La seule fête gratuite de l’année

(Ascension, 13 mai 2021)

 

Il y a déjà quelque temps, je fus invité à un dîner où se trouvait un historien fameux. Il fut au centre de l’attention des invités qui, sans flatterie, lui dirent tout l’intérêt qu’ils portaient à ses travaux et combien ils appréciaient ses analyses éclairantes. L’homme répondait poliment. Toutefois, je fus frappé de sa grande tristesse, ainsi que de certains propos amers.

Quand nous nous sommes séparés, je me suis retrouvé dehors avec le célèbre invité et, contre toute attente, celui-ci me dit être accablé depuis des années parce que, à cinquante ans, il était célibataire. Il souffrait terriblement de ne pas avoir fondé de famille et de l’absence de tout sens à sa vie. Il m’avoua même être secrètement révolté contre Dieu qui n’avait pas répondu à son désir de se marier.

Ce jour-là, j’ai mieux compris combien l’on pouvait être l’artisan de son propre malheur. Loin de moi de nier la souffrance des bien nommés solos ! Mais ce qui me frappa dans le discours de cet homme, ce fut l’amnésie totale de ce qui lui avait été donné de vivre pendant cette soirée : il avait été le centre de toute l’attention, l’objet de nombreux compliments sans flagornerie. Bref, il avait reçu une reconnaissance dont beaucoup auraient aimé être les destinataires. Plus encore, ces retours gratuits lui attestaient que, s’il n’était pas charnellement fécond, il portait un réel fruit qu’avaient permis ses longues heures de disponibilité.

Ce jour-là, j’ai aussi mieux compris un beau passage de la féerie de Maurice Maeterlink, L’Oiseau bleu : « Mais oui, c’est tous les jours dimanche, dans toutes les maisons, quand on ouvre les yeux [1] ». Le don, et le bonheur qui en est la fleur, ne sont pas à inventer, mais à dé­couvrir.

Ce jour-là, j’ai surtout mieux compris ce que saint Ignace de Loyola écrit au début d’une de ses innombrables lettres : « Je considère, en sa divine bonté et sauf meilleur avis, qu’entre tous les maux et péchés imaginables, l’ingratitude est un de ceux qui méritent le plus d’être en abomination devant notre Créateur et Seigneur et devant les créatures qu’il a faites pour sa divine et éternelle gloire. Elle est en effet méconnaissance des biens, des grâces et des dons reçus ; elle est la cause, le principe et l’origine de tout mal et de tout péché. Au contraire, combien sont aimées et estimées, au ciel comme sur la terre, la gratitude et la connaissance des biens et des dons reçus[2] ! »

 

Pourquoi donc est-ce que je vous raconte cette anecdote le jour de l’Ascension ? Cette fête n’est guère prisée des chrétiens. Au mieux, ils la vivent comme une transition entre Pâques et la Pentecôte. Au pire, ils la considèrent comme un abandon. Tels les Apôtres, ils sont accablés par la tristesse de l’éloignement du Christ.

Et s’il fallait inverser du tout au tout notre vision ? De tous les mystères de la vie du Christ, la fête de l’Ascension présente une particularité unique. Comme dit le Credo, Jésus « est descendu du ciel pour nous et pour notre salut » ; autrement dit, il s’est incarné (l’Annonciation) pour nous, pour moi ; Jésus est né (Noël) pour nous ; Jésus a souffert sa Passion et est mort (Jeudi et Vendredi Saints) pour nous ; Jésus est ressuscité (Pâques) pour nous; et l’on pourrait continuer. L’Ascension, Jésus ne l’a pas d’abord vécu pour nous. Bien sûr, l’on peut et doit dire que, une fois retourné vers son Père, Jésus souffle sur nous l’Esprit de Pentecôte. Mais Jésus ne remonte pas seulement ni d’abord au Ciel pour nous, mais pour retrouver son Père. Enfin, Jésus, en son humanité, corps et âme, vit la pleine communion, avec son Père. Quelle fête ! Ici, aucun absent comme dans la fête de la parabole de l’enfant prodigue ! Autrement dit, l’Ascension de Jésus est la seule fête totalement gratuite de l’année.

Cette fête est donc comme un test : saurons-nous nous réjouir de la joie de Jésus pour Jésus, pour lui et non pour nous ? La collecte (la première prière de la messe) demandait au Père : « Ouvre-nous à la joie et à l’action de grâce ».

Ce critère est d’ailleurs le plus sûr signe de l’amour. Je sais que j’aime quelqu’un quand je me réjouis du bien qui lui arrive. Pas seulement ni d’abord parce qu’il serait mon prolongement : légitime contentement des parents quand leurs enfants réussissent. Mais parce que mon ami est autre que moi. Cette joie décentrée est le contraire même de la jalousie qui est une « tristesse du bien de l’autre », comme la définit saint Thomas avec profondeur. Aimer, c’est non pas faire entrer la joie en moi, mais entrer dans la joie d’autrui. « Entre dans la joie de ton maître » (Mt 25,23).

Alors : suis-je heureux de ce que Jésus retourne dans la maison du Père ?

 

Trois moyens pour entrer dans cette joie gratuite de l’Ascension :

  1. Entrer pas à pas dans une communion désintéressée, dans l’amour de Dieu pour Dieu lui-même.

Saint Bernard de Clairvaux distingue quatre degrés dans l’amour de Dieu : s’aimer soi-même ; aimer Dieu pour soi ; aimer Dieu pour Dieu ; aimer soi-même pour Dieu.

 

« L’homme commence donc par s’aimer lui-même, parce qu’il est chair et qu’il ne peut avoir de goût que pour ce qui se rapporte à lui ; puis, quand il voit qu’il ne peut subsister par lui-même, il se met à rechercher par la foi, et à aimer Dieu, comme un être qui lui est nécessaire. Ce n’est donc qu’en second lieu qu’il aime Dieu ; et il ne l’aime encore que pour soi, non pour lui. Mais lorsque, pressé par sa propre misère, il a commencé à servir Dieu et à se rapprocher de lui, par la méditation et par la lecture, par la prière et par l’obéissance, il arrive peu à peu et s’habitue insensiblement à connaître Dieu, et, par conséquent, à le trouver doux et bon. enfin, après avoir goûté combien il est aimable, il s’élève au troisième degré ; alors, ce n’est plus pour soi, mais c’est pour Dieu même qu’il aime Dieu. Une fois arrivé là, il ne monte pas plus haut et je ne sais si, dans cette vie, l’homme peut vraiment s’élever au quatrième degré, qui est de ne plus s’aimer soi-même que pour Dieu [3] ».

 

Si nous venons ici à la messe, c’est que nous ne faisons pas que nous aimer nous-même, nous cherchons aussi à aimer Dieu. La question est donc pour nous de passer du deuxième degré au troisième et enfin au quatrième.

 

  1. Un moyen pour monter au troisième degré qui est d’aimer Dieu pour Dieu est d’entrer dans un dialogue d’amour avec Jésus.

Je suis toujours touché, en entrant dans l’église Saint-François-Xavier, pendant la semaine, de découvrir l’un ou l’autre d’entre vous prier longuement devant le Saint-Sacrement exposé.

Dans son encyclique sur l’Eucharistie, saint Jean-Paul II offre son propre témoignage tout en exhortant :

 

« Il est bon de s’entretenir avec Lui [Jésus] et, penchés sur sa poitrine comme le disciple bien-aimé (cf. Jn 13, 25), d’être touchés par l’amour infini de son cœur. Si, à notre époque, le christianisme doit se distinguer surtout par “l’art de la prière” [4], comment ne pas ressentir le besoin renouvelé de demeurer longuement, en conversation spirituelle, en adoration silencieuse, en attitude d’amour, devant le Christ présent dans le Saint-Sacrement ? Bien des fois, chers Frères et Sœurs, j’ai fait cette expérience et j’en ai reçu force, consolation et soutien [5] ! »

 

  1. Enfin, une heureuse coïncidence fait que cette fête de l’Ascension tombe, en ce mois de mai, mois de Marie, le jour de la première apparition de Notre-Dame à Fatima. Or, l’ange de la paix, qui est l’ange du Portugal, apprend à Lucie, Jacinthe et François cette prière : « Mon Dieu, je crois, j’adore, j’espère et je vous aime », donc à entrer dans l’amour de Dieu pour Dieu. Et la dame toute vêtue de blanc a fait entrer ces trois petits bergers, qui ont entre six et neuf ans, dans le quatrième degré : s’aimer pour Dieu, c’est-à-dire se donner. Dès le 13 mai 1917, elle demande à Lucie : « Récitez le chapelet tous les jours pour obtenir la paix dans le monde et la fin de la guerre ». Et elle promet que la guerre s’arrêtera bientôt. Elle les invitera à offrir de petits sacrifices pour la conversion de ceux qui ne veulent pas croire en Dieu. Et elle invite à prier au terme de chacune des dizaines de notre chapelet une priève qui est un résumé de ces étapes et un fruit du mystère de ce jour (suivre Jésus « au Ciel ») :

 

« Ô mon Jésus, pardonne-nous nos péchés, préserve-nous du feu de l’enfer, conduis au Ciel toutes les âmes, surtout celles qui ont le plus besoin de ta miséricorde ».

Pascal Ide

[1] Acte 4, tableau 9. C’est moi qui souligne.

[2]. Saint Ignace de Loyola, Lettre au père Simon Rodriguez, 18 mars 1542, dans Lettres, trad. Gervais Dumeige, Paris, DDB, coll. « Christus. Textes », 1959, p. 78. Déjà, voici vingt siècles, le philosophe païen Sénèque observait : « Parmi les maux de l’âme les plus fréquents et les plus grands, il n’y en a […] pas de plus répandu que l’ingratitude » (Sénèque, Des bienfaits, L. I, i, 1, trad. François Préchac, dans Entretiens. Lettres à Lucilius, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1993, p. 405).

[3] Saint Bernard de Clairvaux, Traité de l’amour de Dieu, chap. 15, n. 39 : http://www.clerus.org/bibliaclerusonline/es/jsc.htm#y

[4] Saint Jean-Paul II, Lettre apostolique Novo millenio ineunte au terme du grand Jubilé de l’an 2000, 6 janvier 2001, n. 32. Cette importante lettre est comme un programme pour le nouveau millénaire, le nôtre.

[5] Id., Lettre encyclique Ecclesia de Eucharistia, sur l’Eucharistie dans son rapport à l’Église, Jeudi saint 17 avril 2003, n. 25, § 1.

13.5.2021
 

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