Puissance de la gratitude : analyse de film chapitre 15

Chapitre 15 : Chantons sous la pluie

Chantons sous la pluie (Singin’ in the Rain), comédie musicale américaine de Stanley Donnen et Gene Kelly, 1952. Avec Gene Kelly, Donald O’Connor, Debbie Reynolds et Cyd Charisse.

La scène (40 en entier) se déroule de 1 h. 04 mn. 50 sec. à 1 h. 08 mn. 57 sec.

  1. a) Résumé de l’histoire

Certes, sur une intrigue banale où se succèdent des brouilles, des retrouvailles jusqu’au happy end qui survient lorsque l’on croit tout perdu, cette comédie musicale est une suite de morceaux de bravoure justement célèbres (comme la chanson Make ‘em Laugh où Cosmo transforme le plateau en un délirant tohu bohu). Certes, bâtie sur une trame scénarique assez mince, elle paraît être un prétexte pour introduire et accompagner la chanson du film éponyme, faite sur mesure pour Gene Kelly qui en est l’un des réalisateurs. Mais le film nous offre aussi un véritable scénario dont le ton parodique, voire clownesque, cache le caractère dramatique. Il se déroule à Hollywood lors du passage du cinéma muet au cinéma parlant. Autrement dit, Stanley Donnen nous parle d’un deuil. Deux amis, Don Lockwood (Gene Kelly) et Cosmo Brown (Donald O’Connor, un génie de la danse éclipsé par la gloire des Gene Kelly et autres Fred Astaire), viennent du music hall et cherchent à trouver une place dans l’industrie cinématographique en pleine crise. Lina Lamont (Jean Hagen), star du muet, tente de passer au cinéma sonore et même chantant ; mais sa voix est telle qu’elle a besoin de se faire doubler par Kathy Selden (Debbie Reynolds). Lina est alors acclamée pour sa voix, mais refuse de révéler la supercherie. Celle-ci sera-t-elle démasquée – et, avec elle, le talent de la doublure ?

  1. b) Commentaire de la scène

Centrons-nous sur la scène-titre du film :la chanson I’m singin’ in the rain. Cette scène célébrissime fut étudiée – et caricaturée – de mille manières. Je souhaiterais la considérer comme une célébration de la gratitude. Cette thèse pourrait étonner : aucun « merci » n’y est prononcé ; de plus, c’est une scène solitaire, alors que le « merci » est un acte relationnel ; enfin, Gene Kelly n’adresse pas sa gratitude à celui qui pourrait, légitimement, en être le bénéficiaire. Pourtant, maintenons cette lectio difficilior. Et, pour la démontrer, parcourons les différents éléments composant la relation qu’est la gratitude : le don (le cadeau), le récipiendaire, le donateur.

1’) Le don

Le don est signifié par la pluie.

On ne s’émerveillera jamais assez de ce choix inattendu, voire paradoxal : en effet, la pluie est symbole de la tristesse. Que l’on songe à la scène d’adieu déchirante entre Francesca Johnson (Meryl Streep) et Robert Kincaid (Clint Eastwood) dans le drame de ce dernier, Sur la route de Madison (1995). « Il pleut sur la ville, comme il pleure en mon cœur ». Inversement, la joie rayonne et enchante comme le soleil et les couleurs ruisselantes de lumière. Or, ici, tout au contraire, le film chante l’allégresse sous la pluie et dans la nuit, à la lumière blafarde et solitaire d’un lampadaire.

On pourrait répondre que l’eau est rafraîchissante, bienfaisante, voire vitale. Mais ici il ne s’agit pas de l’eau comme simple élément, mais de l’eau qui descend d’en haut, autrement dit la pluie. En effet, elle symbolise la grâce, le don immérité. Enfin, l’homme, cet « ex-ondé », comme disait Saint-John-Perse, n’oublie jamais qu’il vient de l’eau comme de son origine gracieuse ; d’ailleurs, la métaphore de l’origine n’est-elle pas la source ?

2’) Le bénéficiaire

Au don répond la gratitude. La grâce appelle l’action de grâces.

a’) La prise de conscience

Pour remercier, le donataire doit d’abord prendre conscience du don. Or, il est significatif que Don prenne son temps avant de laisser éclater sa joie.

De plus, la conscience naît, comme cela est si souvent, voire presque toujours le cas chez l’homme, par la médiation de l’autre. Toute connaissance d’un don est toujours en retard sur le don, donc est reconnaissance. Ici, c’est la pluie qui permet non seulement l’expression mais aussi la conscience.

Enfin, les paroles de la chanson expriment pleinement cette conscience remplie de gratitude.

b’) L’ouverture de la volonté

Il ne suffit pas de reconnaître le bien ; il faut encore y consentir. La volonté peut malheureusement se dérober, puis réinterpréter le don comme un dû, voire le dénier et le rejeter.

Un signe de cette ouverture est le caractère enfantin de cette joie démesurée : Don se met à patauger avec la jubilation de tous les bambins du monde dans une flaque d’eau. Or, le propre de l’enfant est de laisser jaillir ce qu’il ressent, de ne pas se défendre des sentiments qui l’habitent.

Pour autant, il ne s’agit pas d’un contentement immédiat, qu’à la limite un animal pourrait partager. Cette joie a été gagnée sur son contraire qu’est l’angoisse : « So dark up above ». Voire la lumière au-delà des ténèbres requiert le regard de l’intelligence et la force de la volonté.

c’) L’affectivité

Le « merci » est l’une des dix paroles les plus intimement corrélées à un sentiment, ici la joie. Elle s’entend : « I’m happy ». Elle se voit. Elle s’exprime : « What a glorious feeling ». Le « feeling » est qualifié de « glorious ».

Et cette joie est jaillissement, éclatante. Car elle naît de la nouveauté du bien. Là encore, chaque mot de la chanson mérite d’être entendu : « I’m happy again ». Il se dit ici à la fois la surprise de l’inattendu et l’apaisement de ce qui est tellement désiré.

d’) Le débordement dans le corps

C’est maintenant et seulement maintenant que l’on peut en venir à ce qui souvent retient seul l’attention et mérite, avec justesse, tous les éloges : cette danse jubilatoire et jubilante. La logique de surabondance exprimée dans la surprise du « again ». se poursuit dans le corps. Et d’abord le visage : « I have a smile on my face ». Le soleil extérieur que chante Don est d’abord intérieur. Le scintillement des gouttes d’eau est d’abord l’irradiation d’un cœur débordant.

Ce qui jaillit du cœur et rayonne sur le visage envahit le corps qui devient corps dansant. « I’m dancin’ in the rain ». La gratitude transforme Don en rythme et le monde en scène chorégraphique.

La danse est créative. Elle n’est en rien ; si elle convoque la technique, c’est pour la configurer de manière nouvelle. D’ailleurs, elle mêle différents styles, jusqu’au plus inattendu : des claquettes, sous la pluie.

Remarquons que Don (si bien prénommé !) n’exprime pleinement son « merci » que par la danse ; celle-ci est une créativité qui redouble la création du bien. De plus, le beau est lui-même de l’ordre de la surabondance.

Cette chorégraphie tournoyante n’est pas sans évoquer une autre danse, elle aussi tournoyante, celle de David autour de l’arche, qui attestait aussi une gratitude vis-à-vis d’un don inouï accréditant un Donateur plus grand que tout.

Enfin, cette danse est sans fin. Rien ne semble devoir l’arrêter que la fatigue du danseur qui, justement, paraît inlassable, et dans la durée et dans sa créativité. Voilà pourquoi il faudra une intervention extérieure pour la reconduire dans les bornes de la finitude qui demeure la loi de ce monde, mais laisse présager que, au Ciel, cette célébration sera sans fin, non pas extensivement mais intensivement. Et cet arrêt vient d’un policier dont nous dirons plus bas la signification.

e’) Le débordement dans les paroles

Reprenons les paroles. D’abord, elles ne sont pas formulées mais chantées : « I’m singin’ ».. Le rythme lui-même dit la joie, comme l’air d’Indiana Jones. La mélodie, elle-même, est aussi simple que chantante.

Ensuite, elles sont répétées : « I’m happy again… I’m singin’ and dancin’ in the rain… » Or, la joie, comme l’amour, ne craint pas la répétition. Car ce qui, à celui qui ne l’éprouve pas, semble automatisme lassant, est, pour qui reçoit ou célèbre, ce qui exprime un jaillissement. Le même extérieur des mots, dans son accent même, dit sa nouveauté, son surgissement qui ne peut être feint, du plus intime, voire une croissance intérieure, toujours plus grande. Quel aimé, hors la précieuse Roxane qui préfère l’apparence à l’apparition, s’est lassé de ce que l’amant lui redise « je t’aime » ?

Venons enfin au contenu. Que disent-elles ? Qui, cinéphile ou non, ignore au moins les premières. Dans les paroles, se trouvent exprimées avec précision les différentes composantes du merci qui seront analysées : le sentiment ; l’effet produit ; voire sa fécondité.

f’) La fécondité : le bénéficiaire devenu donateur

Dernière expression de la surabondance, et non des moindres : la générosité. En effet, Don offre son parapluie à un passant transi qui se pressait de rentrer chez lui.

Une parole de la chanson le confirme et même le prolonge : « I’am ready for love ». Bien évidemment, il est dit ici que Don va pouvoir aimer. Or, cette pré

En retour se trouve confirmée la gratuité du don offert qui appelle le « merci ». Par certains côtés, cette offrande fait partie du « merci ».

3’) Le donateur

L’objection qui ouvrait la présentation ne peut manquer de revenir : que peut être un merci anonyme, un don sans donateur ? Nous avons déjà évoqué une comparaison avec la danse de David devant l’arche qui était une louange divine.

a’) Les paroles

Que dit la chanson ? Evoque-t-elle une Source ? Ce qui est célébré, c’est apparemment la pluie. Or, paradoxalement, ce n’est pas la pluie seule mais aussi le soleil : « The sun is in my eyes ». On l’a déjà vu, et c’est classique, la cosmologie est convoquée pour dire l’anthropologie, l’extérieur pour exprimer l’intérieur. Certes, il est dit que le soleil est « dans mes yeux », mais les yeux sont tournés vers le dehors.

Or, l’unité du soleil et de la pluie, de ces deux éléments constrastés, ne peut venir que de plus haut. Même si cette origine demeure anonyme, elle est innommée mais non pas innommable.

Plus encore leur réconciliation s’opère dans une autre évocation biblique, l’arc-en-ciel, qui est le signe de la première alliance que Dieu a conclue avec les hommes, en l’occurrence par l’intermédiaire de Noé : l’alliance noachique.

b’) Le corps

Mais, peut-être plus encore que les paroles, le langage non verbal désigne l’origine, le Donateur : Don lève la tête vers le haut, vers le ciel pour recevoir la bénédiction de la pluie. Or, le haut ne signifie pas seulement le ciel, le divin ou le sacré, mais aussi le désigne comme origine. Celui qui reçoit est toujours, symboliquement, plus bas que celui qui donne. Voilà pourquoi il peut se sentir humilié tant que, avec le Christ, le bas n’est pas aussi apparu comme une posture divine, donc noble.

En outre, Don ne tourne pas seulement son visage vers la pluie au début, comme pour prendre conscience de la donation, mais à divers moments : sur le lampadaire

De plus, l’un des gestes les plus célèbres n’est pas l’un des plus techniques, est celui de Don écartant les bras (dans la comédie (mineuse) L’affaire Chelsea Deardon, l’avocat Robet Redford mime justement ce geste en reprenant les paroles de la chanson) ; or, celui-ci signifie une ouverture pour recevoir encore davantage mais aussi l’élargissement de l’âme débordant de bonheur, tellement saturée de bienfaits que son espace clos ne suffit plus à contenir ce qu’il a reçu.

Enfin, un autre geste justement célèbre, immortalisé dans toutes les mémoires, est celui de Don grimpant au lampadaire. Or, il se dit ici une créativité enivrée, une manière de convoquer tous les objets pour les faire entrer dans la danse, une fraternité universelle ; mais aussi une manière de se tourner vers la source, plus encore de retourner vers elle, comme de coïncider. D’ailleurs, grimpant sur le lampadaire, Don tourne son visage vers le haut ; plus encore, c’est l’une des très rares fois (l’unique) où il s’arrête, comme pour signifier que l’unique repos est de s’unir à son Donateur, dans le merci.

4’) Les contre-épreuves

Tout dit l’excès qui appelle le merci. Or, à la logique du surplus peut s’opposer une double logique.

Primo, une logique de la loi. En effet, la loi est l’expression de la justice ; or, est juste ce qui rend à chacun ce qui lui est dû ; la justice se caractérise par l’égalité (réciproque ou proportionnelle) qui conjure toute démesure et tout excès. Voilà pourquoi, lorsque le représentant de la loi se présente, gentiment grognon, Don s’arrête de danser.

Secundo, une logique de la violence. En effet, l’emprise qui transforme le « recevoir » en « prendre » et l’appropriation en dévoration-consommation. Et, quand le bien est l’autre, cette dévoration est un viol-violence. Il est donc significatif de la déconstruction opérée par un autre Stanley, Kubrick que le héros, Alex, viole une femme, ravage son appartement, humilie le mari, en chantonnant « I’m singin’ in the rain ». Orange mécanique est la mise en scène de l’anti-gratitude par excellence : les relations ne sont que d’emprise, de duperie et d’hyper-violence.

  1. c) Confirmation

Passons de la scène au film en sa globalité. On l’a dit, il relate, sous forme bouffonne et gentiment irrévérencieuse le passage au cinéma sonore. Gene Kelly pastiche d’ailleurs non seulement Douglas Fairbanks, mais son propre personnage dans Les trois mousquetaires (George Sydney, 1948), donc un film parlant. Mais, plus que de l’ironie, il ressort du film une joie communicative qui dit une gratitude pour le cinéma, pour le courage de ce progrès. Deux signes l’attestent : le titre est repris d’une vieille revue de Broadway qui, justement, bénéficia d’un tournage en muet ; l’intervention enthousiasmante d’une des plus célèbres danseuses du cinéma américain, au nom lui-même empreint de mystère et de rêve, Cyd Charisse. Or, le charme singulier de ce pas de danse esquissé avec Gene Kelly vient de ce que cette apparition, totalement gratuite, rime avec donation.

  1. d) Conclusion

Qu’il est significatif que la scène peut-être la plus fameuse de l’histoire du cinéma, en tout cas l’une des plus jubilatoires, soit un acte de gratitude…

Dans cette scène, le « merci » prend la forme de la célébration exubérante. Toute expression de gratitude s’inscrit dans ce cadre extrême, participe de ce premier analogué ; toute reconnaissance participe de cet exemplaire, louche vers ce sommet inégalé. L’inventivité du merci exprime l’invention du don et la créativité du bénéficiaire la création du bienfait.

Elle nous montre que, loin du froid « O Catarinetabellachichix je suis fou de joie de te voir », le merci ne se résume pas au « happy refrain », à la parole, mais convoque tout l’être et tout l’agir.

Pascal Ide

7.11.2020
 

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