Le frère dominicain Jean-Miguel Garrigues rapporte un bel exemple de juste chasteté [1]. L’été 1968, alors qu’il a vingt-quatre ans, il se retrouve dans sa famille en Andalousie avec quelques frères dont son ami Christoph Schönborn. Il rencontre la fille d’un couple ami de ses parents. « Je fus aussitôt sous le charme de sa personnalité secrète […]. Jeune fille au corps de femme, pas très grande mais bien proportionnée dont la silhouette, selon ma mère, évoquait celle des majas de Goya ; je revois surtout le beau regard rêveur de ses yeux sombres d’icône byzantine. Elle entra dans mon cœur d’une manière singulière. Je m’en ouvris à Christoph qui m’avoua ressentir lui-même un penchant pour elle. Elle n’avait que dix-huit ans et elle n’était encore qu’une belle princesse endormie dans le bois de l’enfance. Nous, nous n’avions que vingt-quatre ans et nous n’avions pas encore été ordonnés prêtres. Pourtant, ni Christoph ni moi n’envisageâmes un instant la possibilité du mariage : nous avions conscience que notre appel à la consécration dans la vie religieuse était incontestable. Rien ne fut donc dit. Je ne crois pas qu’elle s’aperçut de quelque chose. Il me semble que Christoph assez vite ne pensa plus à elle. Quant à moi, je ne devais jamais l’oublier.
« Je ne la revis que des années plus tard, alors que j’étais dans la quarantaine et qu’elle-même allait l’atteindre. Elle vint me rendre visite à Lyon, ayant obtenu mes coordonnées par mes parents. La jeune fille en fleur de mon souvenir était devenue une femme dont les cheveux commençaient à grisonner. A l’émotion que me causèrent ses premières rides, je compris que je l’aimais toujours. Au cours d’une longue conversation dans le paisible jardin public qu’est maintenant le cloître du Palais Saint-Pierre, elle me raconta l’histoire d’une vie sentimentale. Elle le fit avec simplicité et bonne humeur, ce qui me la rendit encore plus chère. A un moment, levant les yeux vers moi, elle me demanda si j’étais heureux dans ma vie actuelle. Cette question allait-elle au-delà d’une sollicitude bienveillante ? Je ne le lui demandai pas, et je lui répondis que oui, ce qui était l’exacte vérité. De mon côté je ne sais pas si je sus lui cacher qu’elle était pour moi unique. En effet, parmi mes amis de cœur, il y a eu quelques femmes que j’aime d’amitié, et je suis avec l’une ou l’autre en profonde communion spirituelle. J’éprouve envers celles-ci un tendre sentiment de grand frère protecteur, analogue à celui qui m’attache si doucement à ma sœur. Mais avec elle, et avec elle seule, c’est tout autre chose. Non pas une passion, mais l’attrait puissant et paisible de ce qui aurait pu, je le crois, être un amour conjugal, unique et durable. C’eut été une autre vie, sans doute heureuse, mais pas celle qui s’est avérée être davantage la nôtre, pour elle comme pour moi.
« Je devais encore une fois en ressentir la force à quelques années après ces retrouvailles lyonnaises. […] Elle avait désormais un couple durable et semblait très épanouie ». Alors qu’il célèbre la messe, elle présente dans la nef, il ressent « amour et amitié de nouveau, mais plus profondément enracinés dans ma vie adulte et dans ma vocation religieuse que vingt ans auparavant. A la fin du séjour nous partîmes elle et moi pour Paris, par le même train de nuit. A la gare, nous étions tous les deux accoudés côte à côte à la fenêtre du wagon, pour dire au revoir à mes parents. Soudain, en un éclair, je sentis l’immense douceur que c’eût été de la garder à côté de moi toute la vie, de chercher à la rendre heureuse et d’avoir d’elle des enfants qui eussent été les nôtres. Je n’en ressentis néanmoins ni tentation ni regret, car il me fut donné de voir au même moment que c’eût été une autre vie, une vie où j’aurais certes connu aussi le bonheur, mais qui n’aurait pas tracé en ce monde le sentier par lequel je devais, moi, aller vers Dieu. Ce fut donc un sentiment tendre et paisible qui monta dans mon cœur sous la forme d’une action de grâces : il restera toujours en moi comme un bouton de rose à jamais non éclos dans ma vie telle qu’elle aura été, mais qui lui donne en silence un peu de son parfum ».
A la question de son interlocuteur (l’ouvrage se présente sous forme d’un entretien) lui demandant si ce souvenir n’avait pas troublé sa consécration à Dieu dans la chasteté, Jean-Miguel Garrigues précise encore plus ce qu’il a expérimenté, apportant de nouvelles et heureuses précisions : « Non, car il n’y eut entre nous pas même le commencement d’une liaison, ne serait que purement sentimentale. Je ne devais la revoir qu’une autre fois, quand elle vint à mes conférences de Carême [à Notre-Dame de Paris]. Je n’ai jamais cherché à la retrouver : jusqu’à une date récente nous nous sommes donc vus un tout petit nombre de fois et jamais vraiment seul à seule. Son souvenir, ou plutôt sa présence en moi, ne m’a jamais éloigné de Dieu, bien au contraire. L’expérience de cet amour, unique par rapport à celle différente et complémentaire de l’amitié, pour laquelle j’ai eu toujours un cœur disponible, a sans doute contribué à me protéger contre le desséchement qui guette parfois la chasteté des célibataires consacrés. Je suis un homme qui aurait eu besoin, même dans une vie conjugale, d’aimer d’amitié plusieurs amis au cours de ma vie ; mais je n’aurais aimé d’amour qu’une seule femme : la mienne. Depuis cet été de mes vingt-quatre ans, je savais que c’eût été elle. Je me reposais dans cette douce et forte certitude ; et il en est toujours ainsi. Depuis peu nous nous revoyons dans la sérénité de l’âge, mais plus encore dans la paix de partager quelque chose de plus précieux que la vie en ce monde : la sagesse de Dieu, qui est un avant-goût d’éternité.
« Avec le recul de celui qui est entré dans la soixantaine je peux le dire : un célibataire consacré a pu rencontrer à un moment de sa vie celle avec laquelle il est convaincu qu’il aurait aussi pu vivre heureux dans le mariage ; il peut même garder durablement dans son cœur la présence sans trouble de cet amour offert à Dieu, tout en restant fidèle au chemin qui est celui de sa fécondité pour le Royaume. Dieu n’est pas jaloux de nos sentiments à la manière dont le sont certaines femmes. Il ne réclame que le don de notre cœur, mais cet engagement libre de notre volonté. Il le veut sans partage. Il n’exige pas un cœur amputé de sa capacité affective d’aimer, mais Il demande que ce cœur Lui soit pleinement remis ».
Commentons brièvement ce récit. La narration, sobre mais sans fard, ne semble rien concéder à l’exhibitionnisme, donc ne transforme pas le lecteur en voyeuriste.
Il s’agit bien d’amour et pas seulement d’amitié. La différence entre les deux est assurément d’intensité, de présence intérieure (« son souvenir, ou plutôt sa présence en moi »), d’exclusivité et aussi d’incarnation. La description initiale, pour discrète qu’elle soit (avec référence à la mère, comme si Jean-Miguel avait besoin de se protéger derrière une référence), montre bien l’attirance physique. Un signe de la profondeur de cet amour est le langage qui, d’emblée, se fait poétique (« il restera toujours en moi comme un bouton de rose… »), alors qu’un tel type de discours n’apparaît pas dans le reste de l’ouvrage. En effet, l’amour ne se définit ; à la limite, il se décrit ; mais, beaucoup plus, il se célèbre, et alors emprunte au registre esthétique.
Jean-Miguel Garrigues montre, avec profondeur que la vertu de chasteté se situe non pas seulement en opposition avec la fusion, la sensualité, mais constitue un juste milieu entre deux extrêmes dont le second est le desséchement du cœur qui est un risque qu’il ne faut en rien négliger, car il est une amputation du cœur, donc une violence intime que l’homme s’inflige.
Le frère Jean-Miguel nomme avec grande rigueur et vérité intérieure non seulement la présence de ce sentiment amoureux, mais ce qu’il signifie, ce qu’il porte avec lui, à savoir la possibilité du mariage. Sans peur, sans auto-jugement, il nomme cette possibilité. Au fond, il va jusqu’où il est légitime d’aller sans mettre en cause sa vocation. Il évite ainsi de nouveau deux extrêmes : l’infidélité à sa vocation ; le déni de la possibilité de l’autre vocation. Ces deux opposés se fondent sur une métaphysique de l’acte qui n’a pas découvert la neutralité de la puissance. En regard, il se donne le droit de nommer tout ce que comporte le sentiment présent en lui, les besoins qu’il révèle et qui seraient possiblement nourris : communion, paternité, etc.
Le père dominicain offre aussi quelques critères de discernement de la vertu authentique de chasteté en sa médiété (son juste milieu). D’un côté, contre l’impureté, bien évidemment l’absence de compromission non seulement en acte mais aussi en intention, donc en pensée. A quoi s’ajoutent : l’obéissance qui se traduit par le fait que, au moins pendant longtemps, il n’ait pas cherché à entretenir la relation ; l’absence de tentation ; l’absence de tristesse, de regret ; l’absence de trouble : ce sentiment ne l’a jamais écarté de sa vocation. De l’autre côté, contre l’insensibilisation (le desséchement) du cœur : l’accueil du sentiment amoureux ; l’absence d’auto-jugement ; nommer l’autre vocation comme un possible sans en rien renier la sienne ; aujourd’hui, « dans la sérénité de l’âge », chacun étant stabilisé dans son état de vie, rencontre plus proche et, manifestement, révélation de ce sentiment, car l’on imagine mal et que la femme n’ait pas lu ce passage et que Jean-Miguel ne lui ait pas demandé son consentement d’ainsi révéler cette relation d’amour ; et, peut-être le plus étonnant, la gratitude, en « action de grâces ».
Enfin, l’auteur montre que la puissance intégrant la sexualité est l’amour : « La sexualité doit être orientée, élevée et intégrée par l’amour qui, seul, la rend vraiment humaine. Préparée par le développement biologique et psychique, elle croît harmonieusement et ne se réalise en plénitude que par la conquête de la maturité affective qui se manifeste dans l’amour désintéressé et dans la totale donation de soi-même [2] ».
Pascal Ide
[1] Jean-Miguel Garrigues, Par des sentiers resserrés. Itinéraire d’un religieux en des temps incertains, Paris, Presses de la Renaissance, 2007, p. 137-141.
[2] Sacrée Congrégation pour l’Education Catholique, Orientations éducatives sur l’amour humain. Traits d’éducation sexuelle, 1er novembre 1983, reproduit de la Polyglotte vaticane, Paris, Téqui, 1993, n. 5, p. 4.