La coïncidence, effet du hasard et instrument de l’Amour 1/2

Un certain nombre de coïncidences sont si troublantes, voire si inquiétantes (les crashs d’avion en série) qu’elles invitent à soupçonner l’existence de connexions secrètes et de causes cachées [1]. Qu’en est-il ? Nous considérerons les faits (1) et leur interprétation catastrophiste très fréquente (2). Puis nous proposerons quelques interprétations philosophiques de ces pseudo-régularités (3) et les éclairerons ultimement à la lumière de l’amour-don (4).

1) Les faits

a) Quelques coïncidences troublantes mais sans enjeu

1’) La coïncidence paradoxale des dates d’anniversaires

Partons de l’illustration la plus célèbre, le paradoxe des dates d’anniversaires, et présentons-le sous forme d’une énigme. Une personne, jouant à la Pythie affirme à 50 personnes présentes (par exemple des ami(e)s ayant effectué le même voyage) : « Je sais que deux d’entre vous vont fêter leur anniversaire le même jour ». De fait, à presque tous les coups, elle dit vrai. Pourquoi ?

Précisément, cette personne a environ 97 % de chances d’avoir raison. En effet, les naissances ne sont pas équiréparties sur l’année. Pour simplifier, prenons une année de 365 jours. Quelle est la probabilité que l’évènement prédit ne se produise pas ? Autrement dit, quelle est la probabilité pour qu’aucune des personnes présentes n’ait la même date d’anniversaire ?

La probabiblité se définit mathématiquement (la mathématique collant ici exactement à la réalité) comme le pourcentage des cas réels (c’est-à-dire favorables) vis-à-vis des cas possibles. Or, d’une part, nous obtenons 365 jours possibles pour le premier, 364 pour le deuxième et ainsi de suite, jusqu’à 316 jours pour le 50e participant. Ce qui nous donne 365 x 364 x 363 x […] 316 cas favorables. D’autre part, il y a 365 possibilités pour chacun d’entre eux, autrement dit 36550 cas possibles. Comme la probabilité que les anniversaires soient tous différents est le quotient du nombre de cas favorables sur le nombre de cas possibles, le résultat est donc le suivant : (365 x 364 x 363 x […] 316) / 36550. Soit environ : 0.0296. Autrement dit, la probabilité d’une coïncidence de dates d’anniversaires est aux alentours de 1 – 0.0296 ~ 0.97, soit, toujours approximativement, de 97 %.

L’on passe la barre des 50 % de chances avec 23 personnes. Précisément, si seulement 23 personnes sont runiées, il y a 50,72 % de chances d’avoir une concomitance de dates [2].

2’) La coïncidence paradoxale des nombres

Il existe d’autres exemples aussi spectaculaires de coïncidences. Demandez à 10 personnes d’inscrire un nombre entre 1 et 100 sur une feuille de papier. Puis, enquerrez-vous de la probabilité pour que deux d’entre elles écrivent le même nombre. De prime abord, elle semble faible. Voire, intuitivement, nous aurions tendance à affirmer qu’il y a 10 cas favorables sur 100 cas possibles, donc que la probabilité est de 10 %. En réalité, il y a à peu près 37 % de chances [3] (soit plus d’une chance sur trois) pour que deux personnes choisissent le même nombre. Si nous prenons 20 personnes, le résultat est encore plus spectaculaire, puisque les chances passent à plus de 87 % [4] !

3’) La coïncidence paradoxale du nombre de cheveux

Il y a en moyenne environ 150.000 cheveux sur une tête, mais le nombre peut aller jusqu’à 200.000 chez certains (les roux, dit-on). Quel est le nombre de personnes composant un groupe pour qu’il y ait une chance (au sens statistique) sur deux que deux personnes aient le même nombre de cheveux ? L’on s’attend à un chiffre pharamineux. Or, avec les mêmes règles de calcul statistique, on arrive à… 527. Et, comme toujours, les probabilités s’accroissent spectaculairement avec une faible augmentation des participations : avec 1.000 personnes, le chiffre monte à 91,78 %, pour atteindre la quasi-certitude (99,9955 %) avec 2.000 personnes ! [5]

4’) La coïncidence paradoxale des ampoules grillées

Si, à une émission télévisée, un médium prédit qu’il va faire griller des ampoules à distance, il est assuré que les coups de téléphone satureront le standard téléphonique. Ce fait atteste-t-il la crédibilité du médium et son prétendu pouvoir télékinésique ? En réalité, le calcul prouve que, statistiquement, pendant la durée de l’émission, au moins 2 000 lampes des millions de téléspectateurs grilleront tout simplement parce qu’elles sont usagées [6] !

b) Des coïncidences troublantes et inquiétantes

Les pseudo-régularités observées jusqu’ici sont dénuées d’enjeu, c’est-à-dire de charge émotionnelle. D’autres sorte de cette neutralité affective, justement parce qu’ils nous affectent, de près ou de loin, superficiellement ou profondément.

En effet, un certain nombre de constats dans la vie quotidienne conduisent au fatalisme, à un déterminisme, de surcroît négatif, tragique. Une tartine ne tombe-t-elle pas toujours du mauvais côté ? Un tuyau d’arrosage ne fait-il pas toujours des noeuds ? Les chaussettes ne finissent-elles pas toujours dépareillées ? De plus, ces constats présentent une telle régularité qu’ils ont pu faire l’objet d’une loi, la loi de Murphy [7]. « La loi de Murphy est un adage qui s’énonce de cette manière : « Si une chose peut mal tourner, elle va infailliblement mal tourner. » Selon une autre version du même adage, « s’il existe au moins deux façons de faire quelque chose et qu’au moins l’une de ces façons peut entraîner une catastrophe, il se trouvera forcément quelqu’un quelque part pour emprunter cette voie [8] ».

Partons d’un événement affectivement chargé : les crashs d’avion, pour lesquels il fut beaucoup parlé de loi des séries. Or, l’étude statistique montre qu’il s’agit d’une illusion psychologique [9].

 

  • « Le 4 novembre 2009, le crash d’un avion à Cuba fait 68 morts. Le lendemain, un avion transportant des employés du groupe pétrolier italien ENI s’écrase, faisant 21 morts. Au cours de ces deux même jours, deux avions de la compagnie australienne Quantas frôlent la catastrophe en atterrissant d’urgence. La loi des séries a-t-elle encore frappé ? Slate republie un article sur le sujet paru en juillet 2009 pour que les anxieux voyagent en connaissance de causes.

« Disparition énigmatique du vol Paris-Rio d’Air France, crash d’un Airbus de Yemenia Airlines au large des Comores, 168 morts en Iran. Trois catastrophes aériennes en moins de six semaines… Cette fois c’est sûr, la loi des séries a encore frappé; c’est reparti pour un été noir comme celui de 2005, quand la planète avait assisté avec horreur à l’incroyable série de cinq crashs meurtriers pour le seul mois d’août. Les plus prévenants ont déjà annulé leurs déplacements estivaux en avion au profit du train ou du bateau, espérant ‘laisser passer l’orage’ et attendre la fin de la série noire. Faut-il vraiment éviter de prendre l’avion cet été ? »

2) L’explication erronée des pseudo-régularités

a) La prétendue loi des séries

Ces pseudo-régularités suscitent en nous une telle perplexité qu’elles ont poussé à élaborer une fausse loi connue sous le nom de loi des séries, qui est une interprétation catastrophiste (et erronée) du phénomène.

 

« Selon les chiffres officiels de l’Association internationale du transport aérien (IATA), la moyenne sur les dix dernières années se situe autour d’un accident pour un million de vols. Cette statistique ne prend en compte que les avions de ligne construits dans les pays occidentaux et les accidents ayant entraîné une destruction partielle ou totale de la carlingue de l’appareil. En recoupant avec d’autres statistiques, on arrive plutôt à une moyenne autour d’un accident tous les 500.000 vols ».

 

Par conséquent, il paraît « très peu probable que cinq crashs majeurs se produisent en 22 jours, comme en août 2005 ».

b) Critique. Interprétation statistique adéquate

1’) Exposé

 

« À la lecture de ces chiffres – continue l’auteur de l’article –, il semble en effet. Les études portant sur la probabilité des crashes selon le jour de l’année ou le mois ont été abandonnées depuis les années 1990, car on s’est vite rendu compte qu’elles étaient inutiles. Il n’y a pas de mois ou de jour de l’année plus propice aux accidents. Tout juste peut-on affirmer qu’il y a légèrement plus de crashs en été: mais comme le trafic est plus intense, cela ne change rien à la probabilité.

« En fait, si l’on accepte le chiffre d’un crash tous les 500.000 vols, et qu’on arrondit le nombre de vols commerciaux par jour dans le monde à 80 000, la probabilité pour que l’événement ‘5 accidents d’avions en 22 jours’ se réalise est d’environ… 1/10. Une probabilité faible mais loin d’être impossible ».

 

La même statistique se rencontre dans d’autres types d’étalement. Donnons-en deux illustrations.

2’) Première confirmation : les pseudo-étalements géographiques

Ce qui est vrai du temps l’est aussi de l’espace et du nombre, qui est commun à l’espace et au temps, donc de la distance mathématique.

L’épisode pilote de la série Numb3rs en offre une intéressante illustration [10]. La passionnante série télévisée Numb3rs met en scène un agent du FBI, Don Eppes (Rob Morrow), et son frère Charlie (David Krumholz), un mathématicien de génie, qui l’aide occasionnellement. Dans ce premier épisode, Don doit capturer un violeur-tueur en série opérant sur Los Angeles. Charlie tente de comprendre le mode opératoire du meurtrier et ses choix en fonction des lieux où ont été commis les crimes. Or, selon le phénomène observé qu’un criminel aura tendance à agir à une certaine distance de ses lieux de domicile et de travail, le modèle mathématique développé dans cet épisode permet de calculer la zone à très grande probabilité sur la base de distributions moyennes de rayons d’action. Il s’agit donc de reconstituer la densité de probabilité de localisation du suspect. Pour exposer son modèle, Charlie demande à un groupe de personnes de se répartir au hasard dans une salle. Spontanément, elles mettent une distance à peu près égale entre elles. Or, une telle répartition locale est très improbable. Le plus souvent, certaines seront rapprochées, en grumeau ou en paquet. C’est donc que notre conception intuitive (au sens de spontanée) ne respecte pas le hasard, alors que les répartitions hasardeuses, elles, sont contre-intuitives.

3’) Seconde confirmation : les pseudo-étalements numériques

Si nous revenons aux mathématiques, nous retrouverons les mêmes étalements prétendument aléatoires. Soit l’expérience suivante. Quelqu’un tire au hasard 12 chiffres compris entre 1 et 365 ; ou, pour rendre concret l’exercice, la personne tire au hasard 12 dates dans l’année. Ce tirage au hasard s’appelle en mathématique une répartition (mot ambigu, car il évoque un ordre, au moins minimum). Quel est, statistiquement, l’écart moyen le plus fréquent, autrement dit la moyenne ?

Spontanément, nous pensons à un chiffre assez grand. En effet, Nous croyons toujours que, spontanément, les réalités sont plus séparées ou étales. Or, si les dates sont bien étales, l’écart moyen sera de 30 jours environ (12 x 30 = 360). Le plus fort rapprochement de deux dates dans cette répartition est la coïncidence, soit 0. L’écart moyen est fonction du nombre de tirages.

Venons-en aux résultats. Si l’on opère 100.000 répartitions, nous obtenons un écart moyen de… 2,53 jours ! Plus généralement, toujours pour 12 dates tirées de manière indépendante, il y a 82,5 % de chances que deux d’entre elles soient rapprochées de 0 à 4 jours. Autrement dit, très grande est la chance que deux jours soient très proches.

Le résultat est donc encore contre-intuitif. Par conséquent, nous sommes très inclinés à interpréter une série (c’est-à-dire un rapprochement) comme due à une autre cause que le hasard, autrement dit qu’elle fait sens. Il y a donc en nous une « attente excessive d’étalement [11] ».

c) Explication psychologique de la divergence

Nous venons de voir que les séries noires s’expliquent parfaitement du point de vue mathématique comme une suite aléatoire d’événements indépendants. « En revanche, nulle trace dans les livres de science d’une quelconque ‘loi des séries’. Pourquoi alors avons-nous l’impression que les événements arrivent par séries ? »

1’) Première explication : les probabilités contre-intuitives

 

« La première réponse se retrouve dans le calcul ci-dessus: l’homme a une mauvaise connaissance innée des probabilités. Un exemple est souvent utilisé pour illustrer ce constat : quand on demande à une classe de 23 élèves la probabilité pour que deux d’entre eux au moins aient la même date de naissance, les réponses tournent en général autour d’une chance sur cinq. Et pourtant, la bonne réponse est une chance sur deux. Un résultat qui prouve que les probabilités sont souvent contre-intuitives. Cette mauvaise compréhension des statistiques nous pousse à chercher des explications irrationnelles à des évènements certes peu probables mais parfaitement ‘normaux’ ».

2’) Deuxième explication : le besoin de sens

 

« L’Homme a appris à décoder son environnement et à déterminer, consciemment ou non, des corrélations significatives. C’est même un des traits qui lui a permis de survivre à la sélection naturelle. L’adaptation à des événements à occurrence régulière a façonné nos civilisations (les marées, les cycles du soleil et de la lune etc.), d’où l’importance de noter et d’essayer d’expliquer ceux qui sortent de l’ordinaire et des cycles connus ».

3’) Troisième explication : la mémoire sélective

 

« La psychologie explique aussi notre croyance en la loi des séries. La tendance à la validation subjective, qui consiste à valider une information parce qu’on la trouve signifiante pour soi-même, est assez commune. Ce concept, additionné à celui de la mémoire sélective, explique pour beaucoup l’impression de coïncidence chez l’Homme: nous avons tendance à nous souvenir seulement des événements qui confirment la théorie en laquelle nous croyons et à oublier les contres vérifications, même si elles sont plus nombreuses. Les événements traumatiques marquent plus les esprits, d’où l’expression «un malheur n’arrive jamais seul.» De même, on se souvient longtemps d’un crash d’avion vu à la télévision, mais on ne pense jamais aux milliers de vols quotidiens qui se déroulent sans incidents ».

 

J’ajoute : un événement négatif marque plus le sujet qu’un événement positif. Par exemple, si une action échoue, on évoquera la loi de Murphy, mais si elle réussit, personne ne pensera spontanément que la loi de Murphy ne s’est pas appliquée. Une première erreur entraine un état de stress, surtout si elle peut avoir de graves conséquences. Or, un stress affaiblit la capacité d’attention qui conduit souvent à commettre d’autres erreurs.

4’) Quatrième explication : l’amplification médiatique

L’on doit aujourd’hui un dernier mécanisme.

 

« La médiatisation joue évidemment un grand rôle dans notre perception de la fréquence des accidents d’avion : les crashs d’avion sont moins nombreux qu’il y a trente ans mais beaucoup plus médiatisés. Il y a fort à parier que si tous les accidents de voiture étaient médiatisés à la manière des crashs d’avion, avec envoyés spéciaux et émissions spéciales en direct, beaucoup se poseraient plus de questions sur la sécurité routière ».

Pascal Ide

[1] Cf. Jean-Paul Delahaye, « Notre vision du hasard est bien hasardeuse… », Pour la science, 293 (mars 2002), p. 98-103. Cf. aussi Id., L’intelligence et le calcul, Paris, Belin-Pour la Science, 2002 ; Jean-Louis Boursin, Les statistiques du quotidien, Paris, Vuibert, 1992 ; Massimo Piatelli-Palmarini, Inevitable Illusions. How Mistakes of Reason Rules Our Minds, New York, John Wiley and Sons, 1994 ; Ian Stewart, « Quelle coïncidence ! », Pour la science, 249 (1998), p. 106-107.

[2] Vous pouvez trouver la courbe donnant le pourcentage de chances de coïncidence en en fonction du nombre de personnes par exemple sur le site : http://therese.eveilleau.pagesperso-orange.fr/pages/paradoxe/textes/anniversaire.htm

[3] Exactement : 1 – [(100x99x98x… x91)/(100 10)].

[4] Cf. Rob Eastway et Jeremy Wyndham, Pourquoi les bus arrivent-ils toujours par trois ? Les mathématiques dans la vie quotidienne, Paris, Flammarion, 2001.

[5] Cf. Jean-Paul Delahaye, « Notre vision du hasard est bien hasardeuse… », p. 101.

[6] Cf. George Charpak et Henri Broch, Devenez sorciers Devenez savants, Paris, Odile Jacob, 2002, rééd. en coll. « Poches », 2003.

[7] Cf. Olivier Fèvre, « La loi de la galère », Science et vie junior, 106 (1er juillet 1998), p. 60-63.

[8] http://fr.wikipedia.org/wiki/Loi_de_Murphy

[9] Les citations non référencées qui suivent sont tirées d’un article très pédagogique de Grégoire Fleurot sur les crashs. Consulté sur le site : http://www.slate.fr/story/8259/le-mythe-de-la-loi-des-series-accident-avion-catastrophe-michael-jackson-fawcett

[10] Numb3rs, série américaine policière de Nick Falacci et Cheryl Heuton, Saison 1, 2006, épisode 1. La scène se déroule de 17 mn. 35 sec. à 19 mn. 05 sec.

[11] Jean-Paul Delahaye, « Notre vision du hasard est bien hasardeuse… », p. 101-102.

10.9.2020
 

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