L’ère numérique. Une description 2/3

Suite de la Conférence du vendredi 12 janvier 2018, IUPG, Bordeaux : L’homme numérique. Flexions et réflexions

4) Un monde interfacé

Passons de la finalité aux moyens. Pour favoriser le rapprochement entre les personnes, les TIC l’ont facilité en inventant l’interface ou plutôt en la modifiant. Ainsi, la maximisation quantitative (toucher plus de personnes) s’est fondée sur une maximisation en quelque sorte qualitative (toucher plus la personne).

a) Le face

Quelle est la véritable nouveauté introduite par l’ordinateur, et surtout par le portable ? Il tient en un mot qui est d’abord une réalité : l’interface ou l’interface graphique. « L’invention des interfaces graphiques est sans doute l’événement le plus important de l’histoire de la micro-informatique [1] ».

De quoi s’agit-il ? L’expression « interface graphique » traduit l’anglais « Graphical User Interface » (parfois rendue par son acrostiche GUI). Son illustration la plus fameuse, qui est aussi son point de départ, est le Bureau (Desktop). Elle fut imaginée par Tim Mott dans les années 1970. Les chercheurs du Xerox PARC cherchaient à rendre les ordinateurs plus faciles d’utilisation et donc accessibles non pas seulement aux techniciens qui sont informaticiens de métier, mais à M. Tout-le-monde, en l’occurrence, et l’image fut aussi créée à cette occasion, à Sally la secrétaire : assise à un bureau, Sally utilise le papier et tape à la machine [2]. Ainsi, le micro (le portable) prend comme paradigme le bureau devant lequel chacun travaille, avec ses papiers (les fameuses fenêtres), ses dossiers, son stylo, sa poubelle, sa gomme, etc. – chacun étant représenté par des icônes copiées sur la réalité. Nous sommes tous devenus des Sally travaillant sur le pupitre virtuel qu’est le bureau. Les autres applications ont généralisé (élargi l’utilisation). Par exemple, sur iPhone, iBooks, iPad, on trouve l’image d’une bibliothèque en bois, qui sert de bibliothèque pour placer ses ouvrages numériques. D’un mot fameux, par la médiation de l’interface, l’ordinateur, de technique est devenu convivial. D’un mot plus élaboré, emprunté à Nietzsche, d’apollonien, l’ordinateur est devenu dionysiaque [3].

b) Le sens

Sherry Turkle affirme : « La culture de la simulation m’encourage à prendre ce que je vois sur l’écran ‘sous l’angle de l’interface’ [to take what I see on the screen « at (inter)face value »] [4] ». L’auteur fait un jeu de mot. En effet, en anglais, to take something at face value est une expression idiomatique. La « value » désigne la valeur d’une pièce de monnaie. Or, cette valeur est indiquée par le nombre frappé sur sa face, c’est-à-dire le côté « face » (versus le côté pile). Par conséquent, l’expression signifie « prendre les choses pour argent comptant », autrement dit « considérer qu’une chose est exactement comme elle apparaît ». Sherry Turkle opère alors un jeu de mot entre face et interface. On peut donc traduire : nous avons appris à voir les choses sous l’angle des interfaces, c’est-à-dire à voir le monde des images de synthèse, comme un monde qui nous apparaît [5]. Attention ! Sherry Turkle n’énonce pas un truisme (sur l’identité du réel et du virtuel) ou ne dénonce pas une illusion (la confusion létale du réel et du virtuel) ; elle annonce une vérité phénoménologique : le monde de la simulation m’apparaît comme le monde réel m’apparaît. Les choses apparaissant sur les écrans font partie de ce monde vécu.

5) Un monde convivial

Plus précisément, les techniques ont adopté une interface conviviale.

a) Le fait

Une des nouveautés les plus décisives est l’invention du bureau virtuel, qui tranchait avec les systèmes d’exploitation si fastidieux, si contre-intuitifs de l’époque. C’est d’ailleurs ce qui frappa les utilisateurs de l’époque. Steven Levy le raconte à propos de Lisa, le premier système d’exploitation d’Apple :

 

« Exactement comme un bureau réel s’étend sous les yeux de l’utilisateur, le bureau virtuel du Lisa se couvrait de documents, de dossiers et d’outils de travail […]. Quand on souhaitait créer un nouveau document, on se servait de la souris pour ‘accéder’ à une pile de feuilles vierges et on cliquait deux fois pour qu’une fenêtre s’ouvre, représentant la page de papier. Même la fonction ‘effacer’ était intégrée dans ce semblant de bureau. […] Ouvrir un fichier d’un seul mouvement de la souris – en somme, mettre le doigt dans le cyberespace – et sélectionner une icône était quelque chose d’extraordinaire. Rien à voir avec l’ouverture de fichiers dans les pesants systèmes d’exploitation qui ont dominé l’industrie jusqu’au Macintosh [6] ».

 

Pour Vincent Billard, l’ordinateur, par exemple, l’ordinateur portable est « une forme moderne de la machine à calculer [7] », la machine à calculer informatique qui est née en 1948 à Manchester grâce au génie de Türing. Il particularise de manière intéressante son propos en l’appliquant à « l’essence » de l’objet numérique Apple. Il caractérise celui-ci par le néologisme « enfantile », qui n’est pas péjoratif, en tout cas pas seulement. Cet adjectif connote deux traits : la simplicité (le produit Apple est childish, « simple comme un jeu d’enfant [8] ») et le paternalisme (le producteur fait le bien du consommateur malgré lui).

b) Le sens

La convivialité est le terme commun pour dire la minimisation de la médiation ou la simplicité. Certains observateurs font valoir un changement majeur, qu’ils ont appelé d’un terme savant, la désintermédiation : « la fin (ou du moins la diminution de l’influence) des médiateurs et des intermédiaires [9] ». En effet, pour en demeurer à la seule information,

 

« à partir du moment où chacun peut prendre la parole sur tout type de sujet, poster des commentaires, se forger une opinion en consultant directement un site en ligne et mettre à la disposition du plus grand nombre son savoir ou savoir-faire ; à partir du moment où tout le monde peut a priori expérimenter et créer grâce aux nouveaux supports et outils numériques (contenus autoproduits), le rôle des professionnels et des experts perd de son importance [10] ».

 

Mais l’on voit aussitôt poindre l’objection qu’est le dérapage lié à l’absence de filtres :

 

« Peut-on véritablement imaginer une démocratie sans corps intermédiaires, peut-on transmettre une culture sans contextualisation et sans véritable hiérarchisation ? Tel est bien l’un des enjeux majeurs de l’essor du numérique aujourd’hui : multiplier les garants de l’exactitude et de la fiabilité des messages qui circulent sur le Web, encourager la mise en perspectives des informations et des données [11] ».

 

L’exemple de Wikipédia est, de ce point de vue, intéressant. Une étude a montré que grande est sa fiabilité.

Ce que Billard appelle « simplicité », je l’appellerais « transparence ». Le génie d’Apple est de minimiser le plus possible l’interface entre la technique et l’homme. Or, le propre d’une médiation est d’être transparente de son médiateur, en même temps que d’être le plus possible proportionnée à son bénéficiaire. Proche est le concept d’affordance.

 

« Les affordances sont les possibilités d’action suggérées par les caractéristiques d’un objet. Par exemple, lorsque vous arrivez devant une porte, un faiseau d’indices vous permet de comprendre, avant toute action, si vous devez la pousser, la tirer, la faire glisser, etc. Parmi ces indices se trouvent des signes implicites (roulements, forme de la poignée, barre horizontale sur toute la longueur de la porte, emplacement des gonds, etc.) et des signes explicites (un écriteau Poussez, une personne bien intentionnée qui vous dit de pousser, quelqu’un devant vous qui pousse la porte) [12] ».

 

Si on l’applique à l’informatique, l’affordance correspond à la transparence, à l’évidence d’utilisation.

c) Confirmation. L’essence du design

1’) Le fait

Aujourd’hui, le design est partout présent. Nous-mêmes sommes considérablement influencés par lui, parfois à notre insu. Il suscite des dépenses considérables, fait aussi l’objet de recherches importantes. On pourrait reprendre les exemples de Nike, Apple, Swatch, etc., donnés ci-dessus.

Empruntons à Stéphane Vial deux objets designés. Un premier exemple est l’iPhone :

 

« L’exemple d’iPhone, le terminal de poche de la marque Apple, est sur ce point remarquable : tous ceux qui le pratiquent non seulement se rendent compte qu’avec cet objet ils vivent quelque chose de nouveau et d’excitant en termes d’interaction homme-machine, mais surtout ils comprennent, une fois la première excitation passée et l’étendue des applications disponibles découverte, qu’ils s’engagent désormais dans de nouvelles manières de vivre leur mobilité quotidienne, leur relation à l’information, leur accès aux contenus et plus généralement leur identité numérique [13] ».

 

Un second exemple est l’iMac :

 

« Même chose avec l’iMac, dont l’idée, infiniment simple, relève tout simplement du coup de génie : iMac est un ordinateur de bureau imaginé par la marque Apple et constitué uniquement d’un écran plat, sans tour ou unité centrale externe. Tout est dans l’écran, la carte mère aussi bien que le disque dur ou le lecteur graveur de CD/DVD. Résultat : vous n’avez qu’à le brancher et le déposer sur votre table de travail, et vous gagnez instantanément de la place chez vous. Ce qui n’est au départ qu’un simple ordinateur personnel déclenche alors une nouvelle manière de vous meubler et produit des effets jusque dans votre aménagement intérieur. Pur effet de design [14] ».

 

Pourtant, c’est le lieu de tous les paradoxes : chacun sait qu’il existe ; mais personne ne sait le définir ; on se contente de le décrire dans de beaux livres [15]. Chacun en affirme la contingence ; pourtant, personne ne s’en passe.

2’) Une interprétation

Rares sont les ouvrages de philosophie qui se sont attaqués au sujet. Le philosophe Stéphane Vial propose une approche de l’essence du design à travers ses effets, c’est-à-dire ses finalités : effet callimorphique (l’objet designé produit une émotion esthétique et présente une harmonie) ; effet socioplastique (l’objet designé cherche à influencer les conditions de vie de l’homme ; voire, « cette volonté de transformer la société et de faire advenir un monde meilleur est le cœur utopique du design [16] ») ; effet d’expérience (l’objet designé s’éprouve : « Là où il y a du design, l’utilisateur en ressent immédiatement l’effet, précisément parce que son expérience s’en trouve instantanément transformée, améliorée, augmentée [17] »). Pour l’établir, il prend les deux exemples qui sont deux créations d’Apple. De fait, à chaque fois, nous voyons une convergence entre l’effet callimorphique liée à l’interface, et l’effet d’expérience lié à l’usage si convivial et l’effet socioplastique qui est le changement introduit dans la vie.

Cette dimension esthétique est connue depuis longtemps, puisque, en 1952, le designer français Raymond Loewy écrivait déjà que « le plus beau produit ne se vendra que si l’acheteur est convaincu que c’est réellement le plus beau [18] ».

Faudrait-il convoquer la structure ontophanique ? La description suivante cumule les différentes caractéristiques de celle-ci :

 

« Le design a justement pour fonction de nourrir un projet de marque en proposant des objets qui endossent un savoir-faire, une vision du monde et des valeurs spécifiques. Le design est justement ce qui permet de tangibiliser un projet (par définition abstrait) en permettant à la marque de se déployer comme articulation d’une éthique et d’une esthétique. Mais se pose ici la question de la singularité et du style. De même que Cervantes, Dostoïevski ou Beckett ont opéré une césure définitive dans le tissu littéraire, des marques comme Nike, Apple, Alessi existent par leur capacité à avoir transcrit de façon immatérielle une vision inédite de leur univers de produits : Nike en transformant la chaussure de sport en accessoires de la quotidienneté urbaine branchée, Apple en redéfinissant l’idée même d’ordinateur à travers la convivialité et l’esthétique, Swatch en transformant la montre en accessoire de mode qui accessoirement donne l’heure, etc. Toute grande marque opère une forme de trouée dans le réel qui s’emblématise dans un produit ou un discours rompant avec l’existant [19] ».

 

« Articulation d’une éthique et d’une esthétique », le design ne peut non plus exister sans une logique, donc sans relation au vrai, ne serait-ce que comme cohérence.

Faudrait-il aussi faire appel à la notion importante et également difficile de style ? Cf. les travaux de Joseph Moingt.

Pascal Ide

[1] Stéphane Vial, L’être et l’écran, p. 164.

[2] Cf. Nicolas Nova, « Famous user figures in the history of HCI », 18 février 2010. Disponible en ligne : http://

nearfuturelaboratory.com/pasta-and-vinegar/2010/02/18/famous-user-figures-in-the-history-of-hci/

[3] Cf. Bernard Darras, « Machines, complexité et ambition », Dessine-moi un pixel. Informatique et arts plastiques, J. Sultan et B. Tissot, (éds.) Paris, INRP/Centre Georges Pompidou, 1991, p. 107.

[4] Sherry Turkle, Life on the Screen, p. 24.

[5] Pour le commentaire, cf. Stéphane Vial, L’être et l’écran, p. 180-181.

[6] Steven Levy, La saga Macintosh, Paris, Arléa, 1994, p. 106-107.

[7] Vincent Billard, iPhilosophie, p. 214.

[8] Ibid., p. 215. Il développe ces idées dans son chapitre conclusif.

[9] Rémi Rieffel, Révolution numérique, révolution culturelle ?, p. 265.

[10] Ibid.

[11] Ibid., p. 266.

[12] Amélie Boucher, Ergonomie web, Paris, Eyrolles, 22011, p. 58.

[13] Stéphane Vial, Court traité du design, Paris, p.u.f., 2010, p. 62-63.

[14] Ibid., p. 63-64.

[15] Cf., par exemple, Enrico Morteo, Petite encyclopédie du design, Paris, Solar Éditions, 2009.

[16] Stéphane Vial, Court traité du design, p. 60.

[17] Ibid., p. 62.

[18] Raymond Loewy, La laideur se vend mal, Paris, Gallimard, 2005, p. 222.

[19] Brigitte Flamand, Le design. Essais sur des théories et des pratiques, Paris, Éd. de l’Institut Français de la mode, 2006, p. 290.

 

1.10.2018
 

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