Les neurones-miroirs, attestation d’une prédisposition à l’amour-don

Une découverte récente a fait beaucoup de bruit : les neurones miroirs [1] (ou neurones en écho). Elle a bénéficié de multiples interprétations scientifiques et même philosophiques. À bénéfice d’inventaire et de confirmation, leur existence intéresse de près la philosophie de l’amour-don qui anime tant des articles et des méditations de ce site.

1) Exposé

a) Découverte

Il vaut la peine d’en raconter la découverte. Nous sommes en 1992, à Parme, en Italie, dans le laboratoire de recherche de Giacomo Rizzolatti. Son équipe établit la carte de l’aire cérébrale sensorimotrice du macaque et, pour cela, emploie des électrodes si fines qu’elles peuvent détecter l’excitation d’un seul neurone (un centième de millimètre !). En l’occurrence, un macaque Rhésus est équipé de ces électrodes. Ce jour-là, il fait particulièrement chaud et l’un des chercheurs sort acheter une glace, rentre au laboratoire et la mange tranquillement. Le singe l’observe et, soudain, au grand étonnement du chercheur, sa cellule sensori-motrice du cortex prémoteur ventral (aire F5) s’active. En effet, cette cellule s’excite lorsque le macaque (et d’ailleurs aussi l’homme) agit, par exemple pour prendre une glace et la porter à sa bouche. Or, ici, le macaque ne fait que voir, autrement dit recevoir une information. Par conséquent, son cerveau agit comme s’il allait effectuer le geste, alors qu’il ne le pose pas. Autrement dit, il s’excite non pour poser un geste, ni même pour reproduire le geste de l’autre, mais pour le comprendre. Les neurones-mirois sont découverts [2].

Ils seront largement confirmés et étendus notamment à l’homme depuis 2010 [3], ainsi que nous allons le redire [4].

b) Définition

D’un mot, les neurones miroirs sont des neurones du cortex prémoteur qui déchargent autant lors de la réalisation de certaines actions que dans l’observation de ces mêmes actions réalisées par un congénère (ce mot montre que ces neurones ne sont pas propres à l’espèce humaine…). Par exemple, l’exposition à une saveur dégoûtante excite certaines structures cérébrales comme l’insula ; or, l’observation d’un sujet qui exprime un dégoût stimule la même zone [5]. Inversement, une lésion de l’insula inhibe autant l’expérience du dégoût que la reconnaissance de son signal social [6].

De même, la douleur ressentie autant que la douleur observée active les mêmes circuits neuronaux de la nociception [7]. Ces neurones sont-ils l’explication d’un phénomène aussi banal que mystérieux : la contagion du bâillement [8] ?

Les auteurs ont donc conclu à une synchronie physiologique entre l’observateur et l’observé du point de vue émotionnel [9].

c) Objections

Les neurones miroirs sont considérés comme une découverte majeure en neurosciences. Toutefois, certains chercheurs demeurent sceptiques non sur leur existence, mais sur la grande extension qu’on leur accorde en psychologie cognitive et en médecine, par exemple dans la maladie d’Alzheimer [10] ou l’autisme [11] – indépendamment des interprétations philosophiques dont nous allons traiter. « Ces cellules sont devenues la tarte à la crème de la psychologie», résume Jean Decety, professeur de psychologie et de psychiatrie à l’Université de Chicago [12].

Par ailleur, une telle incitation innée ne risque-t-elle pas d’entraîner une confusion entre l’autre et soi-même ?

Nous répondrons que, d’abord, en fait, contrairement à ce qu’affirment des présentations enthousiastes imprécises, le recouvrement des aires activées n’est pas complet, de sorte qu’existe une dissociation des régions impliquées dans la perception de soi ou d’autrui [13]. De plus, outre ces neurones miroirs, d’autres régions cérébrales sont en jeu dans notre représentation du self et d’autrui, par exemple la jonction pariéto-temporale droite [14].

2) Interprétations philosophiques

Nous n’avons bien entendu nulle compétence pour évaluer la portée de ce que nous disent les neurosciences et dont certains chercheurs pensent qu’on lui fait dire plus que ce qu’elle contient [15]. Nous nous limitons donc à proposer quelques interprétations qui sont entièrement soumis à la validité de cette découverte fort stimulante qui a relancé les recherches sur l’empathie, en particulier dans le cadre de ce que l’on appelle la théorie de la simulation [16].

a) Une disposition à l’autre

Pour les chercheurs, les neurones miroirs interviennent d’abord dans la cognition sociale, du langage jusqu’à l’art, en passant par les émotions et l’invention. Par exemplle, celle-ci est souvent la combinaison, côté objet connu, d’un hasard – qui aurait pu imaginer auparavant que les mêmes neurones sont activés lorsque j’accomplis un geste et que l’autre accomplit le même geste ? – et, côté sujet connaissant, d’un terrain favorable, c’est-à-dire à la fois d’une intelligence informée et d’une intelligence suffisamment en attente pour apprendre du nouveau, donc pour s’étonner. « La chance ne sourit qu’aux esprits bien préparés », disait déjà Pasteur.

Mais ces scientifiques éminents ont aussi étendu leur interprétation à la sphère émotionnelle et active, notamment l’empathie : tel est le cas du primatologue néerlandais Frans de Waal [17], du psychologue cognitiviste américain Jean Décety [18] et du neuroscientifique italien Vittorio Gallese [19]. Pour moi, ces neurones signent l’inscription cérébrale d’une disposition innée à l’autre : loin d’être seulement tournés vers le sujet, le self, les circuits neuronaux ouvrent à la participation intersubjective des interactants. Et cette disposition se décline selon la triple voie : cognitive (une compréhension congénitale de l’autre), affective (une disposition à l’empathie) et active (une inclination à agir pour l’autre : ainsi le sauveteur serait inscrit dans notre cerveau, voire dans nos gènes).

De plus, le couplage n’est pas seulement externe, entre interactants, mais est aussi interne, à savoir entre la perception et l’action. Avec croisement ou asymétrie : action de soi et connaissance de l’autre. Plus précisément, c’est l’émotion qui assure la médiation entre ces deux opérations. Ainsi, la rencontre extérieure suppose une réconciliation intérieure à trois termes, connaissance-affectivité-action. Ce qui confirme en profondeur l’anthropologie thomasienne. Et l’enrichit.

Enfin, les neurones miroirs ne font pas que faciliter la compréhension de l’autre, ils permettent d’anticiper son intention, d’avoir une compréhension immédiate d’un geste, alors qu’il n’est pas encore accompli. En effet, ils court-circuitent les réseaux d’analyse, de raisonnement, en tout cas conscient, et permettent une réaction immédiate. Cela peut nous sauver la vie.

b) Une disposition à l’amour

Dans le langage comportementaliste, nous affirmerons que les neurones miroirs attestent notre capacité empathique – au point que le neuroscientifique indo-américain Vilayanur Subramanian Ramachandran (1951-), directeur du centre pour le cerveau et la cognition, à l’université de Californie, à San Diego, parle de neurones empathiques ou de « neurones de Gandhi » [20]. En termes neuroscientifiques, nous dirons que nous sommes préprogrammés ou précablés pour comprendre l’autre. Dans le lexique de la philosophie thomasienne, nous proposerons l’interprétation selon laquelle ils constituent le fondement organique de notre inclination à autrui. Dans le cadre de la métaphysique de l’amour-don, nous émettrons l’hypothèse qu’ils sont la prédisposition au don de soi, c’est-à-dire au troisième moment de la dynamique du don.

Pascal Ide

[1] Cf. Giacomo Rizzolatti et Corrado Sinigaglia, Les neurones miroirs, trad. Marilène Raiola, Paris, Odile Jacob, 2007. Pour une brève vulgarisation, cf. Giacomo Rizzolatti, Leonardo Folgassi & Vittorio Gallese, « Les neurones miroirs », Pour la Science, janvier 2007, p. 44-49.

[2] Cf. Giacomo Rizzolatti et al., « Premotor cortex and the recognition of motor actions », Cognition Brain Research, 3 (1996), p. 131-141.

[3] Cf. Christian Keysers et Valeria Gazzola, « Social Neuroscience: Mirror Neurons recorded in Humans », Current Biology, 20 (2010) n° 8, R353–354.

[4] Cf. Giacomo Rizzolatti et al., « Language within our grasp », Trends Neuroscience, 21 (1998) n° , p. 188-194 ; Cattaneo & Giacomo Rizzolatti, « The mirror neuron system », Archives oe Neurology, 66 (2009) n° 5, p. 557-560.

[5] Cf. Mary L. Philips et al., « Neural responses to facial and vocal expressions of fear and disgust », Process of Biological Science, 265 (1998) n° 1408, p. 1809-1817.

[6] Cf. Andy Calder et al., « Leaving a bad taste in your mouth but not in my insula », Social Cogn. Affect. Neuroscience, 4 (2000) n° 4, p. 379-386.

[7] Cf. India Morrison et al., (2004), ; Tania Singer et al., « Empathy for pain involves the affective but not sensory components of pain », Science, 303 (2004) n° 5661, p. 1157-1162.

[8] Cf. « Question de la semaine : Pourquoi bâiller est-il contagieux ? », Sciences et Avenir,‎ 18 mai 2017.

[9] Cf. Robert Levenson et Anna Ruef, « Empathy. À physiological substrate », Journal of Pers. Soc. Psychol., 62 (1992) n° 2, p. 234-246.

[10] Cf. Jean-Pierre Polydor, Alzheimer : mode d’emploi : le livre des aidants, Le Bouscat, L’Esprit du temps, 2009.

[11] Cf. Vilayanur Subramanian Ramachandran et Oberman, « Les miroirs brisés de l’autisme », Pour la Science, janvier 2007, p 50-57. Et contre : Émilie Auvrouin, « Autisme : les neurones miroirs hors de cause », Pour la science, mis en ligne le 11 juin 2010. Consulté le 29 septembre 2019 : https://www.pourlascience.fr/sd/neurosciences/autisme-les-neurones-miroirs-hors-de-cause-10588.php

[12] Cité dans l’article sans nom d’auteur : « Qui veut la peau des neurones miroirs? », Le Temps,‎ 14 mai 2015. Consulté en ligne le 29 septembre 2019.

[13] Cf. Daniel Batson et al., « Is empathy-induced helping due to self-other merging ? », Journal of Pers. Soc. Psychol., 73 (1997), p. 495-509.

[14] Cf. Jean Décety et Julie Grezes, « The power of simulation : imagining one’s own and other’s behavior », Brain Research, 1079 (2006) n° 1, p. 4-14.

[15] Cf., par exemple, la discussion détaillée dans Stephanie D. Preston & Frans B. M. Waal, « Empathy. Its ultimate and proximate bases », The Behavioral and Brain Sciences, 25 (2002) n° 1, p. 1-71, 3e section.

[16] Sur leur mise en relation avec la théorie de la simulation, cf. Vittorio Gallese & Alvin I. Goldman, « Mirror neurons and the simulation theory », Trends in Cognitive Sciences, 2 (1998), p. 493-501. Sur un exposé plus général de cette théorie, cf. sur le site : « L’esprit de l’empathie ».

[17] Cf. Stéphanie D. Preston et Frans de Waal, « Empathy. Its ultimate and proximate bases », Behavior Brain Science, 25 (2002) n° 1, p. 1-72 ou . Sur le site, consulté le 29 septembre 2019 : https://greatergood.berkeley.edu/images/uploads/Preston_dewaal2002.pdf

[18] Cf. Jean Decety, « Naturaliser l’empathie », L’Encéphale, 28 (2002), p. 9-20.

[19] Cf. Vittorio Gallese & Goldman, « Mirror neurons and the simulation theory » Trends in Cognitive Sciences, 2 (1998) n° , p. 493-501.

[20] Cf. sa conférence TED19 : « Les neurones qui ont formé la civilisation », http://www.ted.com/talks/vs_ramachandran_the_neurons_that_shaped_civilization.html, janvier 2010).

29.5.2021
 

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