L’eau et le féminin selon Éric-Emmanuel Schmitt

Dans une de ses pièces, le dramaturge – qui n’oublie jamais qu’il est philosophe de formation – Éric-Emmanuel Schmitt place un long monologue qui est un aveu décisif dans la bouche de Meg, la mère du héros, un golden boy froid et dur en affaires.

 

« Je suis née molle, informe, une flaque de vase. Je n’ai pas de consistance. Lorsque quelqu’un fait un creux, je m’y vautre. Si l’on m’imprime une forme, je la garde. Jusqu’à la suivante ; Rien n’est profond ni ferme en moi, rien n’est précis. J’ai tous les désirs et je n’en ai aucun, je rends tout chaotique. L’eu de pluie la plus pure peut m’arroser, j’en fait de l’eau croupie. Michel-Ange sculpterait en ma boue la vierge la plus sublime, je ne garderais la pose qu’une nuit. Je suis flasque, mon fils, flasque. […] C’est pour cela que j’ai aimé ton père.

« Ton père était un roc. Solide. Lourd. Des arêtes fermes. On s’y cognait. On s’y blessait. On y saignait. Il n’y avait pas d’homme plus rassurant pour une femme de glaise et d’eau. Auprès de ton père, je prenais de la consistance, je devenais dense. Auprès de lui, je savais quoi faire, quoi dire, quand me taire. Auprès de lui, j’étais grande, j’étais forte, j’étais utile : on appelle cela la soumission, je crois. Plus je tremblais, plus je prenais de la consistance. Plus j’obéissais, plus je me sentais devenir quelque chose. J’échappais à la boue. Il mettait de l’ordre dès qu’il ouvrait la bouche, et son regard me densifiait : j’étais son épouse, la mère de son enfant. Il m’intégrait à un ordre éternel, celui des hommes, auquel moi, femme de glaise et d’eau, je ne pouvais accéder. Il était dur, froid, impartial, violent. Et plus il m’écrasait, et plus je me sentais être. Oh, j’aimais même se coups quand je me montrais trop sotte […]. J’ai aimé ton père comme aucune femme n’a aimé, aimé d’un amour craintif, religieux, de l’amour que l’on doit à son créateur.

« Alors, toi aussi, quant tu es né, tu m’as donné la consistance. Tu hurlais, tu pissais, tu chiais : j’étais heureuse, gouvernée une nouvelle fois par un homme, esclave d’une volonté qui me donnait de l’être. Je t’ai aimé, mon Joe, ou plutôt j’ai aimé ce que tu faisais de moi, une servante de chaque instant, une machine à nourrir, à torcher, à laver, habiller, faire les devoirs, corriger les fautes… ce dévouement aveugle et incessant que l’on appelle amour [1] ».

 

Le commentaire de ce soliloque y distinguera trois aspects, psychologique, moral et cosmologique.

  1. Passons le caractère auto-justificateur, voire victimaire de la tirade (« Je suis née », comme si, hors le conditionnement caractérologique, hors une certaine prédisposition chez le lymphatique, l’on était déterminé à l’abandon de sa liberté par sa naissance…). Passons aussi l’excès de la caricature et aussi de la lucidité de Meg qui contredit in actu signato (sa prise de conscience qui est un acte), ce qu’elle est sensée vivre in actu exercito (justement l’absence d’acte exercé à partir de soi, dont elle serait la source).
  2. Le diagnostic moral est fin et atterrant. Nul doute que Schmitt l’a puisé dans la réalité ni qu’il rejoigne à un certain nombre de femmes. Il dénonce la caricature de l’obéissance qui fait rimer soumission et démission, et de la féminité qui fait rimer réceptivité et passivité. Il décrit aussi les illusions de vérité de cette attitude : tant que la personne est totalement sous l’emprise de quelqu’un dont elle épouse en tout les aspirations, celui-ci peut croire qu’elle est dans une réelle et totale obéissance, qu’elle exprime des désirs et des choix propres ; mais il suffira qu’advienne une autre personnalité, plus forte, plus séduisante, plus solide, et, en très peu de temps, la précédente forme sera abolie. Le terme choisi par l’auteur dramatique, « forme », est on ne peut plus heureux : il doit se prendre dans un sens plus profond et plus radical que celui, courant, qui l’identifie à la seule configuration extérieure : il est proche de la morphè grecque qui était le principe même d’être, ce qui réduit Meg à n’être qu’une matière, entendue au sens de hulè protè, potentia prima – pour peu qu’on transpose ces catégories méta-physiques en catégories méta-anthropologiques, autrement dit qu’on y injecte la liberté, de sorte que la matière devient une passivité quiétiste d’où toute initiative, y compris de consentement, s’est évaporée, et où la forme devient un diktat imposé du dehors et donc intrinsèquement violent. C’est ce que signifie une expression comme « J’ai tous les désirs et je n’en ai aucun ».

Ajoutons enfin les conséquences d’une telle identité liquide sur les relations familiales. Vis-à-vis de son mari, Meg nourrit une relation de dépendance totale, une complémentarité perverse sans limite. Elle porte une adoration sans faille à son parfait complémentaire, inaccessible (« je ne pouvais accéder » à l’« ordre éternel, […] celui des hommes »), qui est autant habité par une symbolique masculine exclusive de toute féminité qu’elle est l’incarnation de l’anima ayant congédié tout animus. Assurément, une passion qui est de l’adoration idolâtre (« J’ai aimé ton père […] d’un amour […] religieux, de l’amour que l’on doit à son créateur ») la porte vers son mari ; mais elle diffère du tout au tout de l’amour-don. Le besoin a dévoré tout désir, le même qu’appellent tous ces creux toute altérité : le complémentaire révèle au mieux combien elle n’est qu’une caricature d’autre. Pire encore, un tel profil psycho-moral favorise au plus haut point une relation perverse narcissique, tout dans l’être de Meg appelle la domination sans résistance ni critique d’un bourreau. Vis-à-vis de son enfant, Meg sera la mère perverse par excellence : sans forme, elle ne pourra former son enfant, ce qui est le cœur même de l’acte éducatif. Avec lucidité, l’auteur, par la bouche de Meg, déconstruit ce qui a pourtant toujours paru aux yeux de tous, la forme par excellence de l’amour, l’amour totalement désintéressé par lequel la femme se dévoue, sans compter, jusqu’à l’épuisement et parfois jusqu’à l’anéantissement, pour son enfant. Il décèle et descelle dans cette attitude d’une apparence totalement altruiste tout le secret égoïsme qui le nourrit : la femme ne l’accomplit que pour s’y donner une consistance, et ainsi une identité. Surtout, elle vouera son fils à non seulement imiter, mais s’identifier à son père – ou bien à s’opposer, par réaction, en tous points, à celui-ci, ce qui est encore une manière de dépendre du père. Voilà comment, Schmitt « explique » la figure, sans compassion ni loi, de cette nouvelle race de prédateurs-dictateurs que sont, aujourd’hui, les golden boy. La généralisation du mécanisme serait simpliste ; en revanche, la radicalité du diagnostic demeure. Et comme nous touchons à la différence la plus fondamentale de la différence homme-femme, comme toute leur symbolique masculin-féminin est engagée sans reste et sans nuance, la dévastation psychomorale, intérieure à Meg, puis en son fils victime devenu bourreau, est sans limite.

  1. Enfin, je retiendrai l’analogie (qui, plus qu’une métaphore, dit une affinité) avec les éléments, ici l’eau. Meg est « femme […] d’eau » ; elle dit même un moment : « l’homme devient dur quand la femme reste d’eau ». Avec profondeur, Meg se décrit à partir de l’élément auquel elle participe. Comme l’eau, elle est sans forme ; comme l’eau, elle peut s’adapter, épouser toutes les formes ; comme l’eau, elle est contenue et donc dominée par ce qui l’informe ; comme l’eau, elle abandonnera la forme, dès qu’elle changera de récipient.

Toutefois cette eau n’est pas n’importe quelle eau, ni surtout l’eau ut sic. Il s’agit d’une « flaque de vase », d’une « eau croupie » ; or, la vase ne s’accumule dans l’eau que parce qu’elle est stagnante, alors que l’eau est essentiellement mouvement et mouvement rythmique, ainsi que l’a si bien montré Theodor Schrenk ; donc, l’eau qui symbolise la vie de Meg (ou plutôt sa non-vie) est le contraire même de l’eau vive, c’est une eau morte. Voilà pourquoi Meg peut se dire « femme de glaise et d’eau ». Mais que l’association ne trompe pas : cette glaise en suspens n’est là que pour signifier que le pouvoir, si propre à l’eau, de diluer voire de dissoudre au point de rendre invisible, les particules, ainsi que le pouvoir de passer en chantant, donc de purifier, sont dépassés, débordés, donc qu’elle n’est plus animée, donc qu’elle n’est plus elle-même.

On objectera que les catégories cosmologiques mobilisées sont, plus que l’eau (d’ailleurs sans vis-à-vis comme la terre) sont les deux états de la matière, dans leur relation au toucher. Éric-Emmanuel Schmitt joue encore davantage des notions de solide et de liquide. En fait, comme pour la glaise, le dramaturge nous parle ainsi non pas de l’eau comme telle, mais de cette eau sans vie, qui confond l’obéissance avec le quiétisme, le laisser-faire avec le laisser-aller, la réceptivité avec la passivité.

Pascal Ide

[1] Éric-Emmanuel Schmitt, Golden Joe, scène 13, dans Théâtre **, Paris, Albin Michel, 1997, Livre de poche, p. 84-85.

9.4.2021
 

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