1) Définition
Le biais de confirmation [1] est l’un des biais cognitifs [2] les plus fréquents. Rappelons que la psychologie appelle biais cognitif le mécanisme de ce que j’appelle « blessure de l’intelligence » [3]. Cette cécité de l’esprit est si fréquente et si porteuse d’illusion qu’elle mérite d’être connue et surtout reconnue. Le biais de confirmation (ou biais de confirmation d’hypothèse) est un biais cognitif qui consiste à privilégier les informations confirmant sa propre opinion et à déconsidérer les informations contraires. L’impression de vérité naît de la répétition et de l’accumulation ; mais elle est illusoire parce que le poids des arguments opposés est systématiquement nié, prétendument réfuté ou tout simplement ignoré.
2) Exemple canonique
Un « exemple parfaitement canonique [4] » de biais de confirmation est le suivant.
Vers la fin des années 1950, les habitants de la ville de Seattle ont été gagnés par une angoisse croissante : de plus en plus de pare-brise d’automobiles étaient grêlés par de petites fêlures. L’opinion publique, alertée, était prise entre deux interprétations différentes. Selon la théorie dite des « retombées », les essais nucléaires soviétiques avaient contaminé l’atmosphère ; or, le climat de Seattle est humide, ce qui favorise les retombées sous forme de pluie corrosive pour le verre. Selon la théorie dite du « macadam », les travaux importants de réaménagement des réseaux routiers et de réfection du macadam lancés par le gouverneur conduisaient à projeter des gouttes d’acide, de plus favorisées par la même atmosphère humide de la ville. La crainte prit une telle ampleur que Rosollini, le gouverneur de l’État, saisit le président des États-Unis, Eisenhower en personne, qui dépêcha une équipe d’experts sur place.
Or, au lieu de prêter attention aux explications hypothétiques, les enquêteurs repartirent du fait lui-même. Les pare-brise étaient-ils véritablement marqués par de fins éclats ? Pour le savoir, ils comparèrent avec les pare-brise d’une autre ville. Conclusion : ils n’étaient pas plus abîmés et il n’y avait pas d’augmentation d’éventuelles altérations. Dès lors se posait une autre question : pourquoi les habitants de Seattle prétendaient-ils que leurs pare-brise étaient plus striés que les autres et que d’habitude ? L’explication relevait de la psychologie sociale. Une rumeur était née, celle que nous avons vu ci-dessus. Du fait de la rumeur, les habitants se sont mis à examiner leur pare-brise avec une minutie inhabituelle. Or, ce faisant, ils constatèrent ces altérations qu’ils n’avaient jamais observées, puisqu’ils ne s’étaient jamais penchés dessus. Mais les experts ont montré qu’ils sont un effet du processus naturel d’usure et en rien la conséquence d’autres mécanismes.
Il s’agit d’un biais de confirmation. En effet, redisons-le, cette cécité provient d’une recherche unilatérale de confirmations d’une thèse sans tenir compte des infirmations, c’est-à-dire des objections qui peuvent lui être adressées. Ce mécanisme provient probablement de plusieurs mécanismes : l’économie mental (il est plus simple de chercher une confirmation qu’entrer dans une argumentation contraire) ; l’amour-propre (il est plus difficile de renoncer à une opinion que de continuer à y adhérer). Or, les habitants de Seattle ont procédé ainsi, en ne comparant pas avec ceux de la ville d’à-côté. « Ce qui avait éclaté à Seattle – observe Paul Watzlawick – était donc une épidémie non de pare-brise grêlés, mais de pare-brise examinés [5] ».
3) Confirmation : le problème des quatre cartes [6]
Une expérience de psychologie sociale, elle aussi classique…, confirme le mécanisme blessé. L’on propose à des sujets quatre cartes présentant les chiffres et lettres suivants : E K 4 et 7. Par ailleurs, les cartes répondent aux règles suivantes : sur le recto, deux lettres sont possibles, E ou K ; sur le verso, deux chiffres sont possibles : 4 ou 7. On poe alors la question suivante. Quelle carte faut-il retourner pour vérifier l’affirmation suivante : si une carte a une voyelle d’un côté, elle a un chiffre pair de l’autre ?
La majorité des personnes répond les cartes 1 (E) et 3 (4). Pourtant la bonne solution est : les cartes 1 (E) et 4 (7). Donc, la plupart opte pour la solution fausse. Voilà pour la blessure (ignorance involontaire). Mais quel en est le mécanisme en amont ? Retourner la carte portant 4 cherche la confirmation directe, alors que retourner la carte portant 7 quête l’infirmation. De fait, si, en retournant la carte, le candidat tombait sur une consonne, il n’aurait pas établi la règle.
4) Application à la vie courante
Permettez-moi un exemple personnel. À plusieurs reprises, des personnes m’ont interpellé et mis en garde contre l’ennéagramme, cet outil de connaissance de soi et de développement personnel fondé sur une typologie distinguant neuf bases ou types [7]. Or, à chaque fois, elles m’ont raconté une même histoire avec force conviction : j’ai rencontré une personne qui a employé cette méthode et qui s’en est trouvée mal ; puis, une autre ; ou un couple qui, l’ayant employé pour résoudre ses problèmes, s’est retrouvé au bord du divorce ; etc. L’une d’elles avait même constitué un polycopié de deux cents pages détaillant une dizaine d’exemples. Et, assurées de ce qu’elles prenaient pour une solide induction, elles concluaient à la malice intrinsèque de l’ennéagramme.
Cette manière de raisonner pèche au moins doublement. Tout d’abord, elle tombe dans le sophisme bien connu du : « post hoc, ergo propter hoc : après cela, donc à cause de cela ». Mais corrélation n’est pas causalité. De plus, les situations étaient multifactorielles. Comment être assuré que l’ennéagramme était la cause ou même un des facteurs ayant entraîné le divorce ? Ensuite et surtout, nous nous trouvons face à une illustration typique de biais de confirmation : sensibilisé a priori contre l’outil, le contempteur met en place un filtre négatif qui le conduit à ne retenir que les exemples alimentant son préjugé. La rigueur aurait consisté à interroger toutes les personnes ayant utilisé l’ennéagramme dans une population donnée, puis à les répartir selon les effets bénéfiques ou maléfiques et enfin à calculer la proportion. De fait, dans mon expérience, qui, portant sur des centaines de personnes, n’est toutefois pas chiffrée, les premiers l’emportent très largement sur les seconds. Enfin, pour le chrétien, s’ajoute un autre biais cognitif : la coïncidence des prétendues rencontres de personnes ayant subi l’ennéagramme était interprétée (en l’occurrence surdéterminée) comme un signe divin. Évaluer ce qu’il faut appeler providentialisme demanderait un développement à part entière [8].
5) Sens philosophique
Nous l’avons dit dans les autres études sur la blessure de l’intelligence, pour Kahnemann et Tversky (ainsi que pour leur disciples), les biais conduisent à une vision irrationnelle de l’intelligence (par parasitage de l’affectivité, etc.), donc à une interprétation plutôt sceptique du sujet prétendument rationnel de l’économie. En revanche, pour notre part, sans nier l’obscurcissement introduit par le biais cognitif dans la recherche de la vérité, nous avons aussi souligné que, quand le mécanisme est fréquent et spontané, il correspond aussi souvent à une inclination naturelle qui, bonne en soi, est faussée par son application mécanique, voire paresseuse. Par exemple, les fameuses expériences de Stanley Milgram ne font pas que montrer le drame de la soumission aveugle à l’autorité, mais montrent la présence en l’homme d’une confiance spontanée, voire d’une juste inclination à l’obéissance vis-à-vis d’une autorité légitime [9].
Puisque le biais de confirmation est un mécanisme très fréquemment observé, il mérite d’être expliqué selon cette loi herméneutique bienveillante. En l’occurrence, le biais de confirmation manifeste trois inclinations naturelles présentes en l’homme : l’intégration du temps dans nos démarches, le besoin d’efficacité de notre action, donc d’immédiateté, la confiance dans ce que perçoit notre intelligence. C’est ce qu’affirme Ewa Drozda-Senkowska qui est professeur de psychologie sociale et directrice du laboratoire des Menaces Sociales et Environnementales à Paris V Descartes :
« Pensez à la multitude de décisions que nous prenons à chaque instant. Si, pour les plus importantes, nous suivions une démarche d’infirmation, que se passerait-il ? Nous vivrions dans le doute permanent en remettant tout en question. Nous ne pourrions jamais passer à l’action […]. Dans la vie quotidienne, nous faisons le plus souvent appel à la stratégie confirmatoire [pour vérifier nos hypothèses], parce que nous sommes confrontés à la nécessité d’agir immédiatement [10] ».
Pascal Ide
[1] Pour une première approche, cf. Margit E. Oswald & Stefan Grosjean, « Confirmation Bias », Rüdiger F. Pohl (éd.), Cognitive Illusions: A Handbook on Fallacies and Biases in Thinking, Judgement and Memory, Hove, Psychology Press, 2004, p. 79-96 ; Raymond S. Nickerson, « Confirmation Bias. A ubiquitous phenomenon in many guises », Review of General Psychology, Educational Publishing Foundation, 2 (1998) n° 2, p. 175-220.
[2] Ce concept a été introduit par Daniel Kahneman, Thinking, fast and slow, 2011 : Système 1 / Système 2. Les deux vitesses de la pensée, trad. Raymond Clarinard, coll. « Clés des Champs », Paris, Flammarion, 2012, 22016.
[3] Cf. Pascal Ide, Connaître ses blessures, Paris, Éd. de l’Emmanuel, 22013, p. 169-188. Je me permets aussi de renvoyer à la série d’études sur le site pascalide.fr qui sont placées dans la rubrique « Blessures de l’intelligence ».
[4] Gérald Bronner, L’empire des croyances, coll. « Sociologies », Paris, p.u.f., 2003, coll. « Quadrige », 2018, p. 148.
[5] Paul Watzlawick, La réalité de la réalité. Confusion, désinformation, communication, trad. Edgar Roskis, Paris, Seuil, 1978, p. 81.
[6] Ewa Drozda-Senkowska éd., Les pièges du raisonnement. Comment nous nous trompons en croyant avoir raison, Paris, Retz, 1997, p. 105.
[7] Cf. Pascal Ide, Les neuf portes de l’âme. Ennéagramme et péchés capitaux : un chemin psychospirituel, Paris, Fayard, 1999 ; « Ennéagramme et transcendantaux. Interprétations croisées », Nouvelle revue théologique, 139 (2017) n° 3, p. 619-638. Cf., sur le site :
[8] Sur la coïncidence comme signe de Dieu, cf. Pascal Ide, Comment discerner, Paris, Éd. de l’Emmanuel, 2020, p. 65 s.
[9] Pour le détail, cf. Pascal Ide, Manipulateurs. Les personnalités narcissiques : décrire, comprendre, agir, Paris, Éd. de l’Emmanuel, 2016, p. 149-160.
[10] Ewa Drozda-Senkowska éd., Les pièges du raisonnement, p. 109.