Ennéagramme 1/4

Journée d’étude du bureau national « Pastorale, nouvelles croyances et dérives sectaires » avec les délégués relais pour les provinces ecclésiastiques (1er février 2010, de 10 h à 17 h, Conférence des Evêques de France 58, avenue de Breteuil 75007 Paris)

A) Approche anthropologique

Pour évaluer l’ennéagramme, je proposerai un certain nombre de distinctions anthropologiques. Cette multiplication, qui pourrait décourager, atteste en fait la richesse impensable du mystère de l’homme et donc l’impossibilité de le circonscrire à partir d’une seule approche, si riche et si adéquate soit-elle. Par exemple, les études de la Constitution Gaudium et spes observent que le document conciliaire contient pas moins de cinq visions anthropologiques convergentes.

1) Les différentes perspectives

a) Distinction

L’homme peut être considéré selon quatre types d’approche complémentaires – somatique, psychique, éthique et surnaturel –, qui sont la source de disciplines elles-mêmes différenciées.

Prenons l’exemple de la colère. On peut l’envisager :

– soit d’un point de vue somatique : la colère est d’abord un orage neuro-hormonal. Elle se manifeste par un certain nombre de signes organiques bien connus.

– soit d’un point de vue psychologique : le courroux apparaît alors comme un sentiment, qui pousse à s’opposer à l’agression d’un mal présent. Toujours d’un point de vue psychologique, mais ici caractérologique, certains tempéra­ments sont davantage que d’autres portés à la colère et parfois même esclaves de ces réactions imprévues.

– soit d’un point de vue éthique : nous venons de voir que la colère est un sentiment. Mais, dès qu’elle entre dans le champ de la conscience et de la liberté, ce sentiment demande à être humanisé, c’est-à-dire intégré dans notre projet : ce désir de vengeance servira-t-il ou non la justice ?

– soit d’un point de vue spirituel ou mieux, surnaturel : mesurée, la colère est attri­buée à Dieu et Jésus lui-même ne l’a pas ignorée [1]. Démesurée, elle devient l’un des sept péchés capitaux.

Tous ces points de vue sont complémentaires, car l’homme ne peut s’épuiser en un seul regard. En négliger un, c’est tronquer l’homme.

On appelle somatique ce qui a pour objet le corps, l’organisme humain.

On appelle psychologique ce qui est en l’homme, sans qu’il en soit l’auteur, autrement dit ce que l’on ap­pelle aujourd’hui les conditionnements.

L’éthique commence là où le psychologique s’arrête : lorsque la liberté entre en jeu. Ethique et psychologique s’opposent donc comme le volontaire à l’involontaire. Donnons-en un exemple. Dans un album de Tintin, Allan, l’homme de main du peu recommandable Rastapopoulos, demande à Haddock : « Dors-tu avec la barbe au-dessus ou en-dessous des couvertures [2] ? » La question vaut d’ailleurs à son ex-capitaine une salutaire insomnie. Or, avant de se poser la question, dormir avec la barbe sur ou sous les couvertures n’était ni réfléchi ni volontaire ; après, cet acte devient conscient et voulu. Le premier acte sera qualifié de psychologique et le second d’éthique.

Enfin, le quatrième point de vue concerne ce qui, en l’homme, est l’œuvre de Dieu, ce qui dépasse le plan créé pour participer à la vie divine. Voilà pourquoi il est qualifié de surnaturel ; on pourrait aussi l’appeler théologal. L’épithète « spirituel » est plus ambigu car la volonté et l’intelligence font aussi partie de l’esprit de l’homme qui est une réalité créée. Disons-le encore d’une autre manière : le psychologique est dans l’homme, sans l’homme, c’est-à-dire sans sa liberté ; l’éthique est dans l’homme, par l’homme, c’est-à-dire ce qui est choisi ; le surnaturel ou théologal est ce qui, dans l’homme, vient d’au-delà de l’homme, c’est-à-dire Dieu.

b) Application à l’ennéagramme

Appliquons cette distinction à l’ennéagramme.

1’) Perspective somatique ?

Dans le corps humain s’enracine la caractérologie (que l’on songe à la caractérologie en quelque sorte mère qui est celle d’Hippocrate). Or, celle-ci est innée.

L’ennéagramme propose-t-il une géographie de l’âme ? Beaucoup assimilent cet outil à une caractérologie est vrai qu’il ressemble à une typologie comme celle de Le Senne ou celle de Jung. Mais là s’arrête la ressemblance. Car l’ennéagramme raconte aussi une histoire.

Les types décrits par l’ennéagramme sont-ils innés ? Aucune étude ne le montre. De plus, la lente acquisition, la formation des types (ou bases), leur évolution dans le temps, leur plasticité, plaiderait pour une origine au moins partiellement acquise. Il paraît donc erroné d’assimiler purement et simplement, ainsi qu’on le fait parfois, l’ennéagramme à une caractérologie. Toutefois, la précocité d’apparition des premiers signes faisant évoquer parfois avec grande clarté un type ou l’autre, invite à s’interroger sur une possible origine innée. Quoi qu’il en soit, en l’absence d’études rigoureuses, la question ne peut être tranchée de manière certaine.

2’) Perspective psychologique

Nul ne choisit son type. Puisque le psychologique relève de l’involontaire, l’ennéagramme fait donc partie de la psychologie.

Plus précisément, toute réalité psychologique est neutre. Elle présente une face plus lumineuse et une face plus ombrée, selon qu’elle conduit à épanouir ou à rétrécir l’humanité. De même, les neuf types décrits par l’ennéagramme présentent cette double face. D’une part, ils correspondent à de véritables talents fondés dans notre humanité, des inclinations : à bien faire (type 1), à aider l’autre (type 2), à réussir (type 3), etc. D’autre part, ils sont corrélés à des mécanismes de protection qui peuvent enkyster le sujet : le clivage pour le type 5, la projection pour le type 6, la compensation pour le type 7, etc.

3’) Perspective éthique

Chaque être humain hérite d’une base, ce que certains appellent un épicentre. Puisque l’éthique commence avec la mise en jeu de la liberté, ce que l’ennéagramme décrit ne relève pas de la perspective éthique.

En revanche, l’involontaire est le « matériau » du volontaire, c’est-à-dire de bien de nos choix, ainsi que Paul Ricœur l’a longuement montré dans sa phénoménologie de la volonté. Par exemple, j’ai faim : la sensation de faim est involontaire, monte de l’organique et du psychologique. Quand nous en prenons conscience, nous ne sommes pas conditionnés, comme des animaux, à un type d’action. Nous pouvons décider de satisfaire tout de suite ou d’ajourner notre besoin d’être rassasié.

De même, le type (et plus généralement notre caractère et la configuration psychologique qui naît de notre histoire) est le « matériau » à partir duquel travaille le volontaire. En ce sens, bien qu’il soit de nature psychologique, l’ennéagramme intéresse l’éthique. Mieux je me connais, plus je peux d’une part développer mes talents et choisir de les cultiver pour moi ou pour l’autre, d’autre part, moins je suis dupe de mes mécanismes de protection, moins je me fais souffrir et moins je fais souffrir l’autre.

4’) Perspective surnaturelle

L’ennéagramme est une donnée psychologique. Il relève donc de la création, et non du surnaturel. Assurément, certaines présentations qui amalgament les plans ou instrumentalisent le religieux peuvent donner l’impression que l’ennéagramme parle du moi spirituel, profond, voire surnaturel de l’homme. De manière générale, nous savons bien que les dérives monistes ou New age effacent la distinction essentielle des deux plans, créaturel et surnaturel.

Maintenant, de même que le volontaire enrôle l’involontaire, de même la grâce se fonde sur la nature, selon le mot bien connu de saint Thomas : « La grâce n’enlève pas la nature, mais la perfectionne », et il faut ajouter : la purifie, c’est-à-dire la guérit. Au nom de l’unité de l’être humain. Voilà pourquoi l’ennéagramme, même s’il est un outil humain, donc spirituellement neutre, peut être un apport appréciable pour le chrétien. Là encore, selon sa double face : comme talent (lumière), il dit souvent quelque chose de la mission, du charisme de la personne ; comme défense (ombre), il révèle souvent quelque chose du combat spirituel fondamental et du péché capital de la personne. Par exemple, le type 8 est souvent appelé à une mission de gouvernement, de responsabilité auprès des hommes et son combat propre est l’humilité, en tant qu’acceptation de sa vulnérabilité.

Pour reprendre une distinction scolastique : dans l’ordre de la spécification, donc en son essence, l’ennéagramme relève du psychologique, mais dans l’ordre de l’exercice, donc en son existence, il concerne aussi l’éthique et la grâce [3].

2) Les différents degrés d’universalité

a) Distinction

L’on peut attribuer à un homme trois sortes de caractéristiques, selon leur degré d’universalité : universel, particulier, singulier. Par exemple, je peux dire de cette personne qu’elle :

– est un être humain, mortelle, intelligente, libre et responsable, digne de respect, etc. Tous ces traits sont universels.

– est bretonne, professeur de physique, de sexe masculin, ayant des yeux bleus, etc. Tous ces traits sont particuliers.

– s’appelle Aristobule Ursiclos, a telles empreintes digitales, telles amitiés, etc. Tous ces traits sont singuliers.

Les caractéristiques universelles sont communes à tous les hommes, particulières propres à un groupe d’hommes, donc à quelques-uns d’entre eux, singulières spécifiques d’un et d’un seul être humain.

Là encore, aucune perspective ne doit être privilégiée ; les trois sont nécessaires pour que notre approche soit complète, contre tout universalisme abstrait, tout communautarisme ou tout culte excessif de la singularité.

b) Application à l’ennéagramme

En distinguant neuf grands types fondamentaux, l’ennéagramme parle des caractéristiques particulières de l’homme. En négatif, cela signifie donc que, d’une part, il n’apprend rien sur l’homme dans son essence universelle. Autrement dit, il décrit l’homme, il ne le définit pas, il ne traite pas de la nature de l’homme. D’autre part, si fines soient les distinctions proposées, même en ajoutant toutes les précisions apportées par les trois centres (cœur, tête et ventre), les trois sous-types (survie ou conservation de soi ; tête-à-tête ou sexuel ; grégaire ou social), les ailes, l’échelle de Richard Riso (distinguant neuf niveaux pour chaque type), etc., cette typologie ne peut jamais accéder jusqu’à la singularité ineffable de chaque être humain.

J’en déduirai plus bas trois règles pratiques importantes pour le bon usage de l’ennéagramme.

Jean Vanier fait appel à l’ennéagramme pour former les éducateurs de ses maisons. Il est d’autant plus intéressant de lire ce passage dans la Charte des communautés de l’Arche : « Toute personne, quels que soient ses dons ou ses limites, partage une humanité commune. Elle a une valeur unique et sacrée… Le besoin le plus profond de l’être humain est d’aimer et d’être aimé, elle a le droit à l’amitié, à la communion et à la vie spirituelle. »

3) Les différents aspects de la réalité décrite par l’ennéagramme

a) Distinction statique

Autant les distinctions qui viennent d’être proposées valent pour nombre d’autres approches humaines, autant celle-ci se concentre sur le spécifique de l’ennéagramme. Celui-ci décrit à la fois :

– un talent ou un don ;

– une blessure (qui se manifeste notamment dans une compulsion et se traduit par

– un péché ;

– un combat spirituel (je distingue celui-ci des deux précédents aspects, car sa cause ne se réduit pas à ce que Paul appelle la « chair », mais peut être extérieure, à savoir le « démon qui cherche qui dévorer »).

– une vertu, voire une mission ;

Prenons un exemple. Le type 5 a pour talent une capacité de distanciation, donc d’observation. Sa blessure est liée à un mécanisme de clivage par lequel il a mis l’affectivité (jugée non contrôlable, dangereuse) à distance. Son péché est souvent l’avarice, ainsi que l’insensibilité (apparente). Son combat spirituel a pour enjeu le risque de la rencontre et l’implication affective. Enfin, sa vertu est la sagesse et sa mission, celle du conseiller averti.

b) Relecture dynamique

L’ordre de présentation des cinq aspects – du lumineux (le don) au lumineux (la vertu) en passant par le négatif (la blessure, le péché et le combat) – est intentionnel. En effet, ils s’articulent dynamiquement. Le point d’entrée, notamment, me semble être positif. De ce point de vue, j’ai évolué depuis la rédaction de mon ouvrage Les neuf portes de l’âme, dont l’approche première est trop négative. Pour un chrétien, le type révélé par l’ennéagramme peut être interprété, en partie, par la parabole des talents. Je dis « en partie » car l’on sait que cette parabole s’entend aussi, voire d’abord, du don de la grâce ; or, les dons décrits par l’ennéagramme, on l’a dit, relève de la création.

Or, selon les blessures reçues lors de l’éducation, le talent va être détourné par l’enfant afin qu’il puisse y trouver les gratifications dont il a besoin pour être reconnu de ses parents et recevoir l’amour et la sécurité dont il a besoin pour vivre. Or, mis en place très tôt, ces comportements vont devenir compulsifs. « Chaque homme porte en lui sa dose d’opium naturel », dit Baudelaire dans Le Spleen de Paris [4]. De plus, corrélés à des messages cognitifs, à des fausses croyances, ils rétrécissent le champ de conscience. Ainsi le type 2 cherchera cet amour en rendant service, en se montrant le plus possible attentif aux besoins de son entourage. Il se convaincra inconsciemment qu’il ne peut être reconnu que lorsqu’il met l’autre en dette.

Mais l’homme est aussi un être de liberté. Les blessures sont surdéterminées par des décisions. Arrivé à un certain âge, le choix fondamental sera le suivant : employer ses talents pour soi ou pour l’autre. En fait, puisque double est la polarité du type, il se double d’un autre, à l’égard de la face ombragée : céder à la compulsion ou accéder à la liberté intérieure.

Or, selon le mot de Hölderlin, « Où il y a danger, croît aussi le secours [5] ». Le lieu de nos plus grands combats spirituels sont donc aussi ceux de nos bénédictions. Le combat de Jacob l’atteste.

Enfin, en croissant dans la connaissance de soi et en consentant au changement en profondeur, le talent qui est un donné de départ devient une vertu et, s’inscrivant dans une histoire sainte où Dieu appelle et l’homme répond, le signe et le « matériau » d’une mission.

Pascal Ide

[1] Le terme colère (orgè) est attribué à Jésus une seule fois (Mc 3,5).

[2] Hergé, Les aventures de Tintin, Coke en stock, Bruxelles, Casterman, 1958, p. 42.

[3] On aurait aussi pu faire appel à la distinction de l’ordre d’exercice (existence) et de spécification (essence).

[4] Charles Baudelaire, Œuvres complètes, Claude Pichois (éd.), coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 2 volumes, tome 1, 1975, p. 303.

[5] Friedrich Hölderlin, Patmos, trad. Maxime Alexandre, Paris, Les Lettres modernes, 1968, p. 13.

20.9.2017
 

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