1) L’auteur
Daniel Kahneman, Américain spécialiste de psychologie cognitive et d’économie comportementale, est professeur émérite à l’université de Princeton et surtout connu pour le prix Nobel d’économie qu’il a reçu en 2002 pour ses travaux sur le jugement et la prise de décision. Il est connu pour avoir inventé un modèle original de fonctionnement de l’intelligence auquel, pour des raisons de commodité pédagogique, il donne le nom court, mais pas du tout transparent, de « Système 1 » et « Système 2 ». Il l’a élaboré avec son grand ami Amos Tvserky, à qui il dédicace l’ouvrage et qu’il cite à presque toutes les pages ; seule sa mort prématurée explique qu’Amos n’ait pas aussi reçu le prix Nobel. Et il applique ce modèle en psychologie cognitive et en économie comportementale, les deux disciplines dont il est spécialiste et où il a fait des découvertes majeures.
2) Sa thèse
Daniel Kahneman distingue deux formes de pensée qu’il appelle « Système 1 » (S1) et « Système 2 » (S2) : la première est une forme de pensée rapide guidée par l’intuition, efficace, mais souvent sujette à l’erreur ; la seconde est une forme de pensée lente et discursive, moins efficace, mais plus rigoureuse. Et cette distinction est une évidence non seulement empirique, mais expérimentale, validée par de nombreuses expériences.
La perspective de Kahneman n’a aucune prétention ontologique. Sa perspective est constamment fonctionnelle et pragmatique. Il aspire seulement à proposer un modèle heuristique extrêmement commode, validé par de multiples expériences.
Néanmoins, sa portée outrepasse cette visée pratique. C’est ainsi que Kahneman ose contredire le Freud de la discipline, Jean Piaget. En effet, pour Piaget, l’intelligence intuitive caractérise l’enfant et l’intelligence discursive, l’adulte : précisément, la forme de pensée de ce dernier est linéaire (discursive) et idéale (tendue vers l’accomplissement identifié à l’intelligence formelle, opératoire). Donc, Kahneman est l’anti-Piaget, le premier à montrer de manière aussi radicale les limites de la perspective piagétienne.
3) Notre intention
Il est bien entendu hors de question de reprendre l’intégralité de Thinking, fast and slow, le grand et gros ouvrage où il expose le double système [1]. D’abord, parce que le résumé ne serait ni plus court ni plus clair que ce livre toujours pédagogique, qui fait de plus de 700 pages, réparties en 38 chapitres tous novateurs et enrichissants. Ensuite, parce que des synthèses existent [2]. Enfin et surtout, parce que notre objet (et donc notre objectif) est différent.
L’objet pourrait être décrit ainsi : Kahneman a mis en lumière les blessures les plus fréquentes de l’intelligence. En effet, il traite les erreurs méconnues des acteurs de décision, erreurs aux conséquences parfois dramatiques. Or, nous avons vu que la blessure de l’intelligence est l’ignorance ; précisément, puisqu’elle est une privation et non pas un manque, l’ignorance de ce que nous devrions savoir. Donc, Kahneman traite des blessures de l’intelligence.
Double est notre intention, théorique et pratique.
Du point de vue pratique, elle est d’offrir ainsi une aide à la prudence, vertu de la décision. L’expérience montre que nombre de nos décisions sont catastrophiques. Pourtant, la psychologie des sciences de la décision pourrait conjurer au moins une partie de ces misfits, si nous prenions en compte le Système 2.
Du point de vue théorique, notre visée est de confirmer et approfondir la nature de la blessure de l’intelligence en particulier et de celle de la blessure intérieure en général.
Enfin, la perspective est à l’intersection de quatre disciplines : l’éthique (appliquée, précisément : l’éthique de la prudence et de la justice) ; l’anthropologie philosophique (précisément, la condition d’exercice des facultés, plus précisément encore la condition blessée de l’intelligence) ; la méthodologie (nombre de problèmes de méthode viennent d’un manque d’appréhension et de compréhension d’erreurs habituelles de jugement) ; l’épistémologie (il serait bon d’introduire un chapitre sur l’ignorance, donc sur la blessure de l’esprit).
4) Notre thèse
Nous souhaiterions défendre la thèse suivante. Kahneman s’inscrit dans cette grande tradition de la philosophie occidentale pour qui tout projet philosophique ne peut qu’être un retour au fondement, un recommencement. Or, recommencer, ce n’est pas repartir à zéro, c’est voir ce qui n’a pas été vu jusqu’à maintenant. Mais, comme la philosophie a pour objet ce qui relève de la connaissance commune, la cécité elle-même pose question. Si l’ignorance d’une nouvelle espèce de scarabée endémique dans la forêt amazonienne est une blessure de l’intelligence entomologique (si je puis dire), son fait, lui, n’est pas une blessure : il s’explique de manière immédiate par une insuffisante exploration d’un territoire dont chaque spécialiste sait qu’il recèle et recèlera toujours de nombreuses surprises ! En revanche, que l’on ne voit pas ou plus l’être invite à s’interroger sur cet aveuglement. Voilà pourquoi, tout projet philosophique refondateur se présente aussi comme un projet guérisseur. Il présente comme une double face : l’une inventive, l’autre, curative. De fait, tous les grands philosophes de l’Occident ont, de concert avec leurs apports conceptuels, proposé une nouvelle méthode qui guérissait l’esprit de son précédent scotome : pour ne donner que deux exemples, l’intuition chez Bergson, la réduction eidétique chez Husserl.
Bref, Thinking, fast and slow est l’un des rares grands ouvrages qui traite de la blessure de l’intelligence, au même titre que le Novum organum de Bacon – la finesse des concepts philosophiques et la hauteur sapientielle de la vue en moins, mais la rigueur extrêmement appréciable des preuves scientifiques en plus.
L’on pourrait, en effet, objecter à notre propos une erreur épistémologique fondamentale : il se veut œuvre philosophique, pratique et théorique ; or, il convoque un travail éminemment scientifique ; il mélange donc deux champs disciplinaires disjoints.
Nous répondrons que la blessure est un concept limite qui se prête bien à une confrontation interdisciplinaire. En effet, la blessure est un mal ; or, le mal arrive par accident ; donc, la blessure n’est pas constante. Comme le péché qui est par choix et non par nature, mais contrairement au bien qui, au moins quant à l’inclination, est une donnée de nature, la blessure est une réalité possible et parfois probable. Donc, si l’on peut dire avec assurance ce qu’est la blessure de l’intelligence en général, il est plus difficile d’entrer dans le détail et surtout d’en avoir une saisie universelle. Autrement dit, la concrétisation de la notion est mieux décrite par la probabilité que par des propositions assertoriques. Or, justement, les sciences psychologiques et sociales font constamment appel aux outils statistiques. Elles sont donc idéalement adaptées pour décrire la condition blessée de l’intelligence.
Ajoutons un point d’importance. Par forma mentis (Amos Tvserky semble plus optimiste que Daniel Kahneman) ou par (dé-)formation professionnelle, notre auteur est plutôt pessimiste. À force d’étudier les biais multiples et parfois très ingénieux par lesquels le Système 1 (Thinking fast) blesse très involontairement le Système 2 (Thinking slow), notre auteur a fini par devenir pratiquement (pas théoriquement) sceptique ou du moins relativiste. Pour notre part, nous relirons systématiquement les mécanismes employés par le Système 1, rapide car spontané, non pas comme des biais occultant l’esprit, mais comme des inclinations qui disent quelque chose d’un appétit naturel et bon de l’esprit vers la vérité. Prenons une analogie. L’on interprète toujours les expériences de Milgram comme la preuve de notre grande vulnérabilité à la soumission aveugle ; il est aussi possible, et à mon sens nécessaire, de les lire comme la traduction d’une inclination, dévoyée et gravement imprudente, à la confiance et à l’obéissance – ce qu’atteste un fait trop peu souligné : le dramatique conflit de conscience vécu par les sujets soumis à l’expérimentation. La blessure ne vient donc pas du Système 1 lui-même, mais de son usage inconsidéré.
5) Le plan
Nous venons de le voir, la perspective centrale est celle de la blessure de l’intelligence théorique et surtout pratique. Or, la blessure est un mal (subi). Mais le mal subi est étudié de manière complète selon un plan médical en trois parties : les signes, les causes (mécanismes) et les remèdes. Tel sera donc notre plan : approche sémiologique ; approche étiologique ; approche thérapeutique.
Au sein de chacune de ces approches, je distinguerai deux espèces de blessures de l’intelligence : théorique (ou spéculative) ; pratique (ici éthique). Même si notre auteur a surtout considéré les secondes, il touche aussi les premières. Enfin, au sein des blessures de l’intelligence pratique, il semble que Kahneman traite principalement des erreurs de jugement concernant la prise de décision, qui est l’objet de la vertu de prudence. Toutefois il lui arrive de parler aussi des erreurs de jugement concernant l’évaluation des normes, ce qui est l’objet de la vertu de prudence, mais aussi, parfois, me semble-t-il, de la justice dont l’acte est le jugement.
Pascal Ide
[1] Cf. Daniel Kahneman, Thinking, fast and slow, 2011 : Système 1 / Système 2. Les deux vitesse de la pensée, trad. Raymond Clarinard, coll. « Clés des Champs », Paris, Flammarion, 2012, 22016.
[2] Cf., notamment, Richard Thaler et Cass Sunstein, Nudge. Improving Decisions About Health, Wealth and Happiness, 2008 : Nudge. La méthode douce pour inspirer la bonne décision, trad. Marie-France Pavillet, Paris, Vuibert, 2010. Le premier auteur est aussi prix Nobel d’économie.