un écrit de Rudolf Haubst (Vom Sinn der Menschwerdung, München, Hueber, 1969, p. 176) critiquant, notamment, certains essais de Karl Rahner qui « place l’ordre de la grâce avant l’ordre de la création ou souligne si unilatéralement la volonté divine de se donner dans le Christ que la réponse humaine pâlit pour cette raison ». (La Dramatique divine. II. Les personnes du drame. 2. Les personnes dans le Christ, trad. Robert Givord avec la collab. de Camille Dumont, coll. « Le Sycomore », Paris, Lethielleux, Namur, Culture et Vérité, 1988, p. 203, n. 6)

[35] Jean-Hervé Nicolas, Les profondeurs de la grâce, Paris, Beauchesne, 1969, p. 115-119 et p. 151-160. Sur l’éxégèse que Rahner donne de certains textes de saint Thomas pour fonder sa doctrine, cf. Jean-Hervé Nicolas, Les profondeurs de la grâce, p. 155, n. 88.

[36] Ibid., p. 116.

[37] Ibid., p. 153.

[38] ST, Ia, 43, 3, ad 1um.

[39] Ibid., p. 157 et 158.

[40] Ibid., p. 159 ; cf. aussi p. 154 et 155.

[41] TFF, p. 247.

[42] « Problèmes actuels de christologie », Écrits théologiques, tome 1, p. 145.

[43] Hans Urs von Balthasar, L’amour seul est digne de foi, trad. Robert Givord, Paris, Aubier-Montaigne, 1966, p. 46.

[44] Ibid., p. 159.

[45] Id., La dramatique divine. III. L’Action, p. 256. Renvoie à TFF, p. 146.

[46] « Théologie et anthropologie », p. 192.

[47] Le courage du théologien, p. 124.

[48] Voilà pourquoi Jean-Hervé Nicolas explique : « Il faudrait renvoyer aux innombrables passages où saint Thomas explique la connaissance par l’immatérialité, c’est)à)dire par le pouvoir de recevoir la forme de l’autre d’une manière non ontologique, mais intentionnelle ». (Les profondeurs de la grâce, p. 135, note 60)

[49] Karl Rahner, Aimer Jésus, p. 54. Souligné dans le texte.

[50] Ibid., p. 55.

[51] Ibid., p. 117. Et de renvoyer à un article important : Jean-Hervé Nicolas, « L’unité d’être dans le Christ d’après saint Thomas », Revue Thomiste, 65 (1965), p. 229-260 ; cf. aussi l’exposé très clair dans De la Trinité à la Trinité, p. .

[52] Cf. Karl Rahner, Schriften zur Theologie, Einsiedeln, Benziger Verlag, 16 volumes, ici tome XIII, p. 361-377.

[53] TFF, p. 34.

[54] « Chrétiens anonymes », IDOC international, n° 20, Paris, Seuil, 1970, p. 79.

[55] Karl Rahner, L’homme à l’écoute du Verbe, p. 125.

[56] Karl Rahner, « De la relation de la nature et de la grâce », trad. Gaëtan Daoust, Écrits Théologiques, Paris, DDB, tome III, 1963, p. 26-27.

[57] Karl Rahner et Herbert Vorgrimler, art. « Don de Dieu », Petit dictionnaire de théologie catholique, trad. Paul Démann et Maurice Vidal, Paris, Seuil, 1970, p. 135-136.

[58] Karl Rahner, Dieu Trinité, p. 107. « Cet avenir n’est à concevoir comme une simple évolution linéaire du commencement », mais comme « un élément d’une nouveauté radicale, séparé de lui [le commencement] par une histoire authentique » (Ibid., p. 103).

1.4.2022
 

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