Quoiqu’en ordre dispersée et jamais thématisée pour elle-même, la dynamique tripartite du don – réception (don 1), appropriation (don 2), donation (don 3) – est très présente chez saint Thomas.
Nous allons en illustrer les lois fondamentales et les fondements métaphysiques à partir d’un thème – le rôle des Apôtres dans la communication de la Révélation – et dans une œuvre – la Lectura sur l’Évangile selon saint Jean [1]. En effet, la vie de l’Apôtre est animée par la dynamique du don [2]. En retour, cette analyse manifestera la fécondité de cette loi en ecclésiologie [3].
1) Les trois moments du don. Deux indices préliminaires
Nous trouvons cette tripartition à l’œuvre si nous nous interrogeons sur ce qui constitue l’identité de l’Apôtre pour saint Thomas [4]. Étymologiquement, apôtre signifie « envoyé ». Mais il existe différentes sortes d’envoyés dont certains ne sont pas des Apôtres : par exemple, la Samaritaine, Marie-Madeleine qui a reçu « la fonction apostolique », puisqu’« elle est devenue l’Apôtre des Apôtres [5] ». Envoyé ne suffit donc pas à dire la spécificité de l’Apôtre. Les Apôtres se caractérisent par trois notes : 1. ils sont appelés par le Christ à tout quitter pour vivre avec lui ; 2. ils constituent un ordo repérable institué par le Christ et stabilisé dans la structure ecclésiale ; 3. ils possèdent un officium hiérarchique propre, la prédication de la vérité : dès lors, l’envoi que signifie l’étymologie constitue la finalité qui, quoique la plus importante, n’est qu’un des aspects. On aura bien entendu reconnu les trois moments du don.
Par ailleurs, l’Aquinate comprend ce que l’on appelle la prière sacerdotale ou prière de l’Heure (Jn 17) comme une inscription des Apôtres dans la dynamique de la donation [6]. Nous le savons, elle est la seule prière où le Christ intercède pour ses Apôtres. Jésus dit que son Père l’envoie à ses Apôtres et que ceux-ci sont envoyés dans le monde. Or, cet envoi a pour finalité la communication, autrement dit le don du bien du salut, de la grâce. Par conséquent, le propre de l’Apôtre est de recevoir du Christ pour ensuite donner au monde : intermédiaire, il est à la fois en relation avec le don 1 christique et le don 3 du monde. C’est donc que Jésus lui-même comprend le mystère et le ministère apostolique à partir de la dynamique du don. La structure ternaire de la prière (v. 1-6 ; 7-19 ; 20-23) le souligne fortement.
2) Le don reçu par l’Apôtre
L’Apôtre est celui qui se reçoit de l’origine, c’est-à-dire du Christ. En effet, le Christ choisit les Apôtres. Or, il les choisit en vue de se donner à eux. Que donne-t-il ? Pourquoi donne-t-il ? Comment se donne-t-il ? Comment est-il reçu ?
a) Que donne-t-il ?
1’) Le Christ donne la vérité
Le Christ a voulu se donner à ses Apôtres avant tout pour leur communiquer la vérité, sa Révélation. C’est là son intention expresse que de se manifester d’abord à eux.
En effet, le Christ est l’origine de toute vérité. Plus encore, il est la Vérité (Jn 14,9), donc il est le Maître par excellence :
« La racine et la source de la connaissance de Dieu est le Verbe de Dieu, c’est-à-dire le Christ […]. Or, la sagesse humaine consiste dans la connaissance de Dieu et cette connaissance dérive du Verbe vers les hommes car plus les hommes participent au Verbe de Dieu, plus ils connaissent Dieu. […] De cette connaissance du Verbe, qui est source et racine, dérivent, comme des ruisseaux ou des branches, toutes les connaissances des fidèles [7] ».
Or, les Apôtres ont été enseignés par le Fils unique : Lui, leur « a fait connaître » Dieu (Jn 1,18). Par conséquent, les Apôtres se trouvent dans une situation tout à fait unique et privilégiée.
On pourrait montrer cette situation unique des Apôtres en négatif, et cela doublement. Comparons d’abord les Apôtres à ceux qui les ont précédés, les prophètes (de l’Ancien Testament). Comme ceux-là, ceux-ci ont bénéficié d’une connaissance immédiate de Dieu, d’une sorte de toucher, et cela, en vue d’instruire le peuple [8]. Les différences dans la révélation dont ils furent gratifiés sont au nombre de trois : quant au contenu, la révélation des Apôtres est complète, celle des prophètes partielle, inachevée [9] ; quant à la cause, la première vient d’un don plénier de l’Esprit et la seconde d’une foi encore imparfaite ; quant à la finalité, les Apôtres conduisent explicitement au Christ, les prophètes implicitement [10].
Comparons-les ensuite aux autres fidèles. S. Thomas distingue « deux manières de croire. Tantôt on est instruit par autrui et c’est la manière commune de croire […]. Tantôt, on croit par une révélation divine et c’est une manière singulière [11] ». Or, les fidèles sont instruits par un intermédiaire humain, alors que les Apôtres ont bénéficié d’une connaissance immédiate et prolongée du Christ.
Le don fait aux Apôtres est donc absolument unique et leur situation dans l’histoire de même.
2’) Le Christ donne la grâce
Le Christ communique aussi à ses Apôtres sa grâce. Ce point n’a pas été développé par Bonino ; certes, il ne fait pas partie de la communication de la Révélation, mais c’est cloisonner que de la limiter à la seule communication de la vérité et non de la grâce, comme si le Christ Révélateur n’était pas aussi le Christ Sauveur.
De fait, l’Apôtre est d’abord appelé à croire. L’épisode de Thomas en est l’illustration la plus fameuse.
b) Pourquoi le Christ donne-t-il ?
1’) Par amitié
Le Christ se donne par amour. Il n’emploie pas l’Apôtre comme un canal, il n’en fait pas une simple courroie de transmission. Nous le comprendrons mieux en nous attardant sur l’appropriation du don. Mais on peut déjà le comprendre maintenant : Jésus noue une relation d’amitié avec ses Apôtres [12]. Or, dans l’amitié, l’ami confie ses secrets à son ami. C’est ce que Jésus lui-même dit, établissant une connexion entre amitié et révélation : « Je ne vous appelle plus serviteurs mais amis parce que tout ce que j’ai appris de mon Père, je vous l’ai fait connaître ». (Jn 15,15) Et Thomas le commente ainsi, faisant appel, à chaque fois, à Jb 36,2 : « Le vrai signe de l’amitié est que l’ami révèle à son ami les secrets de son cœur. En effet, comme les amis ont un seul cœur et une seule âme, l’ami n’a pas l’impression de placer hors de son cœur ce qu’il révèle à son ami : ‘Traite ton affaire avec ton ami.’ (Pr 25,9) Or, en nous faisant participer à sa sagesse, Dieu nous révèle ses secrets : ‘Elle se transporte par les nations dans les âmes saintes et fait les amis de Dieu et les prophètes’ [13] ». Une confirmation en est donnée par le cas de l’Apôtre Jean : celui-ci « fut plus aimé du Christ entre tous les disciples du Seigneur ». Or, « aux amis, on révèle les secrets ». Donc, Jésus « confia spécialement ses secrets à ce disciple spécialement aimé [14] ». Or, le plus profond, le plus important et en même temps le plus caché dans le Christ est sa divinité [15]. C’est pour cela que, selon la répartition opérée par Thomas entre les quatre Évangiles, celui de Jean révèle la divinité [16].
Il reste que le soupçon pourrait demeurer que Jésus a fait des Apôtres ses amis seulement en vue d’en faire les transmetteurs de la vérité. Voilà pourquoi le moment second du don est important.
2’) Par surabondance
Pour Thomas, le Christ se donne par surabondance. Commentant le passage du prologue où Jean écrit : « De sa plénitude, nous avons tous reçu » (Jn 1,16), le Docteur angélique compare trois plénitudes : celle du Christ dont il vient d’être parlé, celle de la Vierge (« pleine de grâce » : Lc 1,28), celle de saint Etienne (« plein de grâce et de force » : Ac 6,8) :
« Est plein ce en quoi il n’y a aucun vide. La capacité de l’âme peut donc être pleine dans l’ordre de la suffisance, c’est-à-dire de telle sorte que rien ne lui manque de la grâce pour accomplir les actes bons ; c’est cette plénitude qui fut en Etienne. La capacité de l’âme peut aussi être pleine non seulement dans l’ordre de la suffisance, mais encore dans l’ordre de la surabondance ; et cette plénitude de surabondance fut spécialement et d’une manière unique dans le Christ, parce qu’elle a surabondé sur les autres de telle sorte qu’il fut l’auteur et la source de la grâce. Mais dans la bienheureuse Vierge, la plénitude de grâce fut d’un ordre intermédiaire parce que, bien qu’il y eût en elle la plénitude d’une certaine surabondance, elle ne fut cependant pas auteur de la grâce pour les autres ; mais de son âme la grâce surabondait dans la chair. En effet, par la grâce de l’Esprit Saint, non seulement l’esprit de la Vierge fut uni à Dieu par l’amour, mais encore ses entrailles furent fécondées par l’Esprit Saint [17] ».
Retenons la très précieuse distinction : plénitude par suffisance et plénitude par surabondance. La première est bornée à la personne ou plutôt à son âme qui reçoit ainsi la grâce suffisante pour être justifiée. La seconde déborde de l’âme. Double est cette seconde plénitude. La première se communique seulement à l’intérieur de soi, en l’occurrence, elle rejaillit sur le corps : et tel est le cas de la plénitude de surabondance intermédiaire. La seconde se répand à l’extérieur, rejaillit sur les autres, ce que Thomas interprète dans les termes de la causalité : être « l’auteur et la source de la grâce » ; il s’agit de la plénitude par excellence. Cette double communication, interne et externe montre ainsi que l’homme se doit d’abord d’être généreux à son propre égard : l’un des mérites insoupçonné de la multiplicité intérieure (trop souvent comme le fardeau d’une possible fragmentation) est cette possibilité d’auto-donation.
Maintenant, faut-il adhérer à l’illustration qu’en donne Thomas et ainsi borner la générosité par surabondance au Christ ? Elle me semble limitative. D’abord, autres sont les principes, autres les conclusions. Ensuite, Thomas parle avec une intention particulière : distinguer trois types de plénitude, celle du Christ, celle de la Vierge et celle du disciple. Enfin, plus loin, notamment quand il commentera la prière sacerdotale, mais déjà bien avant et souvent, il montrera que les Apôtres ont pour mission propre de communiquer la grâce au monde, aux autres disciples ; or, il ne s’agit pas d’une pure députation formelle, d’une sorte d’occasionnalisme ministériel ; c’est donc qu’ils étaient pleins de la grâce d’une plénitude par surabondance [18].
c) Comment le Christ se donne-t-il ?
1’) Du côté des Apôtres
Le Christ se donne à connaître aux Apôtres par un savoir sensoriel direct. [19]
Le mode de connaissance des Apôtres fut particulier. « Nous avons vu sa gloire », dit le prologue de saint Jean (Jn 1,14). Thomas commente en affirmant que les Apôtres connurent le Verbe incarné « par la vue [20] » et non seulement par l’ouïe, c’est-à-dire par le témoignage de Jean-Baptiste. Seuls les Apôtres ont bénéficié du privilège de voir le Verbe fait chair : « Afin qu’ils [les esprits humains] ne fussent pas privés de la joie de sa vision, la lumière elle-même, c’est-à-dire le Verbe de Dieu, a voulu revêtir la chair afin de pouvoir être vue de nous [21] ». Or, en regard, nous n’avons aucune connaissance sensorielle directe du Christ : nous ne le connaissons que par leur témoignage.
Non seulement les Apôtres ont vu et entendu le Christ, mais ils l’ont touché. C’est ce dont témoigne le début de la Prima Ioannis : « Ce que nos mains ont touché ». (1 Jn 1,2) La connaissance tactile qu’a vécue l’Apôtre Thomas, doit donc être généralisée, en droit et pourquoi pas en fait, aux autres Apôtres. Tel est par exemple le cas de Jean l’Apôtre qui a reposé sur le cœur de Jésus pendant la Cène. S. Thomas commente : « Au sens mystique, cela signifie que, plus on veut saisir les secrets de la divine sagesse, plus on doit s’efforcer d’être proche de Jésus selon Ps 33,6 : ‘Approchez-vous de lui et vous serez illuminés’ ». Et saint Thomas de faire appel, à nouveau, à la connexion entre amitié et confidence : « Car les secrets de la divine sagesse sont révélés surtout à ceux qui sont unis à Dieu par l’amour [22] ». Thomas établit donc une relation de causalité entre amitié, proximité-toucher et partage du secret : qui dit amitié, dit confidence ; or, l’amitié suppose une proximité et la proximité peut aller jusqu’au toucher.
Mais ils ne toucheront vraiment le Christ que par la foi. Mais on ne parvient à la foi que si d’abord on a reçu l’objet de notre foi en sa visibilité sensorielle. C’est pourquoi il est juste que la Samaritaine dise aux hommes de son village : « Venez et voyez » : « Elle n’a pas dit «croyez», mais «voyez», car elle savait bien que s’ils goûtaient à cette source en le voyant, ils éprouveraient la même chose qu’elle [23] ».
2’) Du côté du donateur, action extérieure
Jésus se donne à connaître de deux manières. Par sa parole. De ce point de vue, le Magister Thomas ne manque pas de souligner combien Jésus fut le maître par excellence dans sa capacité à constamment proportionner le don de la Vérité qu’il doit communiquer aux intelligences de ceux qu’il enseigne. Il est même frappant de constater combien l’adaptation Maître-disciple est pour Thomas un principe explicatif constant. De sorte que la défaillance de son sens historique – qui est une sorte d’adaptation en perspective diachronique – est comme corrigée par son sens très développé de la proportion, c’est-à-dire de la loi du omnis quod recipitur…
Le Christ se révèle aussi par son exemple : « Je vous ai donné l’exemple », dit Jésus (Jn 13,15) qui ajoute d’ailleurs à raison : « pour que vous agissiez comme j’ai agi envers vous ». Jésus établit ainsi un statut et une dignité particulière à l’imitation. Le Moyen Age recueillera cette vérité sous la forme d’un axiome : « Omnis Christi actio est nostra instructio [24] ». Et cet exemple vaut particulièrement pour les Apôtres. Nous trouvons là une autre raison de l’amitié nouée entre eux et le Christ : « Il n’a pas voulu seulement devenir semblable aux hommes quant à la nature mais il voulut être aussi avec eux quant à la convivialité et à la façon familière de vivre, sans péché, afin d’attirer à lui les hommes séduits par la douceur de sa manière de vivre (conversationis) [25] ».
3’) Du côté du donateur, action intérieure
Mais une telle donation ne demeure-t-elle pas trop extérieure au donataire ? Or, toute extériorité est violente, elle ne touche pas le cœur. À cette raison générale est jointe une raison particulière liée au type de don, à savoir la Révélation : l’esprit humain n’est naturellement apte qu’à recevoir ce qui lui est proportionné ; or, l’homme, être fini, n’est pas apte à l’infini et, plus encore incarné, il n’est pas adapté à ce qui est invisible (on pourrait enfin ajouter que le péché originel a obsurci son intelligence même à l’égard de la quiddité des choses sensibles) ; donc, l’être humain a besoin d’être surélevé (voire guéri) de l’intérieur pour recevoir la Vérité de Dieu. Or, l’enseignement du Christ ne le touche que de l’extérieur. Donc, il ne peut suffire à éclairer.
En fait, le Christ n’agit pas que de l’extérieur. Il travaille aussi de l’intérieur à rendre le sujet humain apte à recevoir le don de la Révélation. En effet, le Christ est vrai homme et vrai Dieu. Or, comme homme, il ne peut agir que de l’extérieur ; mais comme Dieu, il peut travailler à l’intime de l’homme et l’inspirer [26]. Voilà pourquoi Thomas dit souvent que le Christ enseigne « intérieurement et extérieurement [27]« , et c’est d’ailleurs un des points qui, du côté de la transmission, du sujet, le différencie des maîtres humains [28].
À cette première distinction se superpose une autre distinction, sans doute plus proche de l’Écriture. En fait, double est le donateur : le Verbe et l’Esprit. Or, le Christ transmet extérieurement la Révélation, verba et opera, alors que l’Esprit travaille intérieurement. D’abord, l’Esprit exerce une mission d’enseignement [29]. Or cette mission s’exerce de l’intérieur en permettant au disciple de recevoir la doctrine. En effet, toute mission divine est porteuse de nouveauté ; or, double est la nouveauté : en contenu et en capacité subjective d’assimilation ; or, l’Esprit n’apporte aucune connaissance objective nouvelle que le Christ n’ait déjà énoncée ; en revanche, il assure l’assimilation subjective de son enseignement. « La venue de l’Esprit Saint » donne « l’intelligence de toutes les paroles du Christ [30] ».
Thomas le développe admirablement en commentant la parole du Christ au sujet de l’Esprit : « Il vous enseignera toutes choses ». (Jn 14,26). Il vaut la peine de le citer largement tant il éclaire l’action respective du Fils et de l’Esprit, plus encore, resitue la mission d’enseignement, donc de donation de la vérité dans toute l’économie trinitaire :
« De même que l’effet de la mission du Fils fut de conduire au Père, de même l’effet de la mission du Saint-Esprit est de conduire les fidèles au Fils. Or, le Fils, étant la sagesse engendrée est la Vérité même […]. C’est pourquoi l’effet de la mission du Saint-Esprit est de rendre les hommes participants de la divine sagesse et connaisseurs de la vérité. Le Fils nous transmet donc la doctrine, parce qu’il est le Verbe ; mais l’Esprit Saint nous rend capable de cette doctrine. Il dit donc ‘Il vous enseignera toutes choses’, parce que, quoique l’homme enseigne à l’extérieur, il travaille en vain si l’Esprit Saint ne donne pas de l’intérieur l’intelligence ».
Et saint Thomas ajoute que cette motion intime de l’Esprit vaut d’ailleurs aussi pour le Fils : « D’autant plus que même le Fils, parlant par l’instrument de son humanité, ne le peut s’il n’agit lui-même de l’intérieur par l’Esprit Saint [31] ».
Toutefois, il ne faudrait pas trop forcer cette distinction.
d) Comment le Christ est-il reçu ?
Pour que l’enseignement du Christ soit reçu, l’Apôtre doit se préparer moralement. Notamment du point de vue de sa disposition affective et de son amour. Thomas souligne à plusieurs reprises que, au point de départ, l’amour des disciples est imparfait. Un signe en est, selon lui, le diminutif « petits enfants » (Jn 13,33) que leur donne le Christ (qui serait donc plus descriptif qu’affectueux). Il distingue ainsi trois degrés dans l’amour : celui du serviteur, celui du petit enfant ou du frère et celui du fils [32]. La preuve de cette imperfection est multiple : 1. le propre de l’amour est de croire à la personne aimée ; or, les disciples sont tristes d’être séparés physiquement de Jésus ; c’est donc qu’ils n’ont pas encore expérimenté que, par la foi, ils lui sont beaucoup plus profondément unis et que leur mode d’agir demeure encore très humain [33] ; 2. le propre de l’amour est le don de sa vie pour le Christ ; or, les Apôtres ne l’ont pas fait au moment de la passion [34] ; 3. l’ami est fidèle à son ami ; or, tous les disciples s’enfuirent et Pierre a trahi Jésus ; 4. la Passion du Christ fut pour eux un scandale ; or, Jésus donne sa vie par amour pour sauver les hommes ; or, « le propre de l’ami est de négliger les dommages à cause de son ami » et « ainsi, souffrir peines et dommages pour le Christ n’est donc pas un scandale [35] ».
Or, un amour imparfait ne permet pas d’accueillir la plénitude de la foi : la rectitude de l’appétit est nécessaire pour recevoir le don de la vérité. En effet, seule la charité peut ouvrir au don de la Révélation : « Deux choses rendent l’homme idoine à la manifestation de Dieu. La première est la charité [36] ».
Cette disposition intérieure est tant positive que négative : l’homme doit se dépouiller de ce qui n’est pas Dieu ou conforme à Dieu. Il serait intéressant d’explorer ce que Thomas en dit.
Pascal Ide
[1] S. Thomæ Aquinatis Super Evangelium s. Ioannis Lectura, cura P. Raphaelis Cai, o.p., Editio V revisa, Turin-Rome, Marietti, 1952. Je m’aide parfois de la traduction de Thomas d’Aquin, Commentaire sur l’Évangile de saint Jean. I. Le Prologue. La vie apostolique du Christ [Jn 1-11], trad. et notes sous la dir. Marie-Dominique Philippe, Paris, Le Cerf, 1998. Reprend les trois volumes parus séparément.
[2] Serge-Thomas Bonino distingue deux parties, d’ailleurs très inégales en longueur, dans son exposé I. Contemplari et II. Contemplata aliis tradere. De prime abord, ce ne sont que les deux moments 1 et 3 du don qui semblent honorés. En réalité, nous allons le voir, le don 2 est toujours pris en compte par Thomas qui a un sens aigu de la consistance des causes secondes.
[3] Pour cela, je m’aiderai de l’excellent travail de Serge-Thomas Bonino qui à la fois fait un relevé des textes intéressant notre propos (et auquel je n’hésiterai pas à renvoyer) et propose une systématisation très précise des lois (« Le rôle des Apôtres dans la communication de la Révélation selon la Lectura super Ioannem de saint Thomas d’Aquin », Bulletin de Littérature Ecclésiastique, 103 [2002] n° 4, p. 317-350). Sur le rôle des Apôtres dans la transmission de la Révélation de manière plus générale, cf. les références données par Serge-Thomas Bonino, art. cité, note 7, p. 319. Ne pourrait-on toutefois élargir la triple limitation de l’article 1. le seul exemple des Apôtres ; 2. pour la seule communication de la Révélation ; 3. au travers le seul commentaire sur l’Évangile de Jean ? 4. Je me demande même s’il ne s’ajoute pas à une quatrième limitation dans l’article même celui-ci fait en effet surtout appel à certaines parties du commentaire (Prologue, ch. 13-17) et exploite peu la Lectura des autres chapitres ; à ce sujet, une hypothèse sera émise au début de la conclusion.
[4] Cf. les références données dans les notes 23 à 33 de l’article, p. 323-324.
[5] Super Evangelium s. Ioannis, n. 2519.
[6] Cf. l’étude déjà faite sur cette prière, dans la partie biblique.
[7] Super Evangelium s. Ioannis, n. 2267-2268. Il est inutile de dire que
[8] Cf. ST, IIa-IIae, q. 6, a. 1
[9] Cf. Super Evangelium s. Ioannis, n. 183 et 651. La participation des prophètes de l’Ancien Testament se fait « dans la mesure où ils participèrent au Verbe éternel » (Super Evangelium s. Ioannis, n. 221).
[10] Cf. Super Evangelium s. Ioannis, n. 651.
[11] Super Evangelium s. Ioannis, n. 1693.
[12] Thomas emploie aussi volontiers le terme de « familiaritas » (« 28 occurrences assez significatives dans le Super Ioannem », selon Serge-Thomas Bonino, art. cité, n. 78, p. 331).
[13] Super Evangelium s. Ioannis, n. 2016.
[14] Super Evangelium s. Ioannis, n. 11.
[15] « Jean traite principalement de ce qui relève de la divinité du Christ », ce qui est « caché et éloigné de la connaissance des hommes » (Super Evangelium s. Ioannis, n. 430).
[16] « Les autres évangélistes traitent principalement de smystères de l’humanité du Christ, Jean, lui, fait connaître dans son Évangile spécialement et surtout (specialiter et praecipue) la divinité du Christ ». (Super Evangelium s. Ioannis, n. 10) Cf. aussi le De partitione.
[17] Super Evangelium s. Ioannis, n. 201.
[18] Il faudrait aussi aller voir ce que dit Thomas de la grâce capitale du Christ dans le commentaire johannique.
[19] Il serait intéressant de déterminer les modalités de la donation du Christ en faisant aussi appel à la Vita Christi de la Somme, au commentaire sur saint Matthieu.
[20] Selon la division du texte Super Evangelium s. Ioannis, n. 179.
[21] Super Evangelium s. Ioannis, n. 181. Certes, il ne faut pas entendre par là qu’ils ont eu une connaissance immédiate par vision qui leur aurait économisé la foi ; mais leur connaissance sensorielle fut unique.
[22] Super Evangelium s. Ioannis, n. 1807.
[23] Super Evangelium s. Ioannis, n. 626.
[24] Cf. Super Evangelium s. Ioannis, n. 1555. Cf. Richard Schenk, « Omnis Christi actio est nostra instructio. The Deeds and Sayings of Jesus as Revelation in the View of Aquinas », Studi tomistici, 37 (1990), p. 104-131.
[25] Super Evangelium s. Ioannis, n. 178.
[26] Super Evangelium s. Ioannis, n. 780.
[27] Super Evangelium s. Ioannis, n. 2201. Cf. aussi n. 313.
[28] Cf. Super Evangelium s. Ioannis, n. 428.
[29] Cf. les références données par Serge-Thomas Bonino, art. cité, n. 79s, p. 331s.
[30] Super Evangelium s. Ioannis, n. 1952.
[31] Super Evangelium s. Ioannis, n. 1958. C’est moi qui souligne.
[32] Jésus « utilise le diminutif «petits enfants» pour montrer leur imperfection, car ils n’étaient pas encore parfaitement fils puisqu’ils n’aimaient pas parfaitement ils n’étaient pas encore parfaits en charité. Pourtant, ils avaient suffisamment grandi en perfection puisque de serviteurs, ils étaient devenus petits enfants et frères ». (Super Evangelium s. Ioannis, n. 1832)
[33] Super Evangelium s. Ioannis, n. 2085.
[34] Super Evangelium s. Ioannis, n. 1834.
[35] Super Evangelium s. Ioannis, n. 2069.
[36] Super Evangelium s. Ioannis, n. 1940.