Le Combat de Jésus, de l’Église et du chrétien (1er dimanche de Carême — Année C, 6 mars 2022) 1/2

Ce Combat entre le Sauveur du Monde et le Prince de ce monde, qui est raconté dans la liturgie de ce premier dimanche de Carême, est d’une singulière actualité. C’est le Combat du Christ. C’est aussi le Combat de l’Église. C’est enfin le combat de tout chrétien. [1]

1) Le Combat du Christ [2]

a) Première tentation

« Si tu es le Fils de Dieu, ordonne à cette pierre de devenir du pain ». Cette suggestion n’est-elle pas raisonnable ? Donner au corps ce qui lui est dû, pour qu’il puisse servir, puisque le corps est pour l’âme. Au nom de quoi le martyriser ? Que Jésus prenne donc en pitié l’humanité qui est en lui. De plus, n’y aurait-il qu’un seul homme qui mourût de faim sur un coin perdu de notre planète, s’il existe, comme on dit, un Dieu tout-puissant et bon, comment expliquer qu’il demeure silencieux devant une telle détresse ?

Jésus comprend toute la portée et la perfidie de la suggestion. Il sait que, jusqu’à la fin du monde, le cri de la faim montera de la terre vers le Ciel. Il sait que, à cause de lui, Dieu sera blasphémé. Comment, à cet instant de sa vie, Jésus ne souffrirait-il pas terriblement à la pensée de ceux qui, devant l’épreuve, se détourneront de son Père ? Aussi Jésus prie-t-il : pour que son Église soit trouvée fidèle et pour ceux qui auront cédé à la révolte.

Mais ni Lui ni l’Église n’a à justifier le Père. Sa réponse est donc brève et tirée du livre du Deutéronome : « Ce n’est pas seulement de pain que l’homme doit vivre ». Dans la bouche de Jésus, cette parole revêt une solennité inouïe. Elle devient une lumière suprême pour l’humanité tentée par le matérialisme. Elle prophétise que partout où sera proclamé l’absolu primat du temporel, du matériel et de l’économique, donc, leur tyrannie, c’est le pain lui-même, chez les hommes devenus sans cœur, qui commencera de se changer en pierres.

b) Deuxième tentation

Oui, c’est vrai ce n’est pas le pain qui pourra rendre l’humanité heureuse. La tentation matérialiste est, au fond, grossière. L’homme ne veut ni ne peut se ravaler au rang de l’animal. Cela n’est pas pour déplaire à un Ange, pur esprit, que Jésus refuse cette tyrannie du pain. Vient alors une autre tentation, plus profonde, plus subtile, celle de la volonté de puissance. Le diable emmène Jésus plus haut : « Je te donnerai tout ce pouvoir, et la gloire de ces royaumes, car cela m’appartient et je le donne à ce qui je veux. Toi donc, si tu te prosternes devant moi, tu auras tout cela ». La seule ivresse qui puisse combler le cœur de l’homme n’est-elle pas celle du pouvoir ? N’imaginons pas que, pour Jésus, « doux et humble de cœur » (Mt 11,29), faible soit la tentation. Tout au contraire, elle est puissante. La mission de Jésus est d’instaurer le Royaume de Dieu. Il est véritablement venu pour gagner la Terre entière, et la sauver.

Toutefois, le cœur de l’homme doit être gagné par l’amour et pour Dieu, non par la révolte et contre Dieu.

Au désert, au-delà de sa tentation, Jésus voit alors en esprit tous ceux qui, dans l’histoire, céderont à l’orgueil et à l’ivresse du pouvoir. L’autorité est de soi chose sainte, puisqu’elle vient de Dieu, elle est prêtée par lui à tous ses degrés – aux parents sur les enfants, aux maîtres sur les élèves et étudiants, aux responsables sur leurs subordonnés, aux chefs sur les cités –, comme une participation de la Providence ordonnant les créatures à leur bonheur. L’autorité demande à être acceptée et exercée comme une intendance. « Heureux le serviteur fidèle que le maître a établi sur les gens de sa maison » (Mt 24,45) Mais la nécessité de commander peut devenir une passion, une manière pour beaucoup de tromper le vide de leur cœur et de se sentir exister. Plus encore, au lieu de servir, l’autorité peut asservir ; au lieu de viser le bien du « subordonné », elle ne cherche plus que le bien du responsable. Jésus voit cette tentation qui pervertit l’autorité en pouvoir et en volonté de puissance. « Les grands font sentir leur pouvoir », dit Jésus en une parole profonde (Mc 10,42) : la jouissance du pouvoir est dans ce « sentir », alors que l’autorité évangélique trouve son bonheur dans le service. Jésus voit aussi la tentation d’un salut purement temporel, politique qui nierait que l’homme, fait à l’image de Dieu, ne trouve son repos qu’en Dieu.

Jésus répond, là encore, brièvement, citant la Parole de Dieu et, plus encore, le premier des dix commandements : « Tu te prosterneras devant le Seigneur ton Dieu, et c’est lui seul que tu adoreras ».

c) Troisième tentation

Après la séduction matérialiste du pain et de l’économique, après la séduction spirituelle du pouvoir sur la terre, y a-t-il encore une autre tentation ? Tous les possibles n’ont-ils pas été épuisés ?

L’Ange déchu comprend que Jésus est très grand. Peut-il être le Messie ? Il ne faut pas oublier que le démon n’a pas la foi, car celle-ci est un don de Dieu et qu’il refuse tout don de Dieu. Alors, il va tenter Jésus sur le point le plus important : sa relation à Dieu. En effet, si l’on ne peut se fonder sur le Pain et sur la Terre, de qui, dans les inquiétudes de la vie présente, sinon de Dieu, devra-t-il mendier la réponse ? Mais peut-on se confier à Dieu modérément ? Dieu ne demande-t-il pas un abandon total ? L’Écriture que Jésus invoque ne révèle-t-elle pas l’infinie délicatesse des attentions divines ? Et, tirant la leçon de ses deux précédents échecs, le démon cite à son tour l’Écriture : « Dieu donnera pour toi à ses anges l’ordre de te garder » et encore : « Ils te porteront sur leur mains ».

Autrement dit, le démon invite Jésus à une caricature d’espérance, à une contrefaçon d’abandon. Il y a un abandon, né de l’espérance théologale, béni et lumineux. Et il y a un abandon, prêché par le diable, qui est un mensonge et un défi à Dieu. À ce moment précis de son épreuve au désert, Jésus voit, dans le déchirement de son cœur, la multitude de ceux qui, au cours des âges, se laisseront séduire et s’enivreront de pareils poisons. Il voit ceux qui se réclameront du nom de Dieu et penseront travailler pour sa cause, mais qui présumeront trop de leurs dons, s’engageront en des entreprises que l’Esprit-Saint ne leur a pas données et qui finiront dans les échecs et le désespoir : que l’on songe à la « croisade des enfants » ou à celle de Pierre l’Ermite. Il voit aussi ceux qui, au nom d’une confiance en Dieu conçue selon une perspective « humaine-trop-humaine », se scandaliseront de la part immense laissée au mal physique et au mal moral dans notre monde, en appelleront au miracle. Il voit enfin la multitude de ceux qui se réfugient par lâcheté ou par désespérance dans le fatalisme, ceux qui fuient les responsabilités, cherchent une fausse paix qui puisse les délivrer du souci personnel d’eux-mêmes et endorment leur conscience. Jésus voit l’immense tentation du quiétisme.

Le diable va-t-il réussir à séduire Jésus comme, au commencement, il a séduit le premier Adam ? Jésus cite encore l’Écriture : « Tu ne mettras pas à l’épreuve le Seigneur ton Dieu ».

 

Dans une passionnante rencontre, en vue du Jubilé de l’an 2000 qui eut lieu à la basilique Saint-Jean-de-Latran au début du carême, le cardinal Joseph Ratzinger a proposé une méditation sur les tentations de Jésus au désert où il offre une interprétation différente, mais complémentaire (et plus scripturaire) de cette épreuve [3].

Une des grandes tentations de l’homme est de rendre le salut nécessaire, de nier la gratuité du don et du pardon de Dieu. Je dis bien « tentation ». En effet, l’une des accusations les plus fréquemment portées contre Dieu est celle de la présence de la souffrance et du mal. Ne devrait-il pas intervenir, soulager l’homme, lui ap­porter la guérison et salut ? Après tout, il est injuste que nous naissions dans l’état de péché originel et subissions la faute de nos premiers parents. Expert en exégèse, le démon attire Jésus dans un piège en citant l’Écriture : « Il donnera pour toi des ordres à ses anges et sur leurs mains ils te porteront, de peur que tu ne heurtes du pied quelque pierre ». (Ps 91,11-12). Or, Jésus est emmené sur « le pi­nacle du Temple » et le psaume cité est en relation avec le Temple. Et ce lieu saint est la demeure de Dieu, le lieu par excellence de la protection divine. L’homme fi­dèle n’est-il pas en droit d’exiger une protection de Dieu, au nom même de la ga­rantie promise par l’Écriture ? Si Dieu ne donne pas sa protection, il n’est pas Dieu.

Jésus répond au Tentateur en citant lui aussi l’Écriture : « Tu ne tenteras pas le Seigneur, ton Dieu » (Dt 6,16). Or, le contexte de ce passage du Deutéronome est la rébellion du peuple d’Israël. Manquant de mourir de soif dans le désert, il se révolte contre Moïse et, ultimement, contre Dieu : « Le Seigneur est-il au milieu de nous, ou non ? » (Ex 17,7) Ce qui est en jeu ici n’est rien moins que notre regard sur Dieu : « La présomption, qui veut rabaisser Dieu au rang d’objet et lui imposer nos condi­tions expérimentales, ne peut pas permettre de trouver Dieu » : elle se place « au-dessus de Lui ».

À la parole, Jésus joindra ses actes ou plutôt l’absence d’acte : il ne se jettera pas du pinacle du Temple dans l’abîme. Plus encore, par sa Passion, il descendra, li­brement et par amour, dans l’abîme de la mort, la nuit de l’abandon (cf. Mc 15,34). Car le Fils unique a une confiance illimitée dans la bienveillance du Père. Loin de nier la gratuité en mettant Dieu à l’épreuve, Jésus pose un acte d’abandon dans le don d’amour du Père. Dès lors, il « manifeste le sens véritable du Psaume » 91 : « celui qui suit la volonté de Dieu, sait que parmi toutes les horreurs qu’il peut rencontrer, la dernière protection ne lui fera jamais défaut ». Si « a provocation aventureuse de Dieu » ferme le cœur au don de Dieu, la confiance amoureuse gagne le cœur au don de Dieu : car elle l’attend avec confiance, sans jamais l’exiger. Sans montre, le veilleur ne peut savoir à quel instant précis l’aube va pointer, pourtant, avec pa­tience et confiance, il sait d’une absolue certitude qu’elle viendra. Or, le salut est plus assuré que la venue de l’aurore : « Mon âme attend le Seigneur plus qu’un veilleur ne guette l’aurore » (Ps 129,6). Heureux qui désire sans exiger !

Généralisons à la suite du cardinal Ratzinger. Le fondement « de toute tentation est de mettre de côté Dieu » : elle n’est rien moins que le refus du don de Dieu. Certes, Dieu fait désirer ce qu’il veut donner, mais ici, les multiples désirs de l’homme se transforment en exigence et nient la gratuité, donc Dieu lui-même. Dès lors la frus­tration du désir, posé comme absolu et mesure de toute vérité, conduit à la révolte qui fait le lit de l’athéisme : « Considérer sa propre personne, les exi­gences et les désirs du moment comme étant plus importants que Lui, telle est la tentation qui nous menace toujours ». Le cœur de la tentation est l’idolâtrie de soi : « la divinité de Dieu est contestée et c’est nous-mêmes qui devenons notre Dieu ».

Les dons divins sont donc gratuitement accordés : « C’est bien par la grâce que vous êtes sauvés, à cause de votre foi. Cela ne vient pas de vous, c’est le don de Dieu. Cela ne vient pas de vos actes, il n’y a pas à en tirer d’orgueil ». (Ép 2,8-9a. Trad. liturgique)

Pascal Ide

[1] Cette homélie fut aussi (en partie) prononcée le 1er dimanche de Carême 5 mars 1995, en l’église de la Trinité à Paris.

[2] Cf. Cardinal Charles Journet, L’Église du Verbe Incarné. III. Essai de théologie de l’histoire du salut, Paris, DDB, 1969, p. 568-574.

[3] Cardinal Joseph Ratzinger, Méditation, mercredi 5 mars 1997, Osservatore Romano en langue française, 14 (8 avril 1997), p. 7-10, ici p. 8 et 9. Les citations qui suivent sont tirées de ce texte. Il est à noter que l’ordre entre les deuxième et troisième tentations est inversé, dans le récit qu’en donnent saint Matthieu et saint Luc.

6.3.2022
 

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