Le salut du cosmos selon le livre de la Sagesse

Avant d’être cet audacieux théologien biblique qui propose une vision ordonnée de toute l’Écriture, l’exégète français Paul Beauchamp est un spécialiste des écrits sapientiaux [1]. Un de ses textes intitulé « Le salut corporel des justes et la conclusion du livre de la Sagesse » [2] traite prioritairement la question d’une éventuelle résurrection des corps ; mais il est trop riche pour être épuisé par un thème, si large soit-il. En l’occurrence, il insère ses réflexions eschatologiques dans le cadre plus général d’une sotériologie cosmologique. Empruntons-lui quelques réflexions sur ce seul dernier thème. Elles sont surtout centrées sur le chapitre final du livre (Sg 19,6-21). Celui-ci parle d’un salut du cosmos : il en énonce l’existence et en ébauche quelques traits.

En effet, à la suite d’autres auteurs, Beauchamp distingue trois strophes : 6-12 ; 13-17 ; 18-21. Or, la première est un décalque de la première création, alors que la troisième en décrit plus la nouveauté et, par là même, le contenu.

1) Le récit final est une répétition de la première création

L’intention est explicitement présentée dès le premier verset du passage : « la création entière, en sa propre nature, était encore de nouveau façonnée » (6a). La nouvelle création est une reprise de la première ; la création eschatologique reprend la protologique.

Surtout, ce récit de Sagesse suit, librement mais assez fidèlement, l’heptaméron de Gn 1,1-2,4. Je résumerai les explications de Beauchamp et reprendrai ses traductions [3].

Le texte commence : « La nuée recouvrit le camp de son ombre ». (v. 7a) Or, au premier jour, une nuée couvrait les eaux ou le chaos (Gn 1,2).

Le texte continue : « hors de l’eau préexistante, l’émergence d’une terre sèche est aperçue ». (v. 7b) Or, en Gn 1,9, au troisième jour, il est dit que la terre est vue.

Le texte ajoute : « sortant de la Mer Rouge, un chemin sans entraves, et une plaine verdoyante, du flot tumultueux ». (v. 7c) Or, le quatrième jour, après l’apparition de la terre, Dieu ordonne qu’elle verdoie (Gn 1,11-13).

Puis le texte fait mention de deux événements passés, la production des moustiques et le dégorgement des grenouilles, et d’un événement futur qui est la « nouvelle naissance » des cailles à partir de la mer (v. 10-11). Or, le cinquième jour, les animaux sont produits à partir des éléments.

Donc, malgré de nombreuses divergences, le texte de Sagesse fait « écho à l’heptaméron [4] », c’est-à-dire au récit de la création en sept jours ; nous sommes face à une « répétition de la création [5] », mais renouvelée.

2) Quelques caractéristiques de la nouvelle création

Même si certains traits présentent des traits communs avec l’heptaméron, autant la première strophe est placée sous le signe du recommencement, de la répétition, autant la troisième marque la nouveauté, la rupture [6]. Décrivons cinq traits de la recréation eschatologique racontée par l’auteur inspiré :

– La paix, voire la sécurité. Elle est indiquée dès le début de la première strophe : la création est refaçonnée « pour que tes enfants fussent gardées indemnes ». (v. 6b)

– L’incorruptibilité. Cette paix est confirmée, précisée et élargie dans la troisième strophe lorsqu’il est affirmé que « les flammes ne consument pas les chairs d’animaux fragiles » (v. 21a). Cela n’est pas sans rapport avec « l’aliment divin » (v. 21) qui est bien évidemment la manne ; or, cette « nourriture des anges » (Sg 16,20) est à l’épreuve du feu et donne l’incorruptibilité.

– Une plus grande convivence entre les êtres. En effet, lors de la première création, chaque être vivant est associé à un milieu donné bien précis. L’écologie parlerait de biotope. Or, la nouvelle création bouleverse, inverse l’ordre ancien : « les éléments permutant entre eux » (v. 18a). Et il est précisé dans le détail que les animaux terrestres deviennent aquatiques et vice versa (v. 19). Or, la distinction eau-terre est phénoménologiquement première, ainsi qu’on l’a vu ailleurs.

– La recréation est une harmonie miraculeuse. La paix entre les éléments a de quoi étonner quand on sait la diversité des opposés composant le cosmos.

Il faut pour le comprendre se souvenir que la cosmologie de l’époque est très habitée par la question de l’harmonie des contraires, notamment des éléments. Cela n’est que trop clair chez Aristote : « la nature a du penchant pour les contraires [7] ». Et ce principe qui vaut pour les éléments cosmologiques vaut aussi pour le corps humain – « les vivants et toutes les autres choses et l’homme se composent de deux [éléments] qui divergent quant à la vertu, mais qui convergent quant à l’utilité, à savoir : du feu et de l’eau [8]« , dit un traité du Corpus hippocratique de la fin du cinquième siècle -, la santé – « la santé consistera en une sorte d’équilibre ou d’isonomia entre les temes opposés, la maladie dans le fait que l’un des opposés en vient à établir sa domination (monarchia ou hyperbolè) sur l’autre terme [9] » – et même enfin pour la mort – « le plateau des morts rend plus léger celui des naissances [10] ». Donc le cosmos apparaît comme un corps qui peut être malade, cette pathologie consistant en déséquilibre de ses éléments contraires, notamment l’eau et le feu. Dès lors, pour le Pseudo-Héraclite, le rôle de Dieu est de guérir le monde, en pénétrant le monde, dans une vision qui, pour être séduisante, ne laisse pas d’être panthéistique : « il va à travers toute substance, rompant, adaptant, déliant, joignant, dissolvant […]. Il fond le sec en humide et le met en dissolution […] ; il condense l’air diffus […] : telle est la thérapeutique du monde malade [11] ». Philon lui-même compare l’action divine à celle d’un médecin : « Toutes les choses en ce monde changent en leurs contraires : la nébulosité en beau temps, les violences des vents en un air serein, l’agitation de la mer en calme et tranquillité. Et les choses humaines encore plus, étant plus instables. Avec de telles paroles de réconfort, comme un bon médecin, il pensait soulager leurs maladies si lourdes [12] ».

Or, le livre de la Sagesse, pas seulement au chapitre 19, souligne combien le monde est composé d’éléments contraires, notamment l’eau et le feu (v. 20). Mais il note que ces réalités s’harmonisent. Il le dit en prenant la comparaison de la musique : « Ainsi les éléments étaient différemment accordés entre eux, comme, sur la harpe, les notes modifient la nature du rythme tout en conservant le même son ». (v. 18). Il le dit en propre : « Le feu renforçait dans l’eau sa propre vertu, et l’eau oubliait son pouvoir d’éteindre ». (v. 20) Or, il n’y a pas plus contraire que l’eau et le feu ! Pourtant ici domine l’harmonisation. Dans un passage parallèle dont il va maintenant être reparlé, la mère des Macabées, dans un passage où il est autant question de la création que de la résurrection, dit : « ce n’est pas moi qui ai harmonisé les éléments de chacun ». (2 M 7,21)

– La recréation demeure mystérieuse. Même si la Sagesse parle parfois un langage rationnel, elle emprunte parfois au genre apocalyptique le style énigmatique. De fait, le récit n’est pas un exposé didactique sur le salut corporel. De plus, les parallèles entre 2 M 7 sur la mère des sept fils martyrisés et ce passage de Sg 19 sont nombreux [13]. Or, la mère disait : « Je ne sais comment vous avez apparu dans mes entrailles » (2 M 7,22) ; et un texte sapientiel fait écho à ce mystère de l’origine : « Il est trois choses qui me dépassent et quatre que je ne connais pas », les deux dernières étant : « le chemin du vaisseau en haute mer, le chemin de l’homme chez la jeune femme ». (Pr 30,19b) Il faut entendre la dernière remarque non pas au sens psychologique des relations homme-femme, mais au sens plus biologique de la conception d’un nouvel être : comment va-t-on de l’homme (père) à l’homme (fils) en passant par le corps de la femme ? A noter d’ailleurs la comparaison parlante avec l’élément hydrique : en effet, l’eau oublie toute trace d’un passage antérieur. Or, identique est le principe et le terme. Donc le secret qui est vrai de l’origine l’est aussi de la fin.

– En conclusion, Paul Beauchamp cite un texte de Méthode d’Olympe (mort en 311), intitulé De Resurrectione, qui, pétri de citations du livre de la Sagesse, reprend les principales conclusions ci-dessus. Notamment, dans un passage sur l’arbre miraculeux Agnos, Méthode met le don final en relation avec le don divin : « ô Maître grand dans ta lumière et dans tes dons, «la création te servant toi son auteur, se tend en châtiment contre les injustes et se détend en bienfaisance pour ceux qui se fient en toi» (Sg 16,24) et, toi le voulant, le feu rafraîchit, rien n’étant endommagé de ce que tu as jugé devoir sauver. L’eau au contraire incendie par des atteintes plus violentes que celles du feu et «rien ne s’oppose à ta force invincible et à ta puissance» (cf. Sg 11,21). Tu as en effet tout créé de ce qui n’était pas. C’est pourquoi tu transformes (cf. Sg 16,25) tout ce qui t’appartient et tu le modifies, étant seul Dieu, à ton gré [14] ».

3) Relecture à la lumière d’une cosmologie du don

Une cosmologie théologique du don s’intéresse à l’origine de l’univers mais aussi à son achèvement. Or, on limite trop cette question au verset trop fameux de Rm 8. Il est passionnant que, de manière développée, l’Ancien Testament se soit penché sur la question.

Mais ce qui est dit de l’achèvement final parle aussi de la pérégrination : car le terme rejaillit sur le chemin et en explique certaines lois ou plutôt certaines apparentes incohérences. En effet, la fin est repos, unité et le chemin, dispersion, multiplicité ; or, le multiple est moins intelligible que l’unité.

Pascal Ide

[1] Paul Beauchamp, « Le salut corporel des justes et la conclusion du livre de la Sagesse », Biblica, 45 (1964) n° 4, p. 491-526 ; « Épouser la Sagesse ou n’épouser qu’elle ? », La Sagesse de l’Ancien Testament, coll. « Bibl. Eph. Th. Lov ». n° 51, Leuven, Leuven U. Press, 1990, p. 347-369 ; « Sagesse de Salomon. de l’argumentation médicale à la résurrection », La Sagesse biblique, coll. « Lectio divina » n° 160, Paris, Le Cerf, 1995, p. 175-186 ; art. « Sagesse. A. Théologie biblique », Jean-Yves Lacoste (éd.), Dictionnaire critique de théologie, Paris, p.u.f., 1998, p. 1036-1039.

[2] Paul Beauchamp, « Le salut corporel… ».

[3] Ibid., p. 502-506.

[4] Ibid., p. 506.

[5] Antoine Guillaumont, Bible, coll. « Bibliothèque de la Pléiade » n° 139, Paris, Gallimard, 1959, tome 2, p. 1704. Le fondement de sa conclusion est cependant faible : nuée et apparition de la terre.

[6] Sur la seconde, cf. les notations de Paul Beauchamp, « Le salut corporel… », p. 506-507. En un mot, la deuxième strophe est en continuité avec le quatrième jour de l’heptaméron : de même que l’œuvre de ce jour est au milieu de la création, de même la strophe est au centre (mais non au cœur) du passage de Sg 19.

[7] Aristote, De Cœlo, 396 b 8. Cf. surtout les importants développements de Physiques, L. 1, ch. 6 à 9.

[8] Du Régime, I, 3, Littré VI, 472, 12, cité par Paul Beauchamp, « Le salut corporel des justes et la conclusion du livre de la Sagesse », Biblica, 45/4 (1964), p. 491-526, ici p. 517.

[9] André-Jean Festugière, Hippocrate. L’ancienne médecine, p. xxiii. Cf. Aristote, De la jeunesse et de la veillesse, 469 b.

[10] Ibid., 397 b 4.

[11] Sixième lettre citée par Paul Beauchamp, « Le salut corporel… », p. 519.

[12] Philon d’Alexandrie, De Vita Mosis, I, viii, 41.

[13] Cf. notamment Ibid., note 1, p. 510,

[14] De Resurrectione, L. II, ch. xxiii, 5-7, cité par Paul Beauchamp, « Le salut corporel… », p. 526.

25.10.2019
 

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