Souffrance. Sens et « sursens »

Pascal Ide, « Souffrance. Sens et ‘sursens’ », F.O.I. La Passion de l’Unité, revue éditée par la Communauté du Chemin Neuf, 26 (septembre-novembre 2010), p. 22-25.

 

Dans son Testament philosophique, Jean Guitton rapporte un dialogue entre lui et François Mitterrand. « Il y a deux façons de diminuer la souffrance. […] La première, c’est l’analgésie. La seconde, c’est de lui trouver un sens ». Le Président français, qui souffre alors de son cancer, réagit très vivement : « Ne me dites jamais, Guitton, que la souffrance a un sens ! Ne me dites jamais ça [1] ! ».

Affirmer que la souffrance présente un sens, n’est-ce pas : 1) remiser une doctrine dépassée ? 2) faire le jeu de tous nos masochismes, alimenter nos secrets ressentiments face à la vie ? 3) justifier bien des abus, par exemple dans le domaine de l’éducation (« Par la souffrance, la connaissance », disaient les Tragiques grecs [2]) ? 4) prêcher un Dieu au minimum indifférent, au maximum sadique ? 5) contredire les paroles et les actes mêmes de Jésus qui, passant « en faisant le bien » (Ac 10,38), l’a combattue de toutes manières ?

Qu’est-ce que la souffrance ?

Souffrir, c’est éprouver quelque chose. La souffrance est donc un sentiment ou une émotion. Or, tout affect présente un double aspect : subjectif et objectif. Subjective, la souffrance est un ressenti, qui va du désagréable jusqu’à l’insupportable. Objective, elle naît de la présence d’un dommage subi par l’organisme ou le psychisme. Voilà pourquoi Jean-Paul II disait que souffrir, c’est « éprouver un mal, quel qu’il soit [3] ». Précisons encore. Alors que la crainte signale un mal futur qui s’approche, la souffrance, comme la tristesse, s’abat quand le mal est présent.

Tirons quelques conséquences de cette définition. En son côté subjectif, la souffrance est propre à chacun, dépend de sa sensibilité, de son histoire, de sa culture. Elle ne peut donc jamais être jugée ou minimisée. En son côté objectif, la souffrance révèle un mal. Elle présente donc une finalité : elle signale une présence altérante et parfois destructrice. C’est vrai du corps : celui qui a perdu la sensation tactile doit constamment se méfier de ce qui pourrait le blesser. C’est aussi vrai de l’âme. Une personne venant de rompre ses fiançailles s’étonnait d’être triste. Si l’amour suscite tant de joie, comment être surpris que la rupture cause tant de douleur ?

Par ailleurs, le mal est une privation de bien. Par exemple, le mal de la maladie est la carence de la santé (et non pas le contraire, comme l’affirmait le Dr Knock !). Si Dieu est le Bien infini, le Bien par excellence (cf. Mc 10,18), le plus grand mal est donc le péché (mortel). Il ne s’agit pas de minimiser la souffrance, mais de cesser d’en faire le mal absolu.

Les souffrances démesurées

Si nombre de nos souffrances quotidiennes sont d’utiles signaux, d’autres sont, en revanche, tellement démesurées qu’elles ne révèlent plus rien, hors le trop plein, l’impossible à contenir, comme ces larmes salutaires qui débordent : « Je n’en peux plus ». Démesurée, la peine de cette trahison ; démesuré, le tourment suite au suicide de mon enfant.

Sans nom, une telle souffrance est désormais sans finalité. Est-elle pour autant vouée à l’absurde ? La finalité est liée à l’événement douloureux comme tel, le sens, lui, est lié à un tout plus vaste, voire à Dieu.

Toute proche est la distinction introduite par Viktor Frankl, le fondateur de la logothérapie, entre le sens et le « sursens » de la souffrance. Le premier peut se découvrir par la réflexion a priori, le second seulement par une méditation a posteriori, c’est-à-dire rétrospective.

Le psychiatre viennois reçoit un jour un médecin à la retraite qui souffrait d’une grave dépression, apparue à la suite de la mort de son épouse bien aimée. Certes, il savait que la tristesse d’un tel deuil est normale ; de même, il était conscient que celui-ci ne minimisait en rien leur bonheur passé. Mais ce souvenir bien réel ne suffisait pas à le faire sortir de sa dépression. En fait, « il souffrait de ce que sa souffrance ‘n’aidait personne’ ». « Une simple réflexion lui fit comprendre que sa souffrance n’était pas dénuée de sens. Il a suffi de l’inviter à penser un moment à ce qui serait arrivé s’il avait précédé son épouse dans la tombe et donc si c’était elle qui avait dû survivre : aurait-il préféré que ce fut sa femme qui le pleure ? A l’instant même, il comprit qu’il avait épargné à sa femme de souffrir, de souffrir pour sa mort […]. A cet instant, sa vie et sa douleur assumèrent un sens avec une brutalité inouïe : ils furent ‘dotés de sens’ ; la tristesse ‘par’ quelqu’un s’était transformée en sacrifice ‘par amour de’ quelqu’un. Le dialogue avait duré quelques minutes, mais c’était assez pour opérer une révolution copernicienne. Évidemment, la souffrance ne disparut pas, mais ce fut suffisant pour qu’il puisse dépasser sa conviction qu’elle était absurde [4] ».

Mais cette réponse peut-elle rejoindre certaines souffrances excessives ?

La souffrance du Christ

« Bouleversant renversement : du mal objection contre Dieu, on passe à Dieu objection contre le mal [5] ». Jésus n’a pas seulement donné le Bon Samaritain en exemple (Lc 10,29-37), il le fut lui-même, « bouleversé de compassion » en voyant les hommes errer « comme des brebis sans berger » (Mc 6,34).

Ce combat contre le mal ne dit pas tout ou plutôt n’est pas le seul livré par Jésus. Tout d’abord, la mission première de celui dont le nom signifie « Dieu sauve » est d’éradiquer le mal absolu du péché.

Ensuite, Jésus a vécu une souffrance intense : « Il faut que le Fils de l’homme souffre beaucoup », souligne le médecin Luc (Lc 9,22 ; cf. He 5,7). Les douleurs paroxystiques de la flagellation et de la crucifixion sont, s’il est possible, dépassées par l’agonie (du grec agôn, « lutte ») intérieure de Gethsémani elle-même radicalisée dans le cri du Golgotha : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Mc 15,34).

Cette souffrance, d’un côté, Jésus la subit totalement : il est l’agneau innocent violenté par l’homme pécheur. De l’autre, il y consent. N’y a-t-il pas contradiction ? Pour le dire avec la distinction de Frankl, la souffrance de Jésus n’a pas de sens (l’affirmer justifierait le mal de l’innocent, comme le font les amis de Job), mais un ‘sursens’. Celui-ci est révélé par le Christ lui-même juste avant de souffrir : « Ceci est mon corps livré pour vous » (1 Co 11,24). De même que le pain devient le corps de Jésus, de même, en sa Passion, toute violence est transformée en amour.

De même, en communiant à son Eucharistie, nous recevons la force de l’Esprit qui transforme les violences (les nôtres, celles des autres) en pardon. Jésus, en effet, nous a transmis ce que Jean-Paul II appelle « l’Evangile de la souffrance » rédemptrice : « Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il se charge de sa croix chaque jour » (Lc 9,23).

La souffrance du disciple du Christ

Ces propos sont devenus aujourd’hui impopulaires voire révoltants. Ecartons la souffrance coupable (la nôtre, qui demande la pénitence ; celle de l’autre, qui appelle la punition et le pardon) pour considérer celle de l’innocent.

Comme le Christ, le chrétien est appelé à remédier ou à soulager la souffrance de son prochain autant que faire se peut : de tout son cœur (affectivement), de toute sa force (effectivement), de tout son esprit (se soigner avec attention, combattre la maladie sous toutes ses formes). Discernant en chaque souffrant le Christ lui-même (Mt 25,31-46), l’Eglise a toujours agi en ce sens. Par exemple, « de 1820 à 1889, il ne se crée pas moins de vingt congrégations spécialisées qui se consacrent avant tout au soin des malades à domicile [6] ».

Comme le Christ, le chrétien est aussi convoqué à s’offrir pour le salut de ses frères. Saint Paul parle souvent et d’expérience de cette mystérieuse fécondité de la souffrance offerte par amour : « Nous portons partout et toujours en notre corps les souffrances de mort de Jésus, pour que la vie de Jésus soit, elle aussi, manifestée dans notre corps » (2 Co 4,10). « Je complète en ma chair ce qui manque aux épreuves du Christ pour son Corps, qui est l’Eglise » (Col 1,24). Il ne s’agit pas d’ajouter à la grâce du Christ mais d’entrer en elle, d’y participer.

C’est ainsi que les Saints l’ont compris. Sainte Faustine rapporte ce témoignage dans son Petit Journal : « Une certaine fois, je vis un serviteur de Dieu en danger de péché mortel. J’ai prié Dieu qu’il fasse descendre sur moi tous les tourments de l’enfer, toutes les douleurs qu’il voudrait pour libérer ce prêtre et l’arracher à cette grande tentation. Je fus exaucée et au même moment, je sentis sur ma tête la couronne d’épines dont les piquants pénétraient jusqu’à mon cerveau. Cela dura trois heures. Le serviteur de Dieu fut libéré et son âme fortifiée par une grâce particulière [7] ». On notera que cette souffrance, venue de Dieu, configure Sainte Faustine au couronnement d’épines du Christ, signifiant ainsi sa participation à son mystère rédempteur. Combien de fois ai-je reçu le témoignage admirable mais toujours discret de la fécondité d’une offrande

Réponse aux difficultés

Chemin faisant, les quatrième et cinquième objections ont trouvé leur réponse. Penchons-nous, trop brièvement, sur les trois premières.

  1. Cette doctrine est de toujours, puisqu’elle est scripturaire : « Qui augmente le savoir augmente la douleur » (Qo 1,18). Saint Paul ose parler du « langage de la Croix » (1 Co 1,18), lui dont l’autobiographie spirituelle se résume en ces mots : « Il m’a aimé et s’est livré pour moi » (Ga 2,20). Or, qui dit langage dit logos, donc sens.
  2. Assurément, l’offrande de la souffrance n’est véritablement féconde que si sont déjoués un certain nombre de pièges pour lesquels la psychologie offre des critères de discernement. Quand « le malade croyant s’unit silencieusement à la Rédemption du Christ, comme Marie au pied de la croix », dit Jean-Paul II à des malades français, « il ne s’agit pas de résignation passive ou de fatalisme, car un tel malade reste habité par le désir de vivre [8]». Sainte Thérèse de Lisieux offre l’exemple d’une telle souffrance sans jouissance [9] : « Je ne désire pas non plus la souffrance ni la mort et cependant je les aime toutes les deux, mais c’est l’amour seul qui m’attire [10] ».
  3. La vertu se tient dans le juste milieu. Si les époques passées se sont parfois compromises avec le dolorisme, notre recherche compulsive de l’euphorie perpétuelle transforme, dès le plus jeune âge, les enfants rois en enfants tyrans. Françoise Dolto remarquait : « Certains enfants se détraquent parce qu’ils ne rencontrent pas assez de sévérité. Ils sentent leurs parents débordés par leur propre force, et il n’y a rien de plus anxiogène pour un enfant [11] ».

Pascal Ide

[1] Paris, Presses de la Renaissance, 1997, p. 244-245.

[2] Eschyle, Agamemnon, v. 177 ; cf. Id., Euménides, v. 520s et Sophocle, Antigone, v. 1272.

[3] Jean-Paul II, Lettre apostolique Salvifici doloris sur le sens chrétien de la souffrance humaine, 11 février 1984, n. 7.

[4] Viktor Emil Frankl, Homo patiens. Soffrire con dignità, trad. Eugenio Fizzotti, Brescia, Queriniana, 32007, p. 87-88.

[5] Adolphe Gesché, Dieu pour penser. I. Le mal, Paris, Le Cerf, 1993, p. 177.

[6] Claude Langlois, Le catholicisme au féminin, Paris, Le Cerf, 1984, p. 489-490.

[7] N° 41, Marquain et Baisieux, Jules Hovine, 1985, p. 49.

[8] Lyon, dimanche 5 octobre 1986, n. 5.

[9] Selon le titre du beau livre de Denis Vasse, La souffrance sans jouissance ou le martyre de l’amour. Thérèse de l’Enfant-Jésus et de la Sainte-Face, Paris, Seuil, 1998.

[10] Ms A, 82 v° et 83 r°.

[11] Citée par Marguerite LENA, L’esprit de l’éducation, Paris, Desclée, 21991, p. 106.

12.2.2019
 

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