La signification métaphysique de la polarité blanc-noir

Les couleurs sont riches d’enseignement non seulement pour la physique (optique) ou pour la psychologie (cognitive), mais aussi pour la métaphysique, voire la théologie. D’autres études publiées sur le site [1] ou ailleurs, en livre [2] ou en article [3], l’attestent. Nous souhaiterions ici attirer l’attention seulement sur deux couleurs, le blanc et le noir. Nous nous limiterons encore davantage : nous ne considérerons que leur relation ; nous ferons intervenir une autre donnée à laquelle le peintre et professeur suisse Johannes Itten (1888-1967), qui est notre source, est aussi sensible : la forme ; enfin, nous nous centerons sur une expérience étonnante et, à notre avis, porteuse d’une signification profonde. Décrivons-la avant de l’interpréter.

1) Expériences

Toutes ces expériences sont tirées du grand ouvrage d’Itten sur les couleurs [4].

a) Expérience en noir et blanc

Observons un carré blanc sur fond noir. Pour cette contemplation, comme pour les autres, il importe que les yeux regardent ce qui est décrit sans interférence avec d’autres figures, autrement dit, que la page observée ne comporte qu’une figure.

Puis, considérons un carré noir de même dimension sur fond blanc. Et comparons ces deux observations.

L’expérience montre que la surface du premier carré apparaît plus grande que celle du second ! Itten décrit ce vécu dans une formule très suggestive que nous reprendrons ci-dessous : « Le blanc rayonne et déborde des limites, alors que le noir rapetisse [5] ».

b) Expériences avec carrés en couleur

L’on pourrait continuer avec les carrés possédant différentes couleurs : soit cette couleur neutre, somme subjectivement ressenti des autres couleurs, qu’est le gris ; soit les couleurs vives du cercle chromatique, à commencer par les trois couleurs primaires qui sont la source des autres couleurs (secondaires, tertiaires, etc.).

1’) Carrés gris

Observons un carré gris clair sur fond blanc ; puis faisons de même avec le même carré sur fond noir.

Résultat : le carré gris sur fond blanc apparaît obscur ; inversement, le même carré sur fond noir s’exprime comme clair.

2’) Carrés colorés
  1. Regardons un carré jaune sur fond noir ; puis sur fond blanc.

Nous constatons que sur fond blanc, le carré jaune paraît plus obscur que le blanc et semble posséder une tonalité chaude et douce. Inversement, sur fond noir, la figure jaune présente une plus grande clarté et un caractère froid, voire agressif.

  1. Comparons maintenant un carré rouge selon que le fond est blanc ou noir.

Dans le premier cas, le rouge semble très obscur et la luminosité s’exprime avec difficulté. Dans le second cas, tout à l’opposé, le rouge brille, voire irradie profondément.

  1. Enfin, comparons le carré bleu avec les deux fonds opposés, blanc et noir.

Le carré bleu sur fond blanc se donne comme profondément obscur, voire le fond blanc paraît plus clair que lorsque le carré jaune se détache sur le même fond immaculé. Sur fond noir, le carré bleu devient plus clair et rayonne avec chaleur.

c) Expériences avec fonds colorés

Enfin, l’on pourrait faire varier aussi le fond et lui donner différentes couleurs. Par exemple, en comparant un carré gris sur des fonds colorés, par exemple bleu ou orangé. Dans le premier cas, il semblerait rougeâtre et le second, bleuâtre.

2) Interprétation

Comment interpréter ces faits, notamment le premier ?

a) Trois présupposés

Précisons trois points préliminaires. Tout d’abord, ces expériences concernent les couleurs du point de vue non pas optique (leur longueur d’onde, leur intensité), mais du point de vue de la sensation. Autrement dit, du côté non pas de leur émission par l’objet coloré et visible, mais de leur réception par le sujet regardant. Prenons toutefois bien garde de ne pas confondre subjectif (le point de vue du sujet) et subjectiviste. Est subjectiviste ce qui est relatif à chaque sujet singulier – ce qui conduit souvent à une réduction sceptique : c’est l’opinion ou le ressenti d’Untel, qui n’est pas le vécu d’un autre. Alors que le point de vue subjectif concerne la manière dont tout sujet vit la sensation, donc est universel et non pas singulier ou individuel. Nous nous intéressons ici à la structure (générale) des interactions entre l’objet connu et le sujet connaissant.

Ensuite, du point de vue du sujet, nous pourrions encore distinguer : modifications corporelles, en l’occurrence, les stimulations qui vont de la rétine jusqu’au cortex visuel, voire aux aires qui lui sont associées ; vécu de la sensation. La première intéresse les neurosciences et la psychologie cognitive pour une part, la seconde, la phénoménologie, mais aussi l’anthropologie philosophique que, pour faire court, l’on pourrait qualifier de métaphysique. Nous considérons ici non pas le processus physiologique, extérieur, mais le vécu intérieur. Et celui-ci dans toute sa richesse, sensorielle et affective (ce qu’Aristote appelait le sensible par accident).

La conséquence en est que nous ne chercherons pas tant à déterminer la cause (au sens de mécanisme, notamment matériel), mais le sens (du vécu), c’est-à-dire, pour reprendre la célèbre distinction de Wilhem Dilthey, non pas tant à expliquer qu’à comprendre, c’est-à-dire interpréter. Dans un autre registre, notre approche sera non pas celle de la cause efficiente, mais celle de la cause finale.

Enfin, l’introduction l’évoquait, nous prenons en compte non pas seulement la couleur, mais son lien avec la forme. Cette question mérite d’autant plus notre intérêt qu’Itten l’a étudiée en détail, allant jusqu’à proposer de passionnantes bijections entre formes et couleurs. En effet, de même qu’existent trois couleurs primaires, de même il y a trois figures fondamentales. Or, ces deux ternaires sont connectés, en l’occurrence : rouge et carré ; jaune et triangle ; bleu et cercle. Mais ce n’est pas le lieu d’entrer dans ces précisions, qui font intervenir aussi le vécu affectif de la couleur et la symbolique des formes [6].

Quoi qu’il en soit, nous avons donc enrichi la couleur avec la forme, comme nous avons connecté sujet et objet, c’est-à-dire vécu, sensoriel et affectif, et stimulation provenant de l’objet coloré.

b) Exposé

Nous avons vu qu’Itten résume l’expérience, la sensation comparée des deux carrés sur des fonds contrastés, dans la formule suivante : « Le blanc rayonne et déborde des limites, alors que le noir rapetisse [7] ».

1’) Principes

Pour interpréter cet étonnant constat – et les autres expériences s’inscrivent dans le prolongement –, nous ferons appel à différents ordres de principes, qui s’élèveront (oui, osons qualifier la démarche de manière hiérarchique) de la science jusqu’à la métaphysique en passant par la philosophie de la nature (la cosmologie philosophique).

Le premier relève directement de l’optique physique. Le blanc et le noir sont les deux couleurs extrêmes. Celui-là est la somme de toutes les couleurs et celui-ci, l’absence de toutes. Plus encore, le blanc est l’effet premier de la lumière. En effet, il contient toutes les autres couleurs ; il est comme le médiateur entre la lumière et les différentes teintes du spectre.

Le deuxième traite toujours de la lumière, mais dans une perspective déjà philosophique : de tous les êtres matériels, elle est la réalité paradoxalement la moins corporelle, la plus diluée. Surtout, son être n’est pas statique, comme le serait un corps physique (une substance matérielle) en état hautement dilué (en l’occurrence gazeux, voire plasmatique), mais dynamique. La lumière n’est que rayonnement, propagation. Voire, selon le deuxième postulat de la théorie de la relativité restreinte, elle est le corps qui se meut le plus vite. Ce n’est pas le lieu d’entrer dans le détail, qui requerrait de longs développements, d’ailleurs fort riches pour la philosophie (voire la théologie). Contentons-nous d’affirmer que la lumière a pour propriété de rayonner – et c’est même là une caractéristique très proche de son essence [8].

La troisième catégorie de principes concerne directement la métaphysique, précisément l’ontodologie, la métaphysique de l’amour-don. Dans son moment systémique, celle-ci vit d’une pulsation fondamentale : la donation et la réception. Autrement dit, de même que l’acte et la puissance est le couple notionnel structurant la métaphysique aristotélicienne, de même l’émission (la communication) et la réception sont les deux catégories sommitales d’une métaphysique de l’être-amour (ou être-don ou être-communion). Dans son moment substantiel, la métaphysique de l’amour-don introduit un terme intérieur : l’appropriation. Médiateur entre réception et donation, ce troisième terme s’avère donc être un troisième moment qui les unit dans la dynamique ternaire du don.

Or, tout ce qui est reçu est reçu selon le mode de ce qui reçoit. Ainsi cette appropriation s’exerce selon des modalités différentes. Précisément : si le sujet est immatériel, a fortiori spirituel, elle se traduit comme une intériorisation ; si le sujet est une substance corporelle, certes, informée, mais dénuée d’intériorité, elle se concrétisera comme une accrétion ou une contraction. Précisons aussitôt que nous avons tendance à indexer négativement le terme contracté comme un repli refroidissant, etc. ; mais, d’un point de vue ontologique, la contraction dit seulement la condensation, c’est-à-dire la densification, autrement dit encore le radiatif ou le fluide sur le mode stable et très positif de ce qui se possède et se configure. Nous retrouvons alors l’autre couple catégoriel décisif de la métaphysique aristotétlicienne, celui de la substance et de l’accident : le contracté ou condensé ne peut être interprété de manière pleinement affirmative qu’à partir de la substance, le rayonnement apparaissant alors comme ce qui est émis par la substance, comme l’opération est l’expression de l’être (« agere sequitur esse »).

2’) Application

Riche de ces multiples principes, nous pouvons désormais comprendre et l’expérience sensorielle-affective, et l’interprétation très fine qu’en offre Itten.

Le blanc, au plus près de la lumière, est ce qui « rayonne » le plus, au point de sembler « déborder » de ses « limites ». Comme si le carré blanc qui a condensé la lumière ne pouvait s’empêcher de laisser comme fluer par excès ce qui a été l’origine. Comme si ce rayonnement en aval était la réponse empreinte ou pleine de gratitude de la généreuse irradiation en amont qui lui donne d’être.

Le noir, lui, ne « rapetisse » que parce qu’il contracte. Loin de diminuer ontologiquement, il recueille et s’approprie à ce point la lumière qu’il en garde précieusement le trésor, sans rien en laisser perdre. Voilà pourquoi, considéré indépendamment du blanc, il est ressenti comme froid, voire comme agressif. Mais il en est tout autrement si l’on fait mémoire du temps intermédiaire qui l’a vu naître.

Par conséquent, la riche expérience sensorielle du blanc et du noir, considérée non seulement en interaction, mais dynamiquement, non seulement dans le chiasme des couleurs, mais dans les épousailles plus larges de celles-ci avec la forme, est animée par la dynamique ternaire du don : réception, appropriation, donation. Comprenons bien. La sensation contrastée à la seconde puissance des carrés blanc et noir ne fait pas qu’illustrer le ternaire ontodologique, il en vit.

3) Conclusion

Cette simple étude d’un simple phénomène sensoriel ouvre un chemin que d’autres, plus compétents que moi en optique et en psychologie chromatique pourront arpenter, afin de conduire à l’émerveillement de ce qui est donné à vivre à travers ce don inouï et encore tellement méconnu des couleurs. Comme tous les dons de la nature, qui est un « art divin », ils ne livrent et révèlent leur ultime signification qu’interprétés selon toute leur profondeur métaphysique, celle de l’être-amour.

Pascal Ide

[1] Cf., par exemple, site pascalide.fr : « Le bleu, couleur métaphysique ? En marge de la « verdure vitale » chère à sainte Hildegarde de Bingen »

[2] Cf. Gustav Siewerth, La philosophie de la vie de Hans André, trad. Emmanuel Tourpe, introduction et commentaire de Pascal Ide, Paris, DDB, 2015, chap. 12 : « Ontologie des couleurs ».

[3] Cf. Pascal Ide, « L’ontologie trinitaire des couleurs. Relecture de la loi de complémentarité », art. à paraître.

[4] Elles sont tirées de Johannes Itten, Art de la couleur. Approche subjective et description objective de l’art, éd. abrégée, trad. Sylvie Girard, Paris, Dessain et Tolra/Larousse, 2018, p. 18.

[5] Ibid. , p. 18.

[6] Ibid., p. 75-76.

[7] Ibid. , p. 18.

[8] Par souci de simplicité, nous ne distinguerons pas la chaleur de la lumière, même s’il s’agit de deux manières différentes de rayonner, la chaleur étant seconde à l’égard de la lumière, puisqu’elle suppose, physiquement, la rencontre de la lumière, c’est-à-dire la matière sous forme radiative, et du corpuscule, c’est-à-dire la matière sous forme contractée. Nous considérerons donc l’effet chaleureux et l’effet lumineux comme équivalents.

29.3.2021
 

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