« Celui-ci est fils de Dieu qui est conduit par l’Esprit de Dieu » (Rm 8,14) (Dimanche 30 mai 2021. Fête de la Sainte Trinité)

« Celui-ci est fils de Dieu qui est conduit par l’Esprit de Dieu » (Rm 8,14). La parole que la liturgie proclame au cœur de la deuxième lecture est une parole trinitaire. En effet, chez Paul comme dans le reste du Nouveau Testament, « Dieu » est presque toujours synonyme de « Père ». Nous sommes donc invités à entendre : « Celui-ci est fils du Père [fils dans le Fils unique] qui est conduit par l’Esprit du Père ». Ainsi, la Très Sainte Trinité que nous célébrons en ce jour béni ne réside pas dans un Ciel séparé, trop éloigné, mais dans le ciel de nos âmes où elle a décidé de faire sa demeure : « « Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole ; mon Père l’aimera, nous viendrons vers lui et, chez lui, nous nous ferons une demeure » (Jn 14,23).

Comprenons d’abord bien le sens de cette parole de l’Apôtre avant de l’appliquer concrètement dans nos vies.

 

  1. Que veut dire saint Paul ?

Saint Thomas d’Aquin offre un commentaire éclairant que je permets d’élargir un peu. Il prend très au sérieux le verbe au passif : « est conduit ». Il dit qu’il y a trois manières de vivre. Les animaux sont conduits, en l’occurrence par la nature, par leurs instincts. De fait, certains hommes se conduisent comme des bêtes, lorsqu’ils se laissent mener par leurs impulsions. Et nous ne valons guère mieux quand nous cédons à toutes nos inclinations sans les interroger et sans les discerner, lorsque nous suivons tous nos plaisirs et résistons à tout ce qui nous déplaît.

Les hommes qui se conduisent de manière humaine se distinguent des animaux en ce qu’ils ne sont pas conduits, mais en ce qu’ils conduisent leur vie par leur liberté. Ils sont causes responsables de leurs action et se perfectionnent activement en acquérant, avec effort, ces bonnes habitudes que l’on appelle vertu.

Mais, nous dit Thomas à la suite de Paul, il y a une troisième sorte d’homme : celui qui accepte d’être conduit, non pas par ses impulsions animales, mais par l’Esprit lui-même : « par cette expression être conduit, on entend être mû par une sorte d’instinct supérieur ». En effet, « l’homme spirituel n’est pas seulement instruit par l’Esprit Saint sur ce qu’il faut faire, mais encore dirigé quant à son cœur [1] ».

Ainsi, dans la vie, nous vivons deux conversions. Une première est la conversion au Christ. Nous rencontrons Jésus. Nous croisons son regard et nous nous rendons compte que, comme les yeux des icônes, ils nous regardaient depuis longtemps. Jésus nous attendait. Et dans ce regard, à l’instar du jeune homme riche, nous comprenons qu’il nous aime : « Jésus posa son regard sur lui, et il l’aima » (Mc 10,21). Alors, nous changeons de vie, nous faisons des efforts pour lutter contre le mal et agir bien, à la suite de Jésus. Nous quittons parfois une vie passive où nous cédions à nos impulsions, pour activement suivre le Christ, en mettant en place des habitudes vertueuses : vie de prière, lecture de la Parole de Dieu, service d’autrui, amour désintéressé, pardon des ennemis, etc.

Mais il y a une deuxième conversion : à l’Esprit-Saint qui est l’Esprit du Christ. Il s’agit désormais de ne plus seulement vivre à la suite de Jésus, selon ses commandements, à son exemple, donc de conduire activement sa vie. Mais désormais il s’agit d’être conduit par son Esprit. Non pas tant passif que réceptif. Attention, cet état plus passif n’est pas premier. Celui qui voudrait directement accéder à cette conduite de l’Esprit sans passer par la case « vertu » cèderait à la tentation du quiétisme.

« Celui-ci est fils de Dieu qui est conduit par l’Esprit de Dieu ». Disons-le avec d’autres mots. Il s’agit de passer de l’œuvre pour Dieu à l’œuvre de Dieu. Vous qui êtes ici, vous venez pour Dieu. Dans votre engagement dans la paroisse, vous agissez ultimement pour Dieu ; dans vos services à la maison, au travail, dans votre association, vous le faites, en dernière instance, pour Dieu. Mais il y a un moment où Dieu nous demande plus. Avant, c’était nous qui étions le chauffeur de notre voiture. Dorénavant, c’est lui qui tient le volant et nous qui sommes assis à la place du passager. Si vous voulez encore une autre image, plus actuelle. Il s’agit de changer de carte-mère (ou de carte-père !). Dieu veut nous donner non plus seulement un nouveau soft, mais un nouveau hard.

 

  1. Et le critère de ce changement est le suivant : il nous faut être prêts à laisser tomber nos plans. Le passage de la première à la seconde conversion requiert d’accepter ce que, il y a quelques semaines, j’appelais, à la suite de Dom Louf : vivre dans ses ruines. L’expression a dérangé certains. Pourtant, avec la loi du passage de l’activité à la passivité, elle est l’autre grande loi de la vie spirituelle : « Si le grain de blé […] meurt, il porte beaucoup de fruit » Jn 12,24).

Pour bien comprendre ce passage, je vous conseille vivement de prendre comme livre de chevet ce que l’on appelle parfois l’évangile de l’Esprit-Saint : les Actes des Apôtres. Saint Pierre pensait que Dieu le destinait à la conversion de ses frères juifs. Et il découvre que l’Esprit-Saint veut beaucoup plus : l’évangélisation de tous les païens. Et ce changement est tellement radical qu’il doit opérer ce que l’on appelle la deuxième Pentecôte, la Pentecôte sur les gentils (cf. Ac 10). De même, saint Paul qui, pourtant, lui, est d’emblée ouvert sur ceux-ci, devra accepter de voir tous ses plans pastoraux sombrer quand l’Esprit lui demandera de quitter ce que l’on appelait à l’époque l’Asie (l’Asie mineure), pour passer en Europe.

Alors, frères et sœurs, quand est-ce que je consentirai à changer de regard sur ma vie, sur l’autre ? Et d’adopter le regard de Dieu, qui est un regard d’espérance, sur mon collègue, mon voisin, mon conjoint, ma belle-mère, mes enfants et petits-enfants, les institutions, oui, je dis bien les institutions !

Une personne m’a raconté une expérience touchante. Non baptisée, de formation scientifique, elle était à la fois matérialiste et rationaliste, mesurant tout à ce qu’elle comprenait et maîtrisait. Jusqu’au jour où elle a vécu une EMI (expérience de mort imminente). Elle comprit alors qu’elle était plus qu’un corps, qu’il y avait un principe spirituel. Puis, elle a vécu une seconde expérience, aussi décisive. Depuis son EMI, elle avait décidé de devenir secouriste et avait toujours dans son sac le matériel pour aider quelqu’un qui serait en danger. Et voilà qu’elle tombe sur une personne inanimée dans la rue. Elle s’apprête à faire les premiers gestes (position latérale de sécurité, massage cardiaque si besoin, etc.), quand elle s’aperçoit qu’elle a un sac à dos, qu’elle ne peut la bouger et qu’elle ne peut que prévenir les pompiers et attendre. Elle se sent alors profondément découragée. À quoi sert la formation qu’elle a reçue si elle ne peut aider ? Elle s’asseoit à côté de la personne inconsciente, plus, immobile, sans doute en arrêt cardio-respiratoire, pose la main sur son bras. Et, dans sa grande impuissance, pour la première fois de sa vie, elle fait monter une prière : « Toi, là-haut, fais quelque chose ! » Or, à l’instant même où elle lance cette supplication, à son immense surprise, elle voit la poitrine de la personne qui se soulève et prend une grande inspiration. Au même moment. Comme en réponse à sa prière. En me racontant ce fait qui l’a bouleversé et l’a convaincu de l’existence d’un « Principe supérieur », selon ses propres mots, la personne insiste : « J’ai senti en moi un grand vide. Non pas du néant. Mais un vide qui me creusait et me permettait de recevoir enfin autre chose. Comme un abandon ».

Voilà, frères et sœurs, le sens de ces ruines, de leur acceptation qui permet de passer de la première à la seconde conversion : un lâcher-prise, un abandon pour recevoir plus, beaucoup plus. Rien moins que l’Esprit-Saint. Nous n’imaginons pas ce que l’Esprit opère dans une personne qui lui est docile : à la mort de saint François d’Assise, il y a déjà cinq mille frères mineurs et ils seront dix fois plus à la fin du xiiie siècle ; à lui seul, on estime que saint François-Xavier a touché un tiers du Japon ; Marthe Robin a accueilli plus de 103 000 personnes, de tous bords, dans sa chambre de la Plaine ; etc., etc. Quelle espérance !

 

  1. « Celui-ci est fils de Dieu qui est conduit par l’Esprit de Dieu ». Comment, plus concrètement, entrer dans cette vie de docilité à l’Esprit-Saint ? Le Père sait bien que c’est difficile. Toute notre éducation consiste à passer de l’état d’enfant dépendant à l’état d’adulte responsable et donc actif. Aussi nous a-t-il équipé pour y arriver. Il s’agit des dons du Saint-Esprit. Ils sont en chacun de nous. Nous les avons reçus le jour de notre baptême. Ils ont été renforcés lors de notre confirmation.

L’expression « dons du Saint-Esprit » est trompeuse. En fait, il ne s’agit pas de dons extérieurs, mais des dispositions intérieures pour accueillir les motions de l’Esprit-Saint. Ils se distinguent des vertus en ce qu’ils sont réceptifs, alors que les vertus sont actives. Au terme de l’âge patristique, l’on rencontre une image qui va faire fortune. Dans une barque, le marin avance normalement à la rame ; mais s’il veut aller plus vite et avec moins d’effort, il hisse la voile. Toutefois, s’il dépend de lui de hisser la voile, il ne dépend pas de lui que le vent souffle. Et si celui-ci est absent, il lui faudra à nouveau se courber sur les rames pour avancer. La rame est à la voile ce que la vertu est au don du Saint-Esprit.

Voyons comment ils opèrent sur un exemple concret. Vous avez une décision à prendre : est-ce que je déménage ou non ? Est-ce que je change de travail ou non ? Est-ce que je vais à l’invitation de ma cousine ou non ? La première voie pour discerner est celle de la vertu de prudence : vous pesez le pour et le contre, vous prenez conseil, etc. Mais vous pouvez aussi l’enrichir de la seconde voie et demander à l’Esprit-Saint : « Montre-moi. Mon cœur est incliné dans cette direction, mais l’autre est aussi bonne. Je lâche mon projet et je m’ouvre aux deux directions. Toi, vers laquelle inclinerais-tu mon cœur ? » Ce faisant, vous faites usage du don de conseil qui vous rend docile au discernement venant de l’Esprit-Saint.

Et les autres dons à notre disposition couvrent tous les secteurs de notre vie. Parmi les ouvrages qui expose ce grand cadeau que sont les dons du Saint-Esprit, le meilleur est celui du père Louis Lallemant, un jésuite qui a vécu un siècle après saint Ignace et dont le pape François a recommandé à plusieurs reprises son livre : Doctrine spirituelle.

 

« Celui-ci est fils de Dieu qui est conduit par l’Esprit de Dieu ». Esprit-Saint, configure-nous à l’image du Fils pour que notre cœur ne sois plus qu’une supplication pleine de reconnaissance : « Abba, Père ! ». Et que nous soyons toujours plus abandonnés et dociles pour servir Ton œuvre dans l’Église, en France (aujourd’hui est la fête de sainte Jeanne d’Arc) et dans le monde.

Pascal Ide

[1] Thomas d’Aquin, Commentaire de l’Épître aux Romains suivi de Lettre à Bernard Ayglier, abbé du Mont-Cassin, ch. 8, l. 3, n. 635, trad. Jean-Éric Stroobant de Saint-Éloy, Paris, Le Cerf, 1999, p. 301-302. Trad. modifiée.

30.5.2021
 

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