Nous nous limiterons ici à un des aspects de l’Eucharistie, son secret, mais il est celui que Pascal l’apologète contemplait le plus volontiers. Après une topique (1), partons de la manière dont l’illustre converti vivait l’Eucharistie (2) avant de brièvement analyser un texte sur Dieu caché en elle (3).
1) Topique
- Bien sûr, il y a le matérialisme qui nie, purement et simplement, la présence du Christ sous les saintes espèces. Voire l’ignoble diatribe voltairienne. Ses critiques vont du plus sarcastique (qui sont aussi les plus ignares), comme ces articles de Voltaire dans Le philosophe ignorant – « Substance. Ce mot même substance, ce qui est dessous, nous avertit assez que ce dessous nous sera inconnu à jamais, quelque chose que nous découvrions de ses apparences, il restera toujours ce dessous à découvrir » ; « Absurdités. Celui-là prétend me faire toucher au doigt la transsusbtantiation, en me montrant, par les lois du mouvement, comme un accident peut exister sans sujet, et comment un même corps peut être en deux endroits à la fois. Je me bouche les oreilles et je passe plus vite encore » – aux plus abjectes et répugnantes, comme les articles sacrilèges et blasphématoires du Dictionnaire philosophique sur « Eucharistie » et « Transsusbtantiation ». Mais les Aufklärer allemands ne sont pas aussi impies et ineptes [1].
- Plus subtilement, on trouve toutes les tentatives de maintenir la présence réelle, en sauvant aussi la présence du pain, autrement dit la doctrine de l’impanation ou de la consubstantiation, qui juxtapose ou associe les deux substances, celle du pain et celle du corps du Christ. Telle fut, on le sait, la position de Luther. Telle fut aussi celle de l’autre « réformateur », celui de la philosophie, Descartes. Celui-ci fut particulièrement sobre dans l’expression philosophique de sa foi. L’auteur du Discours de la méthode est toutefois sorti de sa réserve légendaire une fois : en ce qui concerne l’Eucharistie [2]. En effet, même s’il n’est pas un croyant brûlant comme Pascal, l’élève des jésuites (et leur ami) est un croyant sincère et, face aux difficultés éprouvées par « quelques théologiens » vis-à-vis de la théologie eucharistique, il a estimé qu’il était en possession d’une solution « extrêmement claire et aisée par ses principes » [3]. De fait, sa métaphysique réinterprète la substance. Or, elle aboutit à un échec. En effet, à l’instar de l’union du corps et de l’âme, Descartes incline vers l’union des substances, donc vers la dualité de la substance du pain et de celle du Christ ; or, la doctrine catholique affirme la conversion, c’est-à-dire l’unité de la substance.
- La doctrine catholique de la transsubstantiation a souvent souligné la présence ou le sacrifice. Mais elle n’a pas oublié une autre notion, vitale, la transformation.
2) La vie
D’abord, sortons de notre regard qui réduit Pascal au janséniste, à un homme étriqué, pour retrouver non seulement le converti brûlant du Mémorial, mais le dévot de l’Eucharistie. Justement, à cette époque, l’austérité rigoriste affirmait qu’il fallait des raisons graves pour pouvoir communier. Or, lors de sa dernière maladie, Pascal demande la communion avec grand insistance :
« Il souhaitait beaucoup de communier ; mais les médecins s’y opposaient, disant qu’il ne le pouvait faire à jeun, à moins que de le faire de nuit, ce qu’ils ne trouvaient pas à propos de faire sans nécessité, et que, pour communier en viatique, il fallait être en danger de mort, ce qui ne se trouvant pas en lui, ils ne pouvaient pas lui donner ce conseil. Cette résistance le fâchait, mais il était contraint d’y céder [4] ».
L’état du malade s’aggrave : comme il est pris de violentes convulsions, ses proches craignent qu’il meure sans les derniers sacrements. Heureusement, le curé de Saint-Etienne-du-Mont, le père Beurier passe voir son illustre paroissien et lui dit ses belles paroles : « Voici Notre-Seigneur que je vous apporte, voici Celui que vous avez tant désiré ». Alors, Pascal
« fit un effort, et il se leva seul à moitié pour le [prêtre] recevoir avec plus de respect. Interrogé sur les principaux mystères de la foi, il répond distinctement : Oui, monsieur, je crois tout cela, et de tout mon cœur. Il reçut ensuite en pleurant le saint viatique et l’extrême-onction. Il remercia le curé, qui le bénit avec le saint ciboire ; et il dit : que Dieu ne m’abandonne jamais ! Ce furent ses dernières paroles. Après son action de grâces, les convulsions le reprirent et il mourut 24 heures plus tard. 19 août 1662, à une heure du matin. Il avait 39 ans ».
3) La doctrine. Le Dieu caché
Passons maintenant de la vie de Pascal à sa doctrine eucharistique. Certes, les études en parlent peu, très peu. Pourtant, si l’on cherche cette doctrine non pas dans le mot, mais dans la chose, on découvre que sa place est centrale. C’est ce qu’atteste un passage célèbre de la grande lettre à Mademoiselle Charlotte de Roannez, en octobre 1656 :
« Cet étrange secret, dans lequel Dieu s’est retiré, impénétrable à la vue des hommes, est une grande leçon pour nous porter à la solitude loin de la vue des hommes. Il est demeuré caché, sous le voile de la nature qui nous le couvre, jusques l’Incarnation ; et quand il a fallu qu’il ait paru, il s’est encore plus caché en se couvrant de l’humanité. Il était bien plus reconnaissable quand il était invisible, que non pas lorsqu’il s’est rendu visible. Et enfin, quand il a voulu accomplir la promesse qu’il fit à ses apôtres de demeurer avec les hommes jusqu’à son dernier avènement, il a choisi d’y demeurer dans le plus étrange et le plus obscur secret de tous, qui sont les espèces de l’Eucharistie. C’est ce sacrement que Saint Jean dans l’Apocalypse appelle une manne cachée, et je crois qu’Isaïe le voyait en cet état, lorsqu’il dit en esprit de prophétie : ‘Véritablement, tu es un Dieu caché’ (Is 45,5). C’est là le dernier secret où il peut être. Le voile de la nature qui couvre Dieu a été pénétré par plusieurs infidèles qui, comme dit Saint Paul, ont reconnu un Dieu invisible par la nature visible. Les chrétiens hérétiques l’ont connu à travers son humanité, et adorent Jésus-Christ Dieu et homme. Mais de le reconnaître sous des espèces de pain, c’est le propre des seuls catholiques ; il n’y a que nous que Dieu éclaire jusque-là ».
En disciple de saint Augustin, le philosophe mystique voit dans l’Eucharistie l’achèvement de l’humilité divine, l’accomplissement de cet abaissement commencé dans l’Incarnation. Il y a, dans l’Eucharistie, comme une radicalisation de la kénose. Pascal propose comme une échelle du retrait que Jésus descend : en s’incarnant, il voile sa divinité dans son humanité ; en souffrant sa Passion, il voile son humanité glorieuse dans son humanité humiliée et défigurée ; en s’enveloppant dans l’Eucharistie, il voile son humanité même dans l’invisibilité d’une chose, d’une réalité cosmique, jusque l’évidence de sa présence dans son absence.
Toutefois, comprenons bien que ce secret n’est pas un anéantissement, ce mystère n’est pas une absurdité. Au contraire, c’est alors que la foi éclaire le plus ; mais le mystère eucharistique parle au cœur, non à la raison.
Pascal le dira parfois de manière très sobre : « Comme Jésus-Christ est demeuré inconnu parmi les hommes, ainsi sa vérité demeure parmi les opinions communes, sans différence à l’extérieur. Ainsi l’Eucharistie parmi le pain commun [5] ». Lisant ainsi dans le sacrement de la charité une épreuve pour la foi.
Pascal Ide
[1] Notamment Gotthold Ephraïm Lessing et, à un moindre niveau Mendelssohn et Kant.
[2] Cf. Henri Gouhier, La pensée religieuse de Descartes, Paris, Vrin, 1924, p. 248-258. Jean-Robert Armogathe a pu parler d’une Theologia cartesiana. L’explication physique de l’Eucharistie chez Descartes et dom Desgabets, La Haye, Nijhoff, 1977.
[3] Les principaux textes se trouvent dans les Réponses aux Quatrièmes Objections (Arnauld) et aux Sixièmes (n° 7) ; les Lettres au Père Denis Mesland, 2 mai 1644 et surtout 9 février 1645 et la lettre d’adieux de 1646 ; la Lettre à Clerselier, 2 mars 1646 ; la Lettre à un correspondant inconnu ; Principes, II, 13, 15 (sur la superficie).
[4] Gilbert Perrier, Vie de Pascal.
[5] Blaise Pascal, Pensées, 789, éd. Lafuma.