L’imagination guérissante. L’exemple de la Boutique magique

L’imagination, dont la culture française souligne tant qu’elle est blessée (l’expression de Malebranche « folle du logis » est devenue proverbiale) est aussi, et d’abord, guérissante. C’est par exemple ce qu’atteste l’un des outils originaux développés par cette méthode puissante et rigoureuse qu’est le psychodrame [1] (malheureusement discrédité par l’usage péjoratif du terme) : la Boutique magique. Exposons-la à partir de la pratique d’Anne Ancelin Schützenberger, plus connue pour ses travaux sur la psychogénéalogie [2], alors quelle est celle qui a introduit le psychodrame en France [3].

Cet instrument qu’est la Boutique magique [4] est fondé sur la mise en scène de nos désirs profonds. Quand elle anime un atelier, Anne joue le rôle de la magicienne mystérieuse et puissante qui ouvre cette boutique. Une personne y vient, habitée par un désir radical.

 

« Ce soir-là, Anne ouvre la Boutique magique. Elle prend une table, la pose devant elle d’un geste majestueux. Elle installe des objets sur la table, à côté, par terre. Elle a enveloppé ses épaules d’un châle. D’une voix sourde et tendue, elle déclame : ‘La Boutique magique est ouverte. Quiconque veut acheter quelque chose peut entrer : je vens de tout. Le visible et l’invisible. Les plus grands trésors du monde. Le fini et l’infini… Venez chercher le réel et l’imaginaire, le possible et l’impossible, le passé, le présent et le futur… Venez, entrez, et trouvez ce que votre cœur désire’.

« ‘Mais attention ! ajoute-t-elle après un temps de silence. Attention ! Vous devez payer ce que vous désirez emporter. Pas avec de l’argent, non, non… je n’ai que faire d’argent, je suis une magicienne. Vous devez me payer en retour avec quelque chose qui vous est cher et que vous mettez dans la balance. Quelque chose de réel, quelque chose de symbolique… quelque chose que vous êtes prêt à laisser… Si cela m’intéresse, si ce que vous m’offrez m’intéresse, alors je le garderai et vous pourrez repartir avec l’objet de votre désir’ [5] ».

 

Un exemple ?

 

« L’un des participants du petit groupe qui est là ce soi, s’avance et parle de s nostalgie de sa terre natale. ‘Je voudrais, oh je voudrais tellement avoir ma terre natale. Elle me manque tellement. Si je l’avais, alors je serais apaisé, je pourrais aller de l’avant…’ La négociation s’engage, âpre, dure. Anne ne lâche rien. L’homme est là, qui a osé dire le désir secret de son cœur, mais aussi sa fragilité, sa vulnérabilité. La magicienne va le chercher dans ses retranchements. […]

« Ce soir-là, cet homme repartira avec son ‘camion de sable de son terroir’, psychodramatique bien sûr. […] L’homme est heureux d’être allé au fond de lui-même, d’avoir partagé ce désir et ce tourment, d’avoir donné ce qu’il lui fallait donner en échange. Le groupe est dans l’émotion partagée [6] ».

 

Comment ne pas songer à la parabole de l’Évangile, dont Jésus offre d’ailleurs deux versions légèrement différentes ? « Le Royaume des cieux est comparable à un trésor caché dans un champ ; l’homme qui l’a découvert le cache de nouveau. Dans sa joie, il va vendre tout ce qu’il possède, et il achète ce champ » (Mt 13,44. Cf. v. 45-46).

La Boutique magique exprime une des grandes lois du don, la loi de détachement : pour obtenir un don, il ne suffit pas de désirer et de demander ; il faut aussi mettre en œuvre un troisième « d » : se détacher. Voilà pourquoi Anne Ancelin Schützenberger résume la logique régissant la Boutique magique dans la question suivante : « À quoi suis-je prêt à renncer pour obtenir ce que je désire [7] ? »

 

Mais, en payant le don, ne risque-t-on pas d’en annuler la gratuité et finalement son existence même ? Que nenni ! Ce prix correspond en fait aux obstacles que la personne blessée place entre le bien désiré, qui est déjà là (en réalité et pas seulement en intention), et son obtention. Or, la blessure est la privation d’un bien. Par conséquent, en nommant le renoncement, la personne nomme souvent le mur qu’elle a elle-même élevé entre elle et ce qui lui est le plus cher.

 

« Le ‘prix à payer’, cela peut être ‘des nuits avec rêve, d’aérer son passé, de renoncer à rendre service’ [le syndrome du Sauveteur]…’. C’est un prix symbolique qu’Anne permet ainsi au client de la Boutique de découvrir, comme quelque chose à lâcher, quelque chose de ses habitudes, de ses regrets, à quoi il lui faut renoncer s’il veut avancer dans la vie [8] ».

 

S’exprime ici une autre loi du don : la loi de germination. Les dons les plus précieux ne sont pas tant à venir que déjà là ; ils ne sont pas tant à l’état de potentialité qu’à l’état de semence [9] ; ils ne sont pas tant à connaître qu’à reconnaître. « Notre cœur n’était-il pas brûlant en nous, tandis qu’il nous parlait sur la route et nous ouvrait les Écritures ? » (Lc 24,32).

 

Une objection pratique pourrait naître. Et si, par pudeur ou par crainte, la personne n’arrive pas à nommer ce qu’elle doit perdre ? Voici un exemple qui s’est déroulé lors du premier Congrès international de Psychodrame, à Paris, en 1964 où eurent lieu aussi en public de vrais échanges thérapeutiques, afin d’expérimenter en direct la méthode et son efficacité [10]. Marie, une célibataire d’une cinquantaine d’années, accepte de se faire aider : elle a eu différents problèmes de santé et, à cette occasion, a pensé à la mort dont elle a peur. Pour l’aider à mieux nommer ses difficultés, Anne utilise différents « jeux », dont le troisième et dernier est la Boutique magique.

 

« Anne prend le rôle de la magicienne : ‘Entrez dans ma Boutique, et expliquez-moi que vous avez peur de la mort, et vous voulez acheter quelque chose pour vous aider’. Marie entre dans la Boutique et demande : ‘Je voudrais acheter de la sérénité pour l’avenir. – Vous devez me payer un bon prix, rétorque la magicienne, m’offrir quelque chose de très précieux’. Marie ne sait pas. Anne demande alors à trois participants de constituer un ‘Comité de la Boutique’, et de délibérer pour choisir le prix. Ils déclarent : ‘Le prix à payer, c’est de renoncer au passé’. Marie hésite, le prix est vraiment cher, trop cher. Pourtant, le Comité pense que c’est son passé qui l’empêche de vivre le moment présent, et d’affronter l’avenir avec sérénité.

« Le jeu se termine ainsi, et Anne demande alors à tous qui le souhaitent d’exprimer leur ressenti. Séance intense […]. Les émotions soulevées sont vives [11] ».

 

Ici se fait jour une troisième loi du don que j’appelle la loi de personnalisation que, parodiant un ouvrage fameux de Ricœur, je traduis parfois par : soi-même par un autre. On pourrait l’énoncer ainsi : je n’accède pleinement à moi-même, éthiquement, mais aussi cognitivement, que par autrui.

Ainsi, c’est parce qu’il met en scène ces lois du don que l’imaginaire est puissamment thérapeutique. Alors, non pas folle, mais fée du logis ?

Pascal Ide

[1] Cf. le livre du fondateur Jacob Levy Moreno, Psychothérapie de groupe et psychodrame. Introduction théorique et clinique à la socio-analyse, trad., Paris, p.u.f., 1965, repris en coll. « Quadrige », 1987.

[2] Cf. l’ouvrage pionnier : Anne Ancelin Schützenberger, Aïe, mes aïeux ! Liens transgénérationnels, transmission des traumatismes et pratique du génosociogramme, Paris, DDB, 1993, 162009. Cf. la synthèse très documentée : Id., Psychogénéalogie. Guérir les blessures familiales et se retrouver soi, Paris, Payot & Rivages, 22012. Et l’ouvrage pratique : Exercices pratiques de psychogénéalogie, pour découvrir ses secrets de famille, être fidèle aux ancêtres, choisir sa propre vie, Paris, Payot, 2011.

[3] Cf. Id., Le psychodrame, coll. « Petite Bibliothèque Payot », Paris, Payot, 2001.

[4] Cf. Id., Précis de psychodrame. Introduction aux aspects techniques, Paris, Éd. Universitaires, 21970, p. 169.

[5] Colette Esmenjaud Glasman, Anne Ancelin Schützenberger. Psychodrame d’une vie, Paris, DDB, 2021, p. 230-231.

[6] Ibid., p. 231.

[7] Ibid., p. 230. Souligné dans le texte.

[8] Ibid.

[9] Sur la différence capitale entre ce qui est potentiel et ce qui est latent, qui correspond aux deux explications, aristotélicienne et platonicienne, de la nouveauté, cf. Pascal Ide, « Les solutions platonicienne et aristotélicienne à l’émergence de la nouveauté. Proposition de synthèse à la lumière du temps et du don », Philippe Quentin (éd.), Émergence, colloque de l’ICES, La Roche-sur-Yon, 19 et 20 mars 2019, coll. « Colloques », La Roche-sur-Yon, Presses Universitaires de l’ICES, 2021, p. 8-51.

[10] Le détail se trouve dans le compte rendu des séances de ce Congrès, « Séance de Mme A. Ancelin Schützenberger », archives de Turin. Cité dans Anne Ancelin Schützenberger, p. 263-265.

[11] Ibid., p. 265.

1.9.2025
 

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