Jalons pour une Histoire de la Philosophie de la nature III-6 Brève histoire philosophique de la géologie

« …désormais [avec Buffon] l’histoire du globe précédera celle de ses habitants [1] ».

Je parle ici non pas de la pétrologie, c’est-à-dire de l’étude des pierres ou des phéno­mènes géologiques locaux, mais de la vision de la Terre dans sa globalité. Or, l’histoire déroule trois ou plutôt quatre conceptions successive de la Terre.

A) Approche qualitative à l’époque grecque et médiévale

Telle est la conception qui fut longtemps développée, chez les Grecs, les médiévaux et au début de l’ère moderne. Je renvoie à ce qui fut dit sur ce sujet.

B) Approche mécaniste à l’époque moderne

À cette approche plus qualitative a succédé une vision analytique, éclatée et anhisto­rique qui s’est beaucoup plus intéressé à la classification des substances (en l’occur­rence les pierres) et aux événements ponctuels (tremblements de terres, volcans) qu’à la globalité dynamique de la Terre.

Cette perspective réductionniste a conduit à quantités d’acquis, à une moisson considé­rable de faits.

Un effet moins désirable fut que les chercheurs furent incapables de comprendre la première vision évolutionniste et unitaire de la Terre proposée par Wegener [2]. Leur forma mentis mécaniste était étrangère à une approche aussi révolutionnaire.

1) L’hypothèse de Wegener

  1. Wegener n’est pas géologue de profession, mais météorologue. Ce fait apparem­ment anodin n’est pas sans importance, comme il apparaîtra plus tard. Frappé par la res­semblance complémentaire des côtes de l’Afrique et de l’Amérique du Sud, Wegener propose une explication dynamique : la dérive des continents, hypothèse qui a le mérite d’expliquer la naissance de l’Atlantique. Pour Wegener, les océans se déplacent à la surface de la Terre dont ils forment l’écume [3]. Plus précisément, pour Wegener, à la fin du carbonifère (il y a 270 millions d’années, date ignorée de Wegener), il existait un continent unique portant le nom de Pangée (étymologiquement « toutes les terres »). Ce continent s’est fragmenté. Dans un premier temps, à l’éocène, il y a 50 millions d’années, on trouve d’une part un vaste continent nord ou Laurasia (regroupant Europe, Asie et Amérique du Nord) et d’autre part le Gondwana, c’est-à-dire une multitude de blocs sé­parés, Amérique du Sud, Antarctique, Australie et Afrique séparée de l’Europe par la Méditerranée. En un second temps, l’Eurasie s’est nettement éloignée de l’Afrique. Ainsi sont nés les différents océans, Atlantique, Indien et Arctique.

Mais il n’existe pas de création ex nihilo, même au plan intellectuel : nous procédons toujours à l’inconnu en partant d’un connu. Cette hypothèse lui est venue de la théorie du grand géologue autrichien Suess qui, à l’époque, avait composé une œuvre gigan­tesque intitulée La Face de la Terre où il émettait l’hypothèse de déplacements verticaux des continents. En effet, on observe que le niveau d’équilibre des continents (100 mètres en moyenne) est inférieur à celui des océans (4500 mètres de profondeur en moyenne), ce qui signifie que les continents sont comme des icebergs, comparativement plus lé­gers. De plus, le bouclier scandinave est remonté peu à peu durant le quaternaire ; or, il était recouvert d’un inlandsis qui a fondu ; c’est donc qu’il est en suspension et est animé de mouvements verticaux. Ces faits réclament une cause (matérielle) ; pour Suess, les continents terrestres sont constitués de matériaux granitiques alors que le plancher des océans est constitué de basalte ; or, le granite est d’une densité de 2,8 et le basalte de 3,3. Aussi peut-on dire que les continents « flottent » sur ce qui est plus lourd à savoir le manteau. Par ailleurs, le granit est composé de silicium et d’aluminium, d’où son nom contracté de SIAL et le basalte est composé de silicium et de magnésium, d’où le nom lui aussi contracté de SIMA. Le SIMA porte donc le SIAL.

Wegener a étendu cette hypothèse de Suess des mouvements verticaux aux mouve­ments horizontaux : « si des déplacements verticaux sont possibles pour les continents, pourquoi les déplacements horizontaux ne le seraient-ils pas [4]? »

On pourrait objecter que d’autres, notamment Antonio-Snider-Pellegrini avait déjà émis cette hypothèse d’un déplacement des continents s’emboîtant les uns dans les autres [5]. Mais une hypothèse devient théorie le jour où elle est étayée par des faits, par des arguments scientifiques. Or, ce fut le cas de Wegener.

2) Les faits étayant son hypothèse

a) Preuves par la fécondité des conséquences

Les mouvements continentaux sont fondateurs de phénomènes géologiques qui, pour Wegener, trouvent ici une explication unitaire. Ces phénomènes sont doubles, liés à ce qu’il appelle « des jeux de poupe et des jeux de proue ». En proue, à l’avant, la poussée du continent forment à l’extérieur, de gigantesques rides qui sont les chaînes des mon­tagnes (par exemple la dérive de l’Amérique vers l’ouest crée la Cordillère des Andes et les Montagnes Rocheuses) et à l’intérieur des bouleversements se traduisant par des activités volcaniques, elles aussi localisées. En poupe, à l’arrière, les continents laissent dans leur sillage des guirlandes d’îles, par exemple la dérive de l’Amérique vers l’ouest, les Antilles ou la dérive de l’Asie vers le nord-ouest, les îles de la Sonde, du Japon et des Kouriles.

b) Preuve par des faits inexpliqués

La théorie wegenérienne explique des phénomènes jusque lors mystérieux. Donnons-en quelques-uns patiemment collectés par Wegener et ses disciples et qui furent ras­semblés dans son dernier mémoire de 1928.

1’) Première preuve

Commençons au niveau du sol, par les contacts paléontologiques. Certaines espèces vivantes sont apparues sur la Terre à des époques similaires tout en étant séparées par des océans entiers, interdisant le contact géographique (par exemple les stégocéphales, reptiles amphibiens du Carbonifère, se trouvent autant en Europe, en Amérique, aux Indes et en Afrique du Sud). Comment expliquer cette simultanéité ? Soit ces espèces apparaissent sous l’effet de causes séparées ; dès lors la similitude est l’effet du hasard, puisque celui-ci se définit comme juxtaposition de coïncidences ; mais le hasard n’est pas une cause, surtout lorsque le phénomène est fréquent. La seule explication restante est donc celle de l’origine unique ; mais la migration suppose alors qu’il a existé des passerelles qui ont maintenant disparu entre les océans. Mais comment expliquer que ces ponts intercontinentaux se soient effondrés sans laisser de trace ? Plus que cela, Wegener, en bon géophysicien, note que les ponts sont en SIAL ; or, le SIAL est plus lé­ger que le SIMA ; il ne peut donc s’y engloutir.

Une autre hypothèse rend par contre le fait possible : la dérive continentale qui ne re­quiert pas de ponts intercontinentaux. En revanche, cette explication implique une contrainte chronologique : les migrations ont dû se produire avant la fragmentation. Ce que l’on constate. En retour, la présence d’une plante à deux endroits différents permet d’inférer que ces continents étaient encore soudés. Par exemple, Glossopteris est une plante caractéristique du Gondwana au trias (235 millions d’années, première ère se­condaire), mais est inconnue en Laurasia. C’est donc que la séparation du Gondwana et du Laurasia est antérieure au trias.

2’) Seconde preuve

Si on passe en profondeur, de même, les structures géologiques sédimentaires forment des touts (appelés socles) qui, aujourd’hui, s’arrêtent brutalement à l’océan, présentant des limites perpendiculaires. Ce phénomène demeure inexplicable tant que l’on ne fait pas appel à l’hypothèse wegenérienne d’une migration des continents. Or, les puzzles des socles américains se raccordent sans difficulté, en parfaite continuité, avec les socles africains ; plus encore, l’identité des socles et des stratifications ne vaut que pour les couches plus anciennes que le trias.

3’) Troisième preuve

Montons maintenant dans les airs et faisons appel à la paléoclimatologie. Flore et faune sont significatives des climats : les coraux fossiles expriment la présence d’eaux chaudes et des flores à feuilles géantes, l’existence d’un climat tropical ; de même, les galets striés abondants (dont l’accumulation s’appelle tillite) signifient la présence de glaciers. Or, au carbonifère, les indices glaciaires montrent la présence d’une calotte glaciaire sur l’Amérique du Sud, l’Afrique septentrionale, l’Inde et l’Australie.

Dans l’hypothèse immobiliste, le phénomène ne peut s’expliquer que par un refroidis­sement général du globe, ce que contredit ouvertement la présence contemporaine de flore et de faune tropicales en région méditerranéenne. Une seule hypothèse possible, immobiliste rend compte simplement du fait : les continents étaient alors rassemblés ; par ailleurs, le pôle s’est déplacé et il était situé à l’époque en Inde. Ce que confirme une autre hypothèse où, à la même époque, on a observé des galets striés en Australie et des coraux près de l’île de Timor, au large de l’Australie. C’est donc que ces terres étaient bien séparées. [6]

3) La réception (ou plutôt l’absence de réception)

a) Le fait du refus

D’abord bien accueilli, en 1910, lors de la première présentation publique, à Marbourg, par les géophysiciens, Wegener s’est vu très mal accueilli par les géologues. L’hostilité ne fera que croître jusqu’en 1929, date de sa mort. Le grand auteur de sa condamnation fut Harold Jeffreys. [7]

Quels sont les arguments avancés par la critique ? On les retrouve dans les communi­cations faites au symposium de 1928, à New York organisé autour du thème de la dérive des continents par l’Association américaine des Géologues pétroliers. Sept présenta­tions orales furent violemment défavorables à Wegener, sept lui furent favorables.

– La géométrie des reconstructions paléogéographiques de Wegener sont très ap­proximatives, dès qu’on quitte l’Atlantique Sud.

– De plus, l’accord géographique, autrement dit la conservation des structures géogra­phiques actuellement observées, montre bien que les structures sont rigides donc im­mobiles et si elles ne l’étaient pas, elles se fragmenteraient. C’est cet argument qui sera repris par Jeffreys sous forme mathématique.

– Pourquoi la fragmentation continentale n’aurait-elle débuté qu’au permien ?

– Enfin, Wegener n’apporte aucune explication aux mouvements des continents : quelles forces ont pu expliquer ces grandioses migrations ? Ici, il faut le reconnaître le dossier du naturaliste est bien faible. Il tente différentes explications qui ne convainquent guère ; déjà, l’isostasie ne convenait pas, étant donné que le manteau apparaissait comme un milieu rocheux solide. Ce n’est qu’à la fin de sa vie que Wegener entrevoit la solution aujourd’hui admise par tous : la convection mantellique. Mais il ne la démontrera pas.

b) Les raisons d’un refus

On ne peut manquer de s’étonner non seulement du manque de clairvoyance des sa­vants de l’époque, mais aussi de la rudesse des termes employés contre Wegener (on parle de « pseudoscience », voire de « manipulations » de faits objectifs), ainsi que de la fai­blesse de l’argumentaire. Certes aucune théorie satisfaisante n’est alors proposée en échange, mais cet argument donné par Allègre ne vaut rien. Il en est de même pour l’évolution aujourd’hui : l’erreur patente de la théorie darwinienne (synthétique) ne peut justifier sa persistance du fait de l’absence d’autres théories actuellement satisfai­santes…

Pourquoi un tel aveuglement ? Il y a là un intéressant phénomène épistémologique et sociopsychologique d’histoire des mentalités, notamment scientifiques. Allègre avance différentes causes [8]. Sans doute d’ailleurs, l’explication tient-elle à un faisceau convergent de raisons dont toutes sont surdéterminées :

– « La pensée occidentale […] dominée par la pensée grecque et notamment par le principe des relations de cause à effet, a toujours eu du mal à appréhender un problème naturel dont elle ne perçoit pas les causes ». Or, le modèle de Wegener ne propose pas d’explication causale.

– De plus, Wegener est un météorologue qui ne fait pas partie de l’establishment des géologues patentés. Néophyte patenté, comment oserait-il « en si peu de temps obtenir la clef des problèmes que des savants chevronnés étudient depuis si longtemps ? »

– Je rajouterai volontiers une autre cause : le conservatisme spontané de la pensée. Il est très difficile pour des chercheurs, surtout arrivés à un certain âge, de changer de schèmes. De plus, la pensée historique, globaliste et systémique n’avait pas encore pé­nétré les mentalités assez en profondeur. Or, Wegener invite à rien moins qu’à un véri­table changement de paradigme, au sens kuhnien du terme : passer de l’immobilisme au mobilisme. [9] Dans le même ordre d’idée, Wegener ouvre à une pensée historique, évolutionniste ; or, il est plus aisé de penser le fixisme que l’évolutionnisme, car la fixité est plus en acte que le mouvement et on ne connaît que ce qui est en acte : c’est pour cela qu’il est plus aisé de définir la charité ou la foi, vertus théologales statiques que l’espérance, vertu théologale dynamique.

– Enfin, l’influence des autorités en place ne saurait être négligé, en science moins qu’ailleurs. Et cela est sans doute encore plus vrai aujourd’hui où des questions d’argent entrent encore davantage en ligne de compte.

Ces remarques étonneront certains qui croient à une science objective purifié de toute attache subjective, de tout intérêt et de tout péché, de toute interférence avec l’affectivité. Là où il y a de l’homme, il y a de l’hommerie : Montaigne nous avait prévenus. En tout cas, un tel épisode nous vaccine définitivement contre la prétendue force contraignante de la vérité et de l’objectivité du monde des chercheurs.

C) La réaction vitaliste et panthéiste à l’époque contemporaine

Par réaction avec l’approche plus mécaniste, nous ne nous étonnerons pas de nous trouver en présence d’une approche vitaliste et même parfois panthéiste qui est la forme extrême de la vision qualitative.

Sous forme ludique, on la trouve présente dans une nouvelle de Conan Doyle [10]. Le professeur Challenger compare la terre à un oursin, puisque tous deux ont la même forme. Mais « une créature vivante a besoin de se nourrir. Où le monde pourrait-il satis­faire son gros ventre ? » Réponse : « La terre broute circulairement dans les champs de l’espace ; pendant qu’elle se déplace, l’éther passe continuellement à travers son écorce et pourvoit à sa vitalité ». Puis, poursuivant son analogie avec l’oursin : celui-ci ne se ren­drait nullement compte que de minuscules animalcules vivent à sa surface. La terre pas plus. Aussi, dit le mégalomane Challenger, « je me propose de faire savoir à la terre qu’il existe au moins une personne, George Adward Challenger, qui sollicite son attention… qui, en vérité, insiste pour retenir son attention ». Comment cela ? l’animal, « sous sa croûte protectrice, est tout nerfs et sensibilité ». Il suffit donc de percer l’écorce terrestre ; la Terre ne pourra que réagir… et crier [11]. Ce qu’elle fit !

1) Exemple au xixe siècle

Un auteur écrit dans un mémoire lu à l’Académie, en 1742 : « la terre [a] comme ses en­trailles, et ses viscères, ses philtres, ses colatoires. Je dirais même quasi comme son foie, sa rate, ses poumons, et les autres parties destinées à la préparation des sucs ali­mentaires. Elle a aussi ses os, comme un squelette très régulièrement formé [12] ». Au fond, explique Gaston Bachelard, les hommes sont habités par « cette idée vague et puis­sante, […] celle de la Terre nourricière, de la Terre maternelle, premier et dernier refuge de l’homme abandonné [13] ».

Sous forme sérieuse (?), il est frappant de constater, non seulement dans une littérature de type Nouvel Age mais dans le langage courant, une tendance à attribuer le qualificatif vivant ou certaines opérations vitales à des êtres qui sont manifestement inertes : « eau vive », « la vie des étoiles », etc. Ce qui est expression banale qui ne fait sursauter personne devient une doctrine systématisée et argumentée (osons dire une idéologie) chez les partisans de la Deep Écology.

Cette dernière dérive n’est-elle pas le fruit des inconséquences ou du réductionnisme post-cartésien qui a identifié le monde minéral et la matière au passif ? Là encore, on en trouve une trace sémantique dans l’identification de l’inorganique et de l’inerte ; or, on sait que le terme inerte est négativement connoté. Certes, le cartésianisme réagissait contre un dynamisme scolastique décadent plus verbal qu’expérimental. Certes, la science physique est née avec la mécanique et, au point de départ, la mathématisation ne pouvait ni formaliser le dynamisme inhérent à la matière ni rendre compte de la hié­rarchie des systèmes.

Non seulement la Terre est considérée comme vivante, mais elle est spontanément sexuée : « Toute travaille pour la terre, et la terre pour ses enfants, comme mère qu’elle est de toutes choses ; il semble même que l’esprit général du monde aime plus la terre que tout autre élément ; d’autant qu’il descend du plus haut des Cieux où est son siège et son trône royal, parmi ses palais azurés, dorés, émaillés d’une infinité de diamants et escarboucles pour habiter dans les plus creux cachots, obscurs et humides cavernes de la terre ; et y prendre le corps le plus vil et le plus méprisé de tous les corps qu’il sache produite dans l’Univers, qui est le sel de la plus crasse partie, duquel la Terre a été for­mée [14] ».

2) Les ambiguïtés de l’hypothèse Gaïa aujourd’hui

a) Exposé succinct

Pour les Grecs, Gaïa était la Terre et avait les attributs d’une déesse mère. C’est dans cette continuité que s’inscrit les développements de James Lovelock, chercheur anglais réputé, F.R.S. (Fellow of the Royal Society) qui sont les initiales les plus convoitées par les scientifiques britanniques. « Mon père a vu le jour en 1872, au sud de Wantage. C’était un excellent jardinier, qui en outre adorait son métier. C’était aussi un homme bon. Je me souviens qu’il sauvait des guêpes qui étaient tombées dans la tonne d’eau. Il me disait : «Elles ont un rôle à remplir, tu sais», puis il m’expliquait qu’elles contrôlaient le nombre de pucerons sur les pruniers et qu’elles méritaient bien en récompense une partie de la récolte [15] ». Physicien astucieux, Lovelock a inventé, dans sa jeunesse, di­vers instruments scientifiques pour lesquels il a déposé un brevet. Depuis, avec les confortables revenus qu’il en tire, il s’est installé dans un moulin du xviiie siècle entre le Devon et les Cornouailles où il a fait aménager un laboratoire qui lui permet de simuler les caprices de Gaïa.

L’homme n’a pas la stupidité de dire que la Terre est vivante. James Lovelock, méde­cin, cybernéticien et biologiste, a émis l’hypothèse selon laquelle la Terre constitue une entité une. Le bras de levier de sa thèse est emprunté à la cybernétique : la Terre est un système autorégulé qui fonctionne comme une entité une. En effet, chez elle toute modi­fication locale de l’environnement retentit sur la totalité et autorise une permanence du tout : une information d’une partie est apportée à une autre et modifie son comportement. Prenons une expérience célèbre montée par Lovelock pour le manifester, le « monde des marguerites ». Sur une planète, on sème un mélange de marguerites claires et foncées qui ne différent que par leur besoin de lumière : les foncées absorbent davantage de lumière que les claires et en reflètent moins ; elles retiennent donc plus de chaleur ; or, cela favorise la croissance ; si donc la planète est froide, les marguerites foncées vont s’étendre progressivement des régions tropicales où elles ont vu le jour jusqu’aux ré­gions plus froides qu’elles réchauffent. Or, la lumière augmente progressivement sur la jeune Terre, au début. Il fera donc trop chaud pour les marguerites foncées et les claires se retrouvent favorisées : elles refroidissent leur environnement. Et bientôt, les foncées prendront leur revanche. Les marguerites claires et foncées jouent donc le rôle d’un thermostat et tendent à maintenir constante la température de l’environnement. Elles corrigent spontanément les perturbations fortuitement, et même délibérément introduites. Lovelock a multiplié les expérimentations et établi inductivement ce qui, pour lui, n’était qu’hypothèse, à savoir que la Terre règle automatiquement son environnement, donc les conditions de vie.

Or, la cybernétique a montré que, même constitué de parties différentes, un être à régu­lation interne, c’est-à-dire un être soumis aux lois cybernétiques, est doué d’une réelle unité. Plus encore, les processus d’autorégulation génèrent une stabilité du tout malgré les fluctuations du milieu. Voilà pourquoi la Terre est une. Il faut une « conversion » de l’intelligence pour le percevoir : cela suppose que l’on passe d’une conception substan­tialiste à une conception relationniste (et non pas relativiste), ainsi que l’a montré Edgar Morin. De prime abord, ne sont un que les êtres substantiellement un ; mais il est incon­testable qu’un comportement cybernétiquement régulé fait collaborer les parties au tout, selon un plan unifié.

b) Réception

La communauté scientifique fut mitigée. Certains, comme le biologiste Lynn Margulis, a accueilli l’idée avec enthousiasme et fécondité [16]. Lewis Thomas n’hésitait pas à dire que les idées de Lovelock « pourront peut-être un jour être reconnus comme l’une des discontinuités majeures de la pensée humaine [17] ». Un autre scientifique, le cosmo­logue Freeman Dyson, adhérant au concept Gaïa, écrivait : « Le respect de Gaïa, c’est le commencement de la sagesse [18] ».

En revanche, d’autres chercheurs furent gênés d’une part par le caractère téléologique de la notion de Gaïa et le langage presque mystique de son créateur (à commencer par le choix mythologique de Gaïa : cela fait-il sérieux ?). Je refuse la première critique ou plutôt je demande qu’on évalue alors toute la cybernétique qui, fait incontestable, est une preuve en acte de l’impossibilité de résoudre les processus naturels à un emboîtement de causes efficientes. Quant à son style, Lovelock l’a corrigé et tenté de montrer que sa théorie était réellement scientifique.

Mais une autre critique fut émise par les écologistes qui ne critiquent pas tant le concept que ses conséquences : à trop insister sur les vastes possibilités d’autorégulation de la Terre, ne risque-t-on pas de la croire invulnérable, capable de réagir positivement à toute agression humaine ? De ce fait, de déresponsabiliser l’homme ? En fait, Lovelock s’est révélé un défenseur acharné de l’environnement. C’est lui qui a parlé des trois C mortels qui saccagent la campagne anglaise : cars, cattle, chain saw (voitures, bétail et tronçon­neuses).

c) Évaluation critique propre

L’évaluation du fondement cybernétique demande une étude à part. Notamment, on ne saurait substituer l’unité relationnelle à l’unité substantielle sans une révolution méta­physique aux effets incontrôlables. En revanche, la cybernétique enrichit indéniablement notre vision du vivant.

La thèse est vraie. Il est capital, et sur le plan spéculatif et plus encore sur le plan pra­tique de penser l’homme non pas seulement comme maître de la nature, mais d’abord comme participant, c’est-à-dire, étymologiquement, faisant partie, constituant une des parties de la nature et précisément de l’entité Terre. Reconnaissons que la conception cartésienne de la relation entre nature et esprit n’y a guère aidé. L’homme ne peut être un bon gérant de la Terre que s’il accepte d’en être aussi un commensal.

Par ailleurs, l’unité Terre est un universel concret, faisant face à cet universel concret qu’est le Soleil auquel les Anciens ont trop longtemps attribué la seule valeur active.

Lovelock voit dans les réactions négatives éprouvées par les personnes à la destruc­tion de la Terre un signe de son unité. L’argument est affectivement puissant, mais ra­tionnellement controuvé. « Les angoisses que maintes personnes éprouvent à la vue des dunes, des marais salants, des forêts et même des villages qui sont brutalement détruits et supprimés de la surface de la Terre par les bulldozers sont on ne peut plus réelles [19] ».

Un tel argument introduit directement à la Deep Écology. Que vaut-il d’ailleurs devant la totale absence de réaction face aux pollutions peu spectaculaires, au massacre des moustiques, des horties, des serpents ou des araignées ? N’est-ce pas l’attachement af­fectif à tel type de paysage qui explique . L’argument oublie le poids du conditionnement culturel et la valeur de l’intelligence.

Les conséquences de la thèse semblent outrepasser celle-ci. C’est toujours l’esprit, l’intelligence qui est mise à mal. D’abord, pour l’auteur, toute régulation cybernétique implique la mise en œuvre d’une intelligence. « L’opération d’homéostasie, que ce soit dans le cas d’une cellule, d’un animal ou de l’ensemble de la biosphère, se déroule en majeure partie de manière automatique, pourtant il convient d’admettre qu’une forme quelconque d’intelligence est nécessaire même au sein d’un processus automatique pour interpréter de manière correcte l’information recueillie au sujet de l’environnement. […] En fait, tous les systèmes cybernétiques sont intelligents dans la mesure où ils doi­vent fournir la bonne réponse à au moins une question [20] ». Certes, il existe tout un spectre d’intelligence, qui s’étage des organismes les plus rudimentaires (voire de l’ho­méostasie d’un four électrique) jusqu’à la pensée consciente. Mais celle-ci n’ajoute guère que « la possibilité additionnelle d’anticipation cognitive [21] ».

Prenons l’exemple de la baleine dont on sait qu’elle est douée du plus gros cerveau sur la terre. L’auteur énonce alors une hypothèse : « Il paraît probable que les cachalots utili­sent leur cerveau, peut-être à des niveaux de pensée qui dépassent notre compréhen­sion ». Voilà la première argumentation non-réfutable : « La cause originale d leur déve­loppement peut être spécifique, mais dès qu’ils existent, d’autres possibilités ne man­quent pas d’être exploitées ». Et voici la seconde : « En tant qu’espèce collective capable d’emmagasiner et de traiter de l’information, nous avons sans doute dépassé depuis longtemps la baleine. Nous avons cependant tendance à oublier que rares sont ceux d’entre nous qui, sur un plan individuel, sont capables de transformer du minerai de fer en une barre, et plus rares encore sont ceux qui seraient en mesure d’utiliser les barres pour en fabriquer une bicyclette. La baleine, en tant qu’entité individuelle, possède peut-être une capacité de penser à des niveaux de complexité qui dépassent notre compré­hension, et il n’est pas impossible que parmi ses inventions mentales se situe la spécifi­cation complète d’une bicyclette ; mais en disposant pas des outils, de l’art et de la ré­serve permanente du «savoir-faire», la baleine ne serait pas libre de transformer de telles pensées en objets concrets [22] ».

Il offre ainsi un pur exemple de non-réfutabilité : l’hypothèse est vraisemblable, stipule-t-il, aussi construit-il sa théorie dessus, mais elle est invérifiable.

Cette négation de la spécificité de l’intelligence se retrouve au plan de l’agir dans la disparition de la liberté et de la personne : « Cette nouvelle relation entre l’homme et Gaïa n’est pas encore pleinement établie : nous ne sommes pas encore une espèce vraiment collective, enfermée et domptée, partie intégrante de la biosphère, comme nous le sommes en tant que créatures individuelles. Il se peut que la destinée de l’humanité soit d’être apprivoisée, de sorte que les forces féroces, destructrices et cupides du tribalisme et du nationalisme se fondent en un besoin compulsif d’appartenir à la communauté de toutes les créatures qui constituent Gaïa [23] ». Cette dernière réflexion est passionnante à plusieurs titres. L’auteur, dans la plus pure lignée Nouvel Age, préfère la disparition de la liberté au bonheur [24]. Par ailleurs, elle révèle un profond mépris pour la personne unique et irrépétable. Elle montre aussi la tentation d’un modèle sinon panthéiste, du moins pan-animiste. Enfin, pessimiste, elle voit dans la collectivisation de l’homme, le seul remède à la violence, comme l’adjonction d’eau douce qui diminue sans annuler la salinité d’une eau trop salée. Comme si, au contraire, quelques âmes noires et résolues, ne suffisaient pas à pervertir toute une collectivité ; comme si, en revanche, quelques saints ne pouvaient pas

Ce nivellement de la création est en fait une conséquence directe d’une cosmologie strictement relationniste. Elle partage avec la vision quantitative l’incapacité à penser la hiérarchie qualitative ou substantielle des êtres. À cette raison métaphysique s’ajoute une raison anthropologico-éthique : l’identification de l’homme à la violence. Toute su­prématie de l’homme conduit à une mainmise tyrannique sur les biens de la nature. Il suffit de relire son histoire pour le voir. Y participe une relecture erronée de la Genèse. Malheureusement, c’est confondre une multiplicité de faits avec une nécessité de nature. Le (très problématique) fréquent n’est pas l’universel.

Cette idée, originalement mise en scène et compréhensible à l’époque de sir Arthur Conan Doyle, serait aujourd’hui saugrenue.

D) Vers une approche intégratrice aujourd’hui

C’est celle que l’on trouve dans l’excellent ouvrage déjà cité de Claude Allègre, L’écume de la Terre.

1) La Terre comme un tout

Allègre développe ce thème dans tout son ouvrage : « La Terre est un système, au sens moderne de la logique des systèmes [25] ». Et plus loin, il souligne le grand acquis de la nouvelle vision apportée par la théorie dériviste : « la Terre est une immense machine à la dynamique complexe, au visage constamment changeant et renouvelé, mais dont on ne comprendra le fonctionnement que si l’on l’étudie globalement. C’est ce qu’on appelle la perception d’une globalité terrestre. Les scientifiques prennent alors conscience qu’ils ne peuvent restreindre leurs recherches à telle ou telle région particulière, sous peine de ne rien comprendre à son évolution, mais qu’ils doivent s’intéresser à la Terre entière [26] ». Ici, le discours scientifique doit épouser la réalité, l’ens rationis se fonder sur l’ens reale : de même que la Terre est une, de même les sciences de la Terre doivent-elles finir par se coordonner et refuser le cloisonnement qui empêche de penser cette totalité.

Or, la pensée cartésienne, notamment la science nous a plus appris à analyser qu’à penser systémiquement. Certes, le quatrième règle du Discours de la méthode est la synthèse. Mais synthèse n’est pas système : la synthèse est un acte de la pensée qui re­cueille la diversité des étapes de son parcours en une vision synoptique ; le tout est tou­jours postérieur aux parties. Le système, lui, est une propriété de l’objet contemplé et pas seulement du sujet discourant. D’emblée la pensée systémique regarde la réalité en mettant en connexion ses différentes parties : elle considère le tout avant les parties. Cela n’est pas très précis

2) La Terre comme être historique

La Terre est en devenir, s’inscrit dans le temps. Petit à petit, l’étude des sciences de la nature a intégré la dimension historique, ce qui n’a pas été sans révolution intellectuelle. Le XIXe siècle fut le grand siècle où l’histoire fut élevée au statut de « science » et où, par exemple, l’histoire des animaux sort de son état descriptif pour devenir une discipline ri­goureuse, gouvernée par des causes. La géologie n’a pas échappé à ce sort, mais un siècle plus tard la grande révolution introduite par Charles Darwin. En tout cas, le détail de cette histoire, notamment les résistances acharnées de cet adversaire irréductible et… immuable du mobilisme que fut Harold Jeffreys (dont la mentalité fut peut-être trop marquée, voire blessée par la mathématisation prématurée des sciences de la Terre) [27] montrent combien le mobilisme, le dérivisme n’est pas connaturel à un esprit marqué par l’immobilité de l’universel ? Doit-on aussi voir là une marque d’un progressif équi­libre (plus que victoire) entre l’esprit grec qui est toujours en quête d’essences intempo­relles et l’esprit juif qui guette la trace du divin dans les méandres de la contingence ? A cette résistance se joint aussi ce que nous venons de dire sur la difficulté à penser la terre comme un tout.

On objectera volontiers qu’au siècle dernier, le géologue n’ignorait pas le temps. En fait, il y a deux sortes de temps : circulaire et linéaire. Dans la « vision préwegenérienne, le concept du temps était évidemment cyclique, comme l’était la vision du temps des an­ciennes civilisations, que ce soit celle de l’Égypte, dont le calendrier perpétuel était cali­bré par le retour annuel de la crue du Nil, ou celui des Chinois Tchéou pour qui le rythme immuable de la période champêtre succédant à la période hivernale devait bientôt se traduire par l’alternance du Yin et du Yang, représentation temporelle cyclique et dualiste du Tao ». En regard, « à partir de Wegener, le temps géologique devient vectoriel, unidi­rectionnel [28] ». Les cycles géologiques se répètent, mais ne se ressemblent jamais : la théorie de la tectonique des plaques nous apprend que tout, sur Terre, est renouvelle­ment permanent.

3) La distinction première dans la connaissance de la Terre

À observer la Terre, la connaissance commune distingue spontanément océans et continents. C’est la division première que d’ailleurs confirme la création relatée au cha­pitre 1 de la Genèse. Une fois distingués lumière et ténèbres (le premier jour), eau d’en bas et eaux d’en haut (le second jour), il demeure à séparer les eaux et la terre ferme (le troisième jour). Or, si les deux premières distinctions intéressent encore la cosmologie et l’astronomie, la dernière concerne la géologie, les Sciences de la Terre.

Toutefois, l’on peut légitimement s’interroger sur le caractère pertinent de cette distinc­tion : est-elle seulement de bon sens (avec tout le risque qu’elle soit une approximation grossière sur la structure réelle de la Terre) ou est-elle aussi de sens commun (au sens épistémologique défini précis) ? En effet, son objet est tout de même relativement parti­culier, donc soumis à la probabilité, à la contingence : analogiquement, il en est de cette distinction comme de la quadripartition des éléments en terre, eau, air et feu dont la chi­mie moderne nous a appris qu’elle n’était pas une différence de nature entre éléments essentiellement divers, mais une diversité d’états entre substances chimiques de même nature : solide, liquide, gazeux et magma : ici, la différence de bon sens n’est pas de sens commun et se trouve contredite par la science chimique. Or, il se trouve que les différentes disciplines géologiques n’ont cessé de confirmer cette prime distinction entre océans et continents : la propagation des ondes sismiques est différente dans le sous-sol des continents et des océans ; de même la discontinuité de Mohovicic se situe à une profondeur différente : l’épaisseur de la croûte varie donc. Cette différence physique se double d’une différence chimique, donc essentielle : ainsi que nous l’avons vu, la com­position des continents est acide et faite de cette roche claire qu’est le granit (SIAL), celle des océans est basique et faite de cette roche sombre qu’est le basalte (SIAM). « Ainsi apparaît, comme souvent en science, cette vérité nue, évident aux yeux du profane, mais qui apparaît à l’expert comme une découverte : les océans et les continents sot géologi­quement différents ». Et Allègre de préciser quelques lignes plus loin : « ce contraste océan-continent est probablement la donnée la plus importante des sciences de la Terre [29] ».

La distinction océan-continent dépasse la distinction de bon sens seulement solide-li­quide et peut être dite de sens commun comme révélatrice d’une distinction première et décisive. Mais encore faut-il bien interpréter, comme une distinction concernant non pas le plan chimique, donc microscopique, de l’élément, mais le plan géologique, donc ma­croscopique, de la structure globale de la Terre.

Demeure une question de philosophie de la nature (de phénoménologie de la nature) : la différence continent-océan est-elle une distinction essentielle ou accidentelle ?

4) La Terre comme être contingent

Tout proche de cette question d’une fixité est celle de la contingence de la Terre. De prime abord, eu égard au sens commun, la Terre semble fixe et nécessaire : non seule­ment l’homme ne la vit pas comme mobile (animée d’un double mouvement de rotation journalière sur elle-même et de translation annuelle autour du soleil) mais comme stable, mais, se fondant sur cette stabilité qui fait la profonde vérité phénoménologique du sys­tème géocentrique, ptoléméen, ainsi que sur sa pérennité (la Terre me précède de beaucoup et me succédera aussi de beaucoup), l’homme a confiance dans ce globe qui est, pour lui, la représentation et le symbole efficace du stable, du déterminé et donc du nécessaire.

Or, cette image commune est, depuis peu mis à mal. Elle procède d’un double dépla­cement, pour autant qu’on puisse en juger. Tout d’abord, la Terre est vue comme une unité, une globalité. Ce n’est probablement pas un hasard si la révolution dans les sciences de la Terre que nous avons essayé de décrire est contemporaine de la conquête spatiale dont l’un des résultats fut la vision de la « petite planète bleue » : les premiers astronautes américains à mettre le pied sur la lune, Armstrong et Aldrin, furent saisis par ce « lever de Terre ». Or, cette vision unitaire acutisa la prise de conscience de sa fragilité, de sa facticité. La vision parcellaire et partielle laisse la place à une vision unifiée, mais la vision frappé au sceau de la nécessité voire de l’éternité laisse aussi la place à une autre vision, marquée par la vulnérabilité. Certes, l’écologie est la manifes­tation privilégiée, spéculative et pratique, et parfois même agressive de cette salutaire prise de conscience ; mais, là encore, je pense qu’un autre phénomène a contribué à cette lucidité : la bombe atomique. [30]

5) La Terre comme mystère (le dedans et le dehors)

Enfin, d’un point de vue métaphysique, la Terre ne constitue-t-elle pas un cas privilégié de la relation de l’intériorité et de l’extériorité ? En effet, explique Claude Allègre, « la tec­tonique des plaques n’est que la manifestation de surface d’un phénomène plus profond et que, sans la connaissance de cette logique de l’intérieur du globe, la rigueur des règles géométriques de la surface trouve rapidement ses limites [31] ».

Or, pour le penseur suisse Hans Urs von Balthasar, en tout être s’articule un fond indi­cible et une manifestation qui l’exprime ; mais cette relation à jamais inépuisable fonde le mystère immanent à tout être. De ce point de vue, la Terre, dont les entrailles nous sont à jamais voilées, non seulement pour des raisons techniques, en droit, toujours surmon­tables, mais pour des raisons ontologiques (le globe est compact et opaque) est comme une manifestation privilégiée du caractère intrinsèquement mystérieux de l’être, même le plus évident qu’est la réalité matérielle. [32]

Pascal Ide

[1] Rivarol, L’universalité de la langue française, présenté par Jean Dutourd, Paris, Arléa, 1998, p. 88.

[2] Cf. Claude Allègre, L’écume de la Terre, coll. « Le temps des sciences », Paris, Fayard, 1983, chap. 1. Désormais cité L’écume, suivi du chiffre de la page.

[3] Cf. A. Wegener, The Origin of Continents and Oceans, trad., New York, Dover Publications, 1966 (11924 pour la traduction en anglais). Ouvrage lisible par un non-spécialiste. L’édition allemande (Die Enstehung der Kontinente, Paermans, Mitterlungen) date de 1912.

[4] L’écume, p. 26.

[5] Dans un mémoire intitulé La création du monde et ses mystères dévoilés, 1868.

[6] Allègre développe aussi l’explication de l’orogénèse, des plis des montagnes qui laissait bien songeur à l’époque (L’écume, p. 34 à 38).

[7] H. Jeffreys, The Earth its Origin, History and Physical Constitution, Cambridge, Cambridge University Press, 1924. Cet ouvrage difficile témoigne de ce que la formalisation mathématique n’est pas un critère suffisant de vérité. Au critère formel de rigueur rationnelle se joint le critère matériel d’écoute du réel, d’adéquation aux faits.

[8] Cf. L’écume, p. 41 à 43.

[9] Allègre y fait allusion « Wegener n’a-t-il pas plus simplement été vaincu par la peur du changement, la force de l’habitude, la corrosion du scepticisme » ? (L’écume, p. 43)

[10] Sir Arthur Conan Doyle, « Quand la terre hurla », nouvelle de 1928, trad. Alex Rey, in Les exploits du Pr. Challenger et autres aventures étranges, coll. « Bouquins », Paris, Robert Laffont, 1989, p. 269 à 295.

[11] Ibid., p. 277 et 278.

[12] tome I, p. 73. Cité par Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique. Contribution à une psychanalyse de la connaissance objective, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », Paris, Vrin, 1938, 81972, p. 177.

[13] Ibid.

[14] Dr. Piere-Jean Fabre, L’abrégé des secrets chimiques, Paris, 1636, p. 80.

[15] James E. Lovelock, La terre est un être vivant. L’hypothèse Gaïa, trad. Paul Couturiau et Christel Rollinat, coll. « Champs », Paris, Flammarion, 1993, p. 164.

[16] Cf. son portrait par C. Mann, Science, 252, 1991, p. 378-381.

[17] Cité dans la préface de La terre est un être vivant. Cet auteur original a écrit une série d’essais scientifico-poétiques The Lives of a Cell, New York, Viking 1974.

[18] From Eros to Gaia, New York, Pantheon, 1992, p. 344, trad. D’Eros à Gaia. Pour une science à l’échelle humaine, Paris, Seuil, 1995, p.

[19] James E. Lovelock, La terre est un être vivant, p. 167.

[20] Ibid., p. 169.

[21] Ibid.

[22] Ibid., p. 172.

[23] Ibid., p. 171.

[24] Il continue « D’aucuns verront dans cette évolution une soumission, mais je crois que les récompenses se manifestent sous la forme d’un sentiment accru de bien-être et de plénitude, engendrées par le fait de savoir que nous sommes une partie dynamique d’une entité beaucoup plus grande, compenseraient largement la perte de la liberté tribale ». (Ibid., p. 171)

[25] L’écume, p. 10. Souligné dans le texte.

[26] L’écume, p. 122 et 123.

[27] C’est Jeffreys qui ira jusqu’à « écrire que le marteau utilisé pour les prélèvements de roches est responsable de leur aimantation ». (L’écume, p. 82)

[28] L’écume, p. 348. Allègre attribue faussement cette conception linéaire du temps aux Grecs, alors que ceux-ci, pour faire bref, adhèrent encore à un monde infini, soumis à des cycles répétés. Le temps vectoriel est une invention judéo-chrétienne.

[29] L’écume, p. 58 et 59.

[30] Ce n’est pas un hasard si, contemporain de l’explosion d’Hiroshima, dans l’immédiat après-guerre, un certain nombre de romans de science-fiction ont mis en scène des histoires d’apocalypse donnant une ampleur insoupçonnée au genre guerrier ou plutôt en le métamorphosant de l’intérieur et lui donnant une résonance prophétique, souvent pessimiste et, parfois, une dimension métaphysique. Témoin est le classique de B. R. Bruss, Et la planète sauta…, trad., coll. « Ailleurs et demain/classiques », Paris, Robert Laffont, 1971. Le roman commence à la découverte d’une « pierre tombée du ciel » que l’on va explorer jusqu’à la découverte d’un journal (Le journal de Morar) dont la lecture occupe la seconde partie du roman, et qui raconte l’origine de la météore. Or, il s’avère qu’elle est un fragment d’une planète que l’un des membres, Morar, a fait exploser, utilisant une force inconnue, le dragorek, mais qui rappelle fort, selon l’aveu très clair de l’auteur qui ne cache décidément pas son intention, « la puissance libérée par la désintégration atomique dont nous savons nous-mêmes quels peuvent être les monstrueux effets ». (p. 200) D’où la morale pour ceux qui n’auraient pas encore déchiffré le message « les dernières années du monde rhaméen » qui a été désintégré, éclairent « d’une façon fulgurante les risques engendrés par nos propres découvertes ». Or, les rhaméens ne possédaient sur l’homme que son avance technique, sinon « ne retrouve-t-on pas en lui les mêmes données fondamentales, les mêmes passions, le même appétit de dominer et de savoir qu’en nous-mêmes ? » (p. 200 et 201) J’oubliais Rhama est une mémoire permanente au-dessus de nos têtes car « tout près de nous, entre Jupiter et Mars […] sont les débris » de « l’astre mort ». (p. 203) Le sort des Rhaméens est un cri. « Ce cri, essayons de le comprendre ». (p. 203)

[31] L’écume, p. 159.

[32] Permettez-moi de renvoyer à Pascal Ide, Etre et mystère. La philosophie de Hans Urs von Balthasar, Namur, Culture et Vérité, 1995, notamment le chap. 1, § 2.

5.11.2021
 

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