Jalons pour une Histoire de la Philosophie de la nature III-9 Brève histoire philosophique des neurosciences

Chapitre 9

Brève présentation philosophique des neurosciences (relations actuelles cerveau-esprit)

L’esprit est un « hôte parmi nous, bien que nul n’ait songé à l’inviter à nos débats [1] ».

« Je crois la pensée si peu incompatible avec la matière organisée, qu’elle semble en être une propriété, telle que l’électricité, la faculté motrice, l’impénétrabilité, l’étendue, etc. [2] ».

« J’ai souvent opéré des cerveaux intelligents, mais je n’ai jamais vu une seule pensée [3] ».

« j’existe subjectivement, j’existe corporellement sont une seule et même expérience. Je ne peux pas penser sans être, et être sans mon corps : je suis exposé par lui à moi-même, à autrui, c’est par lui que j’échappe à la solitude d’une pensée qui ne serait que pensée de ma pensée [4] ».

La question est actuelle et suscite de multiples et âpres débats. Elle présente moins de pertinence historique tant elle est née des récentes neurosciences et de l’explostion des découvertes récentes sur le cerveau. La question posée est la suivante : « Comment, de­mandait Georges Canguilhem, un Je pense peut-il advenir à Ça », c’est-à-dire « un cer­veau [5]? » L’analyse biochimique ne suffit-elle pas à expliquer les processus de pensée ? Les anglo-saxons parlent du mind-body problem [6] que notre pudeur française hésite à traduire littéralement : le problème (des relations) de l’âme et du corps. N’est-ce pas à tout le moins, minimiser les difficultés posées par un problème considérable : « Les théo­riciens ont toujours eu du mal à concevoir la «jonction», comment l’un peut-il surgir de l’autre et le peut-il [7]? »

À entendre les débatteurs, double est la réponse : matérialiste (les représentants sont largement majoritaires) et spiritualiste (les représentants sont nettement minoritaires). En effet, la réponse fonctionnaliste se réduit finalement à n’être qu’une forme sophistiquée de matérialisme ou, d’un autre point de vue, d’agnosticisme. En réalité, il existe une troi­sième réponse. Et, faut-il s’en étonner ?, les trois solutions sont étroitement connectées à la triple vision de la nature développée ici : mécaniste, métaphysique ou spiritualiste et proprement physique.

A) Le monisme matérialiste ou l’explication mécaniste

Pour le matérialisme, la distinction cerveau-pensée est de raison. Et si le matérialisme est moniste, c’est que l’activité noétique s’explique intégralement à partir du seul principe matériel qu’est l’encéphale. Le raisonnement réduit à son épure est celui-ci : le cerveau produit la pensée ; or, même si son fonctionnement demeure aujourd’hui largement mystérieux, il est de nature matérielle, il s’explique en termes de neurones et de jonc­tions synaptiques. On peut lire cette option purement matérialiste sous la plume d’un J. Hochmann : « Il faudrait sonner le glas d’une référence au fonctionnement psychique confondue trop souvent avec une vague revendication humaniste et imposer, au nom du progrès scientifique, la victoire d’un monisme pur et dur qui réduit le psychisme à ses soubassements neuronaux et qui aurait seul, maintenant, les faveurs du public [8] ».

On peut distinguer les matérialismes soit selon la thèse qu’ils défendent (c’est-à-dire leur plus ou moins grand radicalisme, leur négation plus ou moins radicale de l’esprit), soit selon les types d’argument mis en avant.

1) Distinction selon la thèse

La tendance très nette du matérialisme à univociser les états cérébraux et les états mentaux fait parfois nommer leur position, « théorie de l’identité ». Les Anglo-saxons dis­tinguent deux sous-types de matérialisme : éliminatif (absolu) ou réductionniste.

a) Le matérialisme éliminatif

Le médecin et philosophe français Cabanis matérialiste pense que le cerveau est « l’or­gane de la pensée et de la volonté [9] ». Il compare le fonctionnement du cerveau à celui du système digestif, non sans naïveté : « Pour se faire une idée juste des opérations dont résulte la pensée, il faut considérer le cerveau comme un organe particulier, destiné spécialement à la produire : de même que l’estomac et les intestins à opérer la digestion, le foie à filtrer la bile, les parotides et les glandes maxillaires et sublinguales à préparer les sucs salivaires […]. Nous voyons les impression arriver au cerveau par l’entremise des nerfs : elles sont alors isolées et sans cohérence. Le viscère entre en action ; il agit sur elles : et bientôt il les renvoie métamorphosées en idées, que le langage de la phy­sionomie et du geste, ou les signes de la parole et de l’écriture, mainifestent en dehors. Nous concluons, avec la même certitude, que le cerveau digère en quelque sorte les im­pressions ; qu’il fait organiquement la sécrétion de la pensée [10] ».

Parmi les représentants : Paul Feyerabend, Richard Rorty, Patricia Smith Churchland [11]. C’est la forme la plus extrême du matérialisme. Pour eux, les notions de psychologie évoquant si peu que ce soit une entité transcendant la matière doit être éliminée, qu’il s’agisse de l’esprit, de la volonté, etc. De même que l’évolution de la science a permis de faire disparaître de la chimie le terme et la réalité du phlogistique et de la physique ceux d’éther, de même l’évolution de la neurophysiologie a rendu caduques ces notions. Rorty en donne un exemple en inventant le monde des « sans-esprit » où tout expression spiri­tualiste est bannie au profit de la froide réalité physiologique. [12] Ce monde, qui vit sur une autre planète, ne croit pas posséder un esprit. Aussi, ne dit-il pas : « j’ai mal à la tête », mais « mes fibres C sont stimulées » !

b) Le matérialisme réductionniste

Parmi les représentants, on trouve aussi bien Russell [13] que Feigl [14], Place. Ici, les expressions et les notions de psychologie ont encore droit de cité, même si l’on sait qu’en dernière analyse, « the mind is nothing but the brain » (l’esprit n’est rien d’autre que le cerveau). Certains comme Pierre Buser distinguent une tribu de réductionnistes qu’il qualifie de « réductionnistes émergentiels » auquel appartient par exemple un Jean-Pierre Changeux. [15] Mario Bunge se refuse au dualisme qu’il estime flou et non-scientifique. C’est un théoricien de l’émergentisme matérialiste dont il résume ainsi les trois princi­paux dogmes : 1. Tous les états mentaux son des processus du cerveau des vertébrés supérieurs ; 2. Ces processus émergent à partir des composants cellulaires du cerveau ; 3. La prétendue relation psycho-physique consiste en interactions entre les différents sous-systèmes du cerveau. [16]

Beaucoup de personnes évitent ou plutôt contournent la question de la conscience en parlant d’émergence : la subjectivité émerge de la matière. Mais cette notion d’émer­gence n’est jamais élaborée : elle n’est finalement qu’un cache-misère, dénué de contenu conceptuel, ou, plus simplement la manière de ne pas avouer son matérialisme : « que faut-il entendre par ce terme d’émergence vivement controversé, demande Simon, qui peut au mieux signifier un constat mais ne constitue aucunement une explication ? » Puis, ayant passé en revue différentes opinions controuvées, il conclut : « Il est à craindre que le terme d’ »émergence » ne soit alors qu’un rideau de fumée, camouflant une diffé­rence irréductible entre mental et cérébral. Car, ou bien ce qui émerge de la matière de­meure essentiellement matériel, et dès lors, en théorie du moins, analysable en termes physiques ou physicalistes ; mais la subjectivité comme telle supposée émergente est alors trahie ou travestie. Ou bien ce qui émerge de la matière peut être hétérogène à celle-ci ; il semble alors qu’on tourne le dos au matérialisme émergentiel et il faut expli­quer autrement cette sorte d’ »immatériel » [17] ».

Voici comment conclut un article consacré au cerveau : « Les règles fonctionnelles de ces ensembles neuronaux, qui peuvent aussi rappeler celles établies pour l’intelligence artificielle, doivent aboutir aux activités mentales de l’homme [18] ».

L’auteur affirme clairement son physicalisme de multiples fois [19] : « Tous les phéno­mènes mentaux conscients ou inconscients, visuels ou auditifs – douleurs, excitations, démangeaisons, pensées, bref, toute notre vie mentale –, sont causés par des processus qui se produisent à l’intérieur du cerveau [20] ».

Pour s’expliquer, il refuse la théorie causaliste classique selon laquelle le cerveau est à l’état mental ce que la cause est à l’effet. Selon lui, une telle théorie est génératrice de dualisme, car chaque événement est discret. Il faut compliquer la notion de causalité et faire appel à une analogie qui va se transformer en identité [21] : la relation existant entre les propriétés microscopiques et les propriétés macroscopiques. On constate en effet qu’un objet macroscopique présente des propriétés macroscopiques, comme la liquidité ou la transparence ; d’autre part, ces propriétés macroscopiques peuvent souvent s’ex­pliquer en terme de comportements ou de propriétés des éléments microscopiques : l’état liquide, par exemple, s’explique par les interactions existant entre les molécules d’H2O. Application : « Exactement comme l’état liquide de l’eau est causé par le compor­tement des éléments au niveau de la microstructure, mais est aussi en même temps une caractéristique matérialisée dans le système des micro-éléments, les phénomènes mentaux sont causés par les processus qui se déroulent dans le cerveau au niveau neu­ronal ou modulaire, et sont aussi une caractéristique matérialisée dans le système qui se compose de neurones [22] ».

Conclusion : « l’esprit et le corps agissent l’un sur l’autre, mais ne sont pas deux choses différentes, puisque les phénomènes mentaux ne sont que des caractéristiques du cer­veau [23] ». En ce sens, il estime autant être un mentaliste naïf qu’un physicaliste naïf.

Par souci de simplicité, je ne prendrai que deux exemples français, célèbres : Changeux et Vincent.

c) Critique

Répondons au plan de la seule science. Pour le philosophe australien D. M. Armstrong, les états mentaux, dont les émotions, sont des « états centraux », c’est-à-dire du système nerveux central, « qui sont l’effet de certaines causes [24] ». Déjà, il y a un siècle, James soutenait que l’émotion n’est que la prise de conscience secondaire des manifestations viscéro-somatiques. « Ainsi, d’après le sens commun, nous perdons notre fortune, nous sommes affligés, et nous pleurons ; nous rencontrons un ours, nous avons peur, et nous fuyons […]. Je prétends que cet ordre est inexact, que le fait de conscience représentatif n’est pas immédiatement suivi du fait de conscience affectif, que les manifestations cor­porelles s’interposent entre eux, que donc nous sommes affligés parce que nous pleu­rons, fâchés parce que nous frappons, effrayés parce que nous tremblons [25] ».

Qu’en penser ? D’une part, il est absolument certain que les humeurs sont en étroite connexion avec le cerveau. En 1937, deux chercheurs allemands, Klüver et Bucy ont ob­servé que la section bilatérale d’une partie importante du lobe temporal, affectant no­tamment le système limbique, engendrait une modification radicale du comportement émotionnel du singe, à type d’apathie : par exemple la vue d’un serpent qui provoquait auparavant une intense panique le laissait placide. De même, le comportement sexuel est perturbé, à type de masturbations incessantes, tentatives de relations homosexuelles, etc. Confirmation est donnée par la stimulation électrique du cerveau, faite par Olds et Milner, en 1954 : ainsi on implante une électrode dans l’aire septale dont la commande, par un levier, provoque le plaisir ; on observera que l’animal appuiera frénétiquement sur le levier pour s’autostimuler. On est donc autorisé à affirmer que les affects ont un fon­dement organique.

Ils sont aussi, pour une part, localisables : c’est ainsi qu’une aprosodie motrice (c’est-à-dire une aphasie de Broca) s’accompagne d’un discours monotone, sans relief affectif ; or, elle est causée par un infarctus atteignant notamment la partie inférieure droite du lobe frontal. De même les patients souffrant d’épilepsie temporale chronique présentent des troubles thymiques.

Il demeure qu’actuellement, les connaissances stagnent : « depuis les études d’Olds et Milner, on n’a guère progressé dans l’analyse de la représentation cérébrale du plaisir et de l’émotion [26] ». La question d’une spécialisation hémisphérique du contrôle des émo­tions est débattue. On se rappelle le cas de l’ouvrier Phinéas Gage dont, en 1848, une barre métallique traversa le crâne et détruisit la région préfrontale gauche. Il survécut, mais sa personnalité changea beaucoup : « L’équilibre entre ses facultés intellectuelles et ses propensions animales semble avoir été rompu. Il est capricieux, irrespectueux ; il se complaît dans la grossièreté [27] ». Une hypothèse tient que l’hémisphère droit intervient dans les affects négatifs et le gauche dans les positifs. En tout cas, les substrats neuroa­natomiques de la vie affective sont loin d’avoir livrés tous leurs secrets.

D’autre part, l’expérience mentale, affective ou non, demeure subjective : c’est moi qui ressens cet affect, et si je ne le disais pas, jamais on n’en connaîtrait l’existence. « Or, ce pôle subjectif que présente tout événement conscient de la vie psychique (perceptions, émotions, pensées…) n’est pas et ne peut pas être pris en compte par la conception matérialiste, raisonne Missa. En effet, de par sa nature même, une théorie objective, physicaliste est contrainte d’abandonner tout phénomène subjectif lequel, par essence, est lié à un point de vue unique, propre à chaque individu [28] ».

Précisons : la différence subjectif-objectif n’est pas seulement la distinction singulier-universel. Elle est plus profonde. « L’expérience subjective des émotions, remarque le neurologue Habib, est un des aspects les plus difficiles à explorer puisque par définition il ne peut s’agir que d’un ‘ressenti’, ce qui, d’une part, exclut pratiquement tout apport de l’expérimentation animale et, d’autre part, oblige le chercheur à se fier à ce que rapporte verbalement un individu, ce qui, bien sûr, se prête mal à une approche scientifique [29] ». Il est intéressant que cette conclusion rejoigne celle, « remarquable », d’un scientifique contemporain de Théodule Ribot, plus d’un siècle avant : « Admettons qu’une pensée dé­finie corresponde à une action moléculaire dans le cerveau […]. Nous n’en sommes pas moins incapables de passer par le raisonnement d’un phénomène à l’autre. Quel est le lien entre cet état physique et les faits de la conscience ? Admettons que le sentiment ‘amour’ par exemple corresponde à un mouvement en spirale dextre des molécules du cerveau, et le sentiment haine à un mouvement en spirale sénestre. Nous saurions donc que quand nous aimons, le mouvement se produit dans une direction, et que quand nous haïssons, il se produit dans un autre ; mais le pourquoi resterait encore sans ré­ponse. En admettant que la croissance du corps est mécanique et qu’il existe une corré­lation entre nos sentiments et l’état physique du cerveau, je crois avoir constaté la posi­tion du matérialiste dans tout ce que cette position a d’admissible. Je crois que le maté­rialiste placé dans cette position pourra en fin de compte, se défendre contre toutes les attaques ; mais je ne crois pas que l’esprit humain restant constitué tel qu’il est aujour­d’hui, il puisse aller au-delà. Je ne crois pas que le matérialiste ait le droit de dire que le groupement de ses molécules et que leurs mouvements expliquent tout. En réalité, ils n’expliquent rien. Tout ce qu’il peut affirmer, c’est l’association de deux classes de phé­nomènes dont il ignore absolument le véritable lien. Le problème de la connexion du corps et de l’âme est aussi insoluble, sous sa forme moderne, qu’il l’était avant l’ère des recherches scientifiques [30] ».

Ce qui peut nous faire sourire dans l’illustration de Ribot ne doit pas nous cacher que derrière les formules plus sophistiquées d’un Changeux, la même mécanique est en jeu : la complexité est le miroir aux alouettes du matérialisme. Il joue déjà dans la tentation des machines à penser ou dans la réduction du vivant à l’inorganique.

On connaît les travaux du médecin français Henri Laborit pour qui le système nerveux donne à l’individu la possibilité d’agir pour conserver sa structure. Selon cette perspec­tive, l’amour se présentera comme « la dépendance du système nerveux à l’égard de l’action gratifiante réalisée grâce à la présence d’un autre être dans notre espace [31] ». Convaincant ? Laborit convient lui-même que sa définition ne paraît guère avoir de va­leur quelconque face au transport de l’amoureux.

Ne raisonnons donc pas de façon binaire. Si nous ignorons la nature précise des rela­tions entre affect et cerveau, l’existence de celles-ci est indéniable. En tout cas, le cortex cérébral ne suffit pas à expliquer l’existence des affects. Ceux-ci trouvent donc leur source dans l’âme.

2) Distinction selon l’argumentation

a) Le cerveau comme machine

Le personnage étonnant que fut le découvreur d’Enigma et l’un des créateurs de l’in­formatique contemporaine, Alan Turing, fut toute sa vie passionné par le fonctionnement du cerveau : « toute sa thèse s’appuyait sur […] une description logique du système ner­veux, où la physique et la chimie [convoquées par la biologie actuelle comme instru­ments d’explication] ne jouaient qu’un rôle de support [32] ».

Pour Turing, le fonctionnement du cerveau est calqué sur celui de la machine. C’est même là le dernier avatar de l’homme-machine : la comparaison du plus noble organe à la plus noble machine, un ordinateur. C’est ainsi qu’on lui doit la comparaison suivante pour répondre à l’objection du manque de créativité de l’ordinateur face à l’ingéniosité humaine : « Un mathématicien humain a toujours suivi un entraînement passé. Cet entraî­nement n’est pas sans rappeler les tables d’instructions qu’on introduit dans une ma­chine. On ne doit donc pas attendre d’une machine qu’elle crée elle-même beaucoup de tables d’instructions. Nul homme n’apporte beaucoup à la masse générale de la connaissance. Pourquoi attendre davantage d’une machine ? Pour aborder le problème autrement, il faut que la machine ait des contacts avec les hommes afin qu’elle puisse s’adapter à leurs normes [33] ».

Voici une explication donnée par Turing qui montre bien qu’il envisage le fonctionne­ment du cerveau de façon univoque, sans différencier les modes d’exercice des diffé­rents types de causalité, ici matérielle et formelle : « Je pense qu’on peut faire en sorte qu’une machine repère une analogie. C’est en fait un très bon exemple de comment une machine peut être amenée à faire certaines choses considérées comme exclusivement humaines. Imaginons quelqu’un essayant de m’expliquer, par exemple, la double néga­tion : si une chose n’est pas non-verte, alors elle est verte, mais qui n’y arriverait pas vraiment. Il pourrait dire : « C’est comme traverser la rue. On la traverse, puis on la retra­verse, et on se retrouve sur le trottoir d’où on est parti ». Cette remarque peut provoquer le déclic de la compréhension. C’est le genre de choses que nous voudrions trouver avec les machines, et je suis certain que cela arrivera [voilà l’énoncé typique de la confusion]. J’imagine que les analogies fonctionnent un peu de cette manière à l’intérieur de notre cerveau. Quand deux ensembles d’idées ou plus suivent le même système de connexions logiques, le cerveau, lui, aurait plutôt tendance à économiser en les utilisant deux fois de suite, pour se souvenir de la connexion logique dans un cas comme dans l’autre. On peut supposer qu’une partie de mon cerveau a donc servi deux fois de suite de cette façon, une fois pour l’idée de la double négation, une fois pour celle de traverser et de retraverser la toute. Je suis censé connaître toutes ces choses, mais ne parviens pas à saisir où mon interlocuteur veut en venir tant qu’il ne me parle que de ses ne et de ses non. Pour une raison ou pour une autre, cela n’atteint pas la bonne partie de mon cerveau. Mais dès qu’il parle de cette histoire de route à traverser, la bonne partie du cerveau est atteinte, bien que par une voie différente. S’il existe une explication pure­ment mécanique de la manière dont cet argument par analogie circule dans le cerveau, il serait possible de faire faire la même chose à un ordinateur numérique [34] ».

b) L’homme neuronal de Jean-Pierre Changeux
1’) Exposé

Claude Allègre affirme de but en blanc, sans se rendre compte qu’il postule philosophi­quement le matérialisme de la science : « Le conflit entre la vision scientifique de la vie et la conception religieuse est donc clair et ses causes bien connues. Pourtant, dans les années futures, il risque d’être dépassé par une confrontation encore plus directe. Ce nouveau champ de bataille est celui des neurosciences. Pourquoi ? Parce que la reli­gion est fondée sur la dissociation de l’âme et du corps, sinon de l’esprit et de la matière, alors que les neurosciences se proposent désormais de déterminer la nature matérielle, le support de ces notions qu’on croyait abstraites [35] ».

De Vogt et Moleschott affirment : « « Sans phosphore, point de pensée », d’où ils dédui­sent que la pensée est dans le phosphore [36] ». Telle est aussi l’opinion du matérialisme marxiste, par exemple de Lénine : la conscience humaine est un produit de la matière cérébrale. [37] Selon ce point de vue, la connaissance ne présente pas de différence de nature mais de degré avec l’excitation des plantes. Exprimée en sa crudité, cette opinion choque. Pourtant, dans le brillant ouvrage qui l’a rendu célèbre : L’homme neuronal [38], Jean-Pierre Changeux, l’actuel président du Comité Consultatif d’Ethique [39], ne dit pourtant pas autre chose, quoiqu’il l’exprime de manière plus sophistiquée. [40]

L’intention de Changeux est claire : s’opposant notamment à angle droit à Henri Bergson qui estimait que « le système nerveux n’a rien d’un appareil qui servirait à fabri­quer ou même à préparer des représentations [41] », il veut effacer la séparation des sciences neurologiques et des sciences humaines, à commencer la psychologie, en montrant que le clivage opéré entre activités mentales et neuronales est injustifié. La réalité est une ; seuls diffèrent les points de vue. Et cette unification s’opère en faveur du seul support matériel, ici le réseau neuronal. Dit autrement : l’esprit est une passion in­utile [42] ; le rasoir d’Occam nous laisse avec le seul cerveau. Changeux récuse toute séparation entre « l’organisation fonctionnelle du système nerveux et son organisation neurale [43] ».

Dans un court historique sur le cerveau, comme organe de la pensée (chapitre 1), Changeux montre que l’étude du fonctionnement de l’encéphale est peu à peu passé du pneuma, aux esprits animaux, puis au fluide nerveux, au potentiel d’action et enfin au transfert d’ions et aux neurotransmetteurs : l’explication de la pensée s’est tournée avec un bonheur croissant vers les fondements physico-chimiques des fonctions cérébrales. C’est ce que manifesteront en détail les différentes sciences du cerveau. D’abord, l’ana­tomie comparée des animaux et des hommes montre qu’ »aucune catégorie cellulaire, aucun type de circuit particulier n’est propre au cortex cérébral de l’homme [44] », et cela vaut autant pour la structure macroscopique que pour son architecture microscopique (chap. 2). Il en est de même pour la physiologie « des mécanismes élémentaires de la communication nerveuse [45] » : quant aux neurotransmetteurs, aux récepteurs, aux ca­naux ioniques, le cerveau humain ne diffère pas d’une Gymnote (chap. 3).

Le passage du cerveau animal au cerveau humain est continu, sans modification quali­tative, mais seulement de degré ou quantitatif. Par ailleurs, il existe deux types d’ap­proche du comportement humain. Prenons la manière dont un homme communique avec un de ses semblables. Soit je décris les gestes de part et d’autre, en tentant d’ana­lyser les stimulus et les réponses (au stimulus « je tends la main » correspond la réponse « je tends la mienne »). Telle est la démarche développée par les behaviouristes améri­cains. Certes, elle ne comporte pas nécessairement le risque de faire à nouveau de l’homme, un être à part, doué d’esprit et donc d’à nouveau consommer le divorce psy­chologie-neurologie : certains éthologues, tels Desmond Morris et même Konrad Lorenz, ont longuement expliqué combien les mœurs humaines, par exemple les parades de sé­duction ou les rituels agressifs, s’enracinent dans des mécanismes animaux mis en place durant l’évolution. Plus encore la sociobiologie de Wilson a systématiquement dé­composé l’agir de l’homme à ses composantes instinctives, déterministes. Mais cette démarche est superficielle et ne permet pas d’assimiler l’homme à l’animal : elle observe l’animal et l’homme de l’extérieur, en s’interdisant de regarder dans la boîte noire. Fort des développements des neurosciences, Changeux estime qu’on peut aller plus loin (chap. 4) : « Rien ne s’oppose plus désormais, sur le plan théorique, à ce que les conduites de l’homme soient décrites en termes d’activités neuronales [46] ».

Et c’est ce qu’il va tenter dans un long chapitre qui est le cœur de l’ouvrage (chap. 5). Tous les objets mentaux sont matériels : tant les perceptions que les images mentales et les concepts abstraits. Prenons l’exemple des images. Kosslyn a imaginé l’expérience suivante [47]. Il demande à des sujets de dessiner la carte d’une île au trésor, avec une place, une hutte, des rochers, des cocotiers, un trésor, tous disposés à des endroits pré­cis de l’île. Puis, ôtant la carte, il demande au sujet d’effectuer une exploration mentale de l’île, à partir de la plage. L’expérimentateur énonce le mot « cocotier » ; le sujet cherche mentalement sur la carte l’emplacement de l’arbre et appuie sur un bouton dès qu’il a trouvé. On continue l’expérience avec la hutte, le trésor, etc. Or, la durée de l’exploration varie de manière linéaire avec les distances réelles des points marqués par le sujet sur sa carte. Carte imaginaire et carte réelle contiennent donc les mêmes informations sur la distance et sont très similaires. Or, celle-ci est matérielle. C’est donc que « la matérialité des images mentales ne peut être mise en doute [48] ». On pourrait continuer le raison­nement pour les concepts qui ne sont finalement que des élagages ou des combinaisons plus ou moins complexes d’images [49].

Or, estime Changeux, la machine cérébrale, les différents mécanismes cellulaires sont à l’origine de ces différentes opérations cérébrales de construction des différents « objets mentaux ». La conclusion suit, nécessaire : « Les opérations sur les objets mentaux et sur­tout leurs résultats, seront « perçus » par un système de surveillance composé de neu­rones très divergents, comme ceux du tronc cérébral, et de leurs réentrées. Ces enchaî­nements et emboîtements, ces « toiles d’araignée », ce système de régulations fonctionne­ront comme un tout. Doit-on dire que la conscience « émerge » de tout cela ? Oui, si l’on prend le mot « émerger » au pied de la lettre, comme lorsqu’on dit que l’iceberg émerge de l’eau. Mais il nous suffit de dire que la conscience est ce système de régulations en fonc­tionnement. L’homme n’a dès lors plus rien à faire de l’ »Esprit », il lui suffit d’être un Homme Neuronal [50] ».

À l’instar de ce que fit son collègue Jacques Monod pour la vie, Changeux explique donc la pensée à partir de ses composants matériels élémentaires. Mais comment com­prendre la corrélation précise entre cerveau et pensée. La Leçon inaugurale au Collège de France fournit un développement simplifié [51].

Il se pose d’emblée un problème redoutable : l’organisation fonctionnelle du cerveau est assujetti à un déterminisme génétique strict (plus strict chez un Invertébré que chez un Vertébré, cependant), il est commandé par les gènes du stock chromosomique. Or, d’un côté, on trouve cent mille synapses cérébrales, de l’autre, le contenu de l’ADN per­met, en droit de « coder quelques millions de protéines [52]« et, de fait, quelques dizaines de milliers. Comment faire naître la complexité de l’architecture cérébrale à partir d’un nombre aussi restreint de gènes [53]? Changeux part de quatre types d’observation : 1. il existe des fluctuations dans la mise en place des contacts synaptiques ; 2. ces contacts ne sont eux-mêmes pas stables, mais labiles, avant d’être rigides, confirmés ; 3. on ob­serve des phénomènes de régression spontanée durant le développement (ainsi, dans les cellules de Purkinje du cervelet de l’enfant nouveau-né, l’axone présente 20 à 24 branches collatérales et n’en garde plus que 4 ou 5, à 2 mois) ; 4. l’environnement inter­fère sur le développement de certaines aires cérébrales. Partant de là, Changeux pro­pose le modèle suivant :

  1. Moment de l’épigenèse fonctionnelle. Le cerveau pousse son architecture qui, dans un premier temps, est fluctuante : un maximum de contacts synaptiques laisse le moins d’espaces vacants possibles, et cela sans que chaque contact soit spécifié, ce qui ferait appel à une inflation génétique.
  2. Puis, sous la pression du milieu, se produit ce que Changeux appelle une stabili­sation sélective, notamment grâce à plusieurs catégories de signaux (des protéines) qui, envoyés aux terminaisons nerveuses labiles, vont rendre le neurone plus résistante à la dégradation. Le problème est donc résolu par un schéma darwinien appliqué à l’évolution de la cellule neuronale qui se trouve en état de pénurie génétique.

L’immense avantage de ce processus tient à son économie génétique. Changeux croit en trouver un analogue dans l’apprentissage usuel pour qui, souvent, apprendre, c’est éliminer. De plus, ce modèle explique le mystère de la stabilisation du stock génétique à une valeur constante avec les grands singes, alors que le système nerveux continue à se complexifier de façon croissante. En tout cas il interdit d’identifier l’homme à son substrat chromosomique.

Pour le cerveau, le mécanisme de sélection aboutissant à l’élimination de certaines sy­napses et à la stabilisation sélective de certaines autres pourrait être sous la dépen­dance d’influences épigénétiques s’exerçant au cours de la phase de maturation qui suit la naissance. [54]

2’) Critique [55]

À peine plus subtile que le réductionnisme grossier de Changeux, est la position de John R. Searle pour qui la pensée est une propriété du cerveau, « exactement » comme l’eau est liquide au plan macroscopique, du fait de l’arrangement moléculaire au plan microscopique : « Certaines activités spécifiques électrochimiques se produisent parmi les neurones […] et ce sont ces processus qui engendrent la conscience [56] ».

À la décharge de Changeux, mais amplifiant ses thèses, il faut noter que nombre de développements scientifiques [57], neurologiques [58] ou psychiatriques [59], mais pas tous [60], établissent une équivalence entre activité du cerveau et pensée. On comprend ce qui pourrait être un raccourci méthodologique ; mais, à force d’être martelée, cette équivalence devient identité, il n’est nullement nécessaire de faire intervenir une autre causalité, intermédiaire. [61]

L’application de la théorie néodarwinienne, outre ses insuffisances générales sur les­quelles ce n’est pas le lieu d’insister, est a fortiori inopérante pour expliquer l’apparition de la plus extraordinaire réalité matérielle existante : le cortex cérébral humain. Comme le dit excellemment Éccles, cette hypothèse évolutionniste « n’explique pas comment des expériences mentales sont mystérieusement apparues dans un monde constitué jus­qu’alors de réalités purement matérielles ; mais elle a le mérite de suggérer en quoi leur apparition aurait conféré à l’espèce un avantage sur ses rivales ». Il demeure cependant « gênant que les évolutionnistes se soient si peu préoccupés de la formidable énigme qu’oppose à leur théorie matérialiste l’apparition du mental au cours de l’évolution des espèces [62] ».

Changeux se prétend scientifique, chercheur, mais fait pourtant de constantes incur­sions en territoire philosophique [63], à qui, sans le dire, il emprunte certains concepts [64]. Il est significatif qu’il ait emprunté à un passage de L’Homme-Machine de La Mettrie son introduction à la Leçon inaugurale au Collège de France : « Je crois la pensée si peu incompatible avec la matière organisée qu’elle semble en être une propriété telle que l’Electricité, la Faculté motrice, l’Impénétrabilité, l’Etendue, etc ». Et voilà maintenant comment Changeux achève sa communication (non cellulaire !) : « Il apparaît désormais concevable que les opérations élémentaires de la pensée soient un jour décrites en termes de communications cellulaires [65] ». Il n’est pas rare que l’humilité du chercheur justifie, excuse et fonde le prométhéisme de la promesse, de sorte que l’amateur avide de spectaculaire ne retienne que le contenu de la prophétie, en l’affublant peu à peu d’une certitude similaire au discours rigoureux d’où elle émerge. Le hiatus abyssal et parfois infranchissable du possible et du fait est comblé par l’imagination d’un lecteur qui ignore la résistance opposée par l’expérimentation quotidienne. De même, Changeux propose un modèle « laplacien » d’étude du cerveau, se mettant en péril de renouveler un déterminisme bientôt réfuté : la découverte des différents neuromédiateurs – on est tout de même passé de la dizaine dont il parle à une centaine – et de leur fonctionnement, estime-t-il, permet de dire que « le fonctionnement global du neurone et de ses synapses est « calculable », donc prévisible. Alors, pourquoi ne pas généraliser […] au système ner­veux tout entier [66]? »

À titre de confirmation, Hans Jonas [67], sans défendre l’immortalité de l’âme, tient, contre le déterminisme scientifique toujours très présent que la spontanéité de l’esprit et la causalité mécanique peuvent coexister.

Enfin, il serait bon que Changeux puisse cloisonner ses conclusions et s’ouvrir à une réelle diversité d’approches. Voici comment un darwiniste exprime sa foi chrétienne :

 

« L’âme est considérée par les chrétiens comme la partie spirituelle de l’homme […]. Elle est liée à la personnalité essentielle de chaque individu, et chaque âme est unique. Elle est responsable des décisions morales aussi bien que des conclusions rationnelles, et elle est immortelle. Puisque l’âme relève du spirituel, la question de savoir si elle existe échappe au champ de la recherche scientifique et ne soulève pas de problèmes par rapport au darwinisme [68] ».

 

« L’erreur du réductionnisme difficilement admise par ceux qui le pratiquent, explique France Quéré, est de se méprendre sur la nature même de l’intelligence dont ils font usage. Parce qu’ils découvrent des conditionnements cérébraux essentiels et jusque-là inconnus, ils pensent avoir trouvé le fondement de notre intelligence. En réalité, ils confondent la connaissance infiniment subtile du fonctionnement du cerveau avec l’acte qu’utilise sans le détruire, ni s’y réduire, ce fonctionnement. L’existence et la pensée impliquent une intégration personnelle des virtualités organiques qui conditionnent l’une et l’autre et ne peuvent se ramener à de tels conditionnements, ni pour autant en faire fi [69] ».

 

Enfin, les thèses de Changeux sont problématiques quant à leurs conséquences : leur biologisme n’évacue-t-il pas toute éthique ? On sait que notre auteur prétend justement fonder une éthique naturaliste, matérialiste et qu’il a écrit un ouvrage en ce sens. En ef­fet, l’exigence éthique demande la liberté responsable. Or, si « je suis mon cerveau, je suis quelque chose que je gouverne pas (nul ne contrôle volontairement ses neurones), mais qui me gouverne, ou qui me constitue à mon insu : si je suis mon cerveau, loin qu’il fasse ce que je veux, c’est moi qui veux ce qu’il fait ». D’où la question dont la réponse ne paraît guère douteuse : « Un cerveau, cela peut-il avoir des devoirs [70]? » La réduction de l’homme à son organisme interdit toute exigence éthique.

Jean-Paul II a justement répondu : « les théories de l’évolution qui, en fonction des phi­losophies qui les inspirent, considèrent l’esprit comme émergeant des forces de la ma­tière vivante ou comme un simple épiphénomène de cette matière, sont incompatibles avec la vérité de l’homme. Elles sont d’ailleurs incapables de fonder la dignité de la per­sonne. Avec l’homme, nous nous trouvons devant une différence d’ordre ontologique, devant un saut ontologique [71] ».

Dominique Lambert répond au réductionnisme d’abord en évitant la réponse concor­diste qui, par exemple, se servirait des limitations internes des systèmes formels pour in­duire la présence et la transcendance de l’esprit. Puis, il use de l’argument par rétorsion : « Il faut déjà penser pour commencer à se dire : « Je vais réduire toute l’activité pensante de l’homme au substrat neuronal ». » Surtout, il convient de distinguer les discours : « La pensée est sous un certain point de vue, celui de la biologie, totalement un phénomène neuronal. Mais, et c’est là la spécificité de l’option métaphysique, ce point de vue qui voit tout en son ordre ne voit pas le tout. Et, en particulier, il ne voit pas que le phénomène biologique, ce qui apparaît matériellement, est comme englobé, intégré, supporté par une dimension métaphysique qui lui donne tout son sens, mais qui hic et nunc ne va ja­mais sans lui [72] ».

3’) Une « hypothèse stupéfiante » ?

Prix Nobel 1962, avec James Watson, Crick est le découvreur fameux de la structure (en double hélice) de l’ADN. Il profite de cette autorité pour donner de nombreuses conférences dans le monde entier, à des publics savants ou profanes, et peut-être aussi pour s’aventurer, sans bonheur, sur le terrain de la philosophie, avec l’outrecuidance peut-être de l’Américain, sans doute du chercheur (cf. les commentaires condescendants des ouvrages cités en bibliographie), et en tout cas l’ignorance si caractéristique de ce dernier en des matières dont il ne soupçonne pas la diversité d’avec son propre point de vue.

L’Hypothèse stupéfiante que nous inflige ce livre affligeant n’est rien d’autre qu’une mouture à peine nouvelle du matérialisme le plus : « L’Hypothèse stupéfiante c’est que « vous », vos joies et vos peines, vos souvenirs et vos ambitions, le sens que vous avez de votre identité et de votre libre arbitre, ne sont rien de plus que le comportement d’un vaste assemblage de cellules nerveuses et de molécules qui y sont associées [73] ». Comme toujours, son ennemi est le spiritualisme identifié au dualisme selon lequel « l’es­prit et le cerveau sont des entités séparées [74] ». Crick n’a aucune idée de l’existence de l’hylémorphisme aristotélicien.

À l’instar de Changeux, Crick trouve son moyen terme dans le neurone, précisément dans l’incroyable complexité du réseau neuronal. Mais il n’a ni le brio ni la culture de Changeux. Aussi, Crick se contente-t-il d’analyser l’exemple de la perception visuelle. « On ne peut pas expliquer les divers stades très complexes du traitement visuel en termes de neurones et assurer négligemment que certains aspects de la vision n’ont pas besoin d’être expliqués parce que je « vois » naturellement [75] ».

La critique est aisée : la démarche de Crick est strictement scientifique, car seule la science est à même de nous parler de la conscience, de la liberté, de l’âme. La seule perspective légitime est celle de la matérialité, et, plus encore, de son élément, le neu­rone. « Les philosophes ont raison d’essayer de découvrir de meilleurs manières d’envi­sager les problèmes et d’attirer notre attention sur des erreurs découlant de conceptions périmées. S’ils ont fait si peu de progrès, c’est parce qu’ils observent le système de l’ex­térieur. Ils n’utilisent pas le langage adéquat. Il est essentiel de penser en termes de neu­rones, ce qui comprend à la fois leurs composants internes et leurs interactions com­plexes et inattendues. Quand nous comprendrons vraiment comment fonctionne le cer­veau, nous serons peut-être capables de donner des comptes-rendus approximatifs de nos perceptions, de nos pensées et de noter comportement à des niveaux supérieurs [76] ». Bref, « le langage du cerveau est fondé sur les neurones [77] ».

Aussi Crick nous assène-t-il un « sermon » (ce sont ses propres mots, non dénués d’hu­mour) qui est un Credo scientiste, un hymne à l’omniscience. « Le but de la science est d’expliquer tous les aspects du comportement de nos cerveaux, y compris celui des mu­siciens, des mystiques et des mathématiciens [78] ». Nous échappons de justesse à ses habituelles péroraisons optimistes.

c) Le cerveau flou de Jean-Didier Vincent
1’) Exposé

Le totalitarisme neuronal de Changeux ne semble pas respecter les faits et s’attire les foudres d’un autre neurobiologiste, Claude Vincent, dans un ouvrage lui aussi à succès, La biologie des passions [79]. Les Grecs ont inventé le milieu extérieur et Claude Bernard le milieu intérieur, qui est la condition de la vie. En effet, ce milieu est doué de deux propriétés essentielles : par rapport à soi, la stabilité et, par rapport aux autres, la constance ou adaptabilité aux variations extérieures. Or, cette stabilité et cette adaptabi­lité [80] ne sont possibles que si les différents organes communiquent entre eux et avec l’extérieur. Quelles sont les agents de cette communication ? Le système nerveux et le système endocrine. Nous connaissons le premier, composé du névraxe (cerveau et moelle épinière) et du système nerveax autonome, sympathique et parasympathique. Le second se compose de glandes qui secrètent des substances appelées hormones. Le premier est au second ce que le sprinter est au coureur de fond. Trois propriétés permet­tent de différencier leurs actions qu’un tableau résumera [81].

 

 

Système neuronal

Système hormonal

Différence par rapport au temps

Action durable

Action ponctuelle

Différence par rapport à l’es­pace

Action locale

Action éloignée

Différence par rapport à la fi­nalité

Action diffuse

Action précise

 

Or, et voilà où veut en venir Vincent, le cerveau n’est pas si différent d’une glande ; système hormonal et neuronal sont intimement liés. La meilleure preuve en est que le système nerveux libère des neurohormones et des neurotransmetteurs à action hormo­nale. Plus encore, il est maintenant prouvé qu’une substance unique agit au sein et du cerveau et des viscères. En effet, face à une modification du milieu, l’individu utilise deux système d’intervention : l’un comportemental, d’ordre sensible ou volontaire, dont le point d’impact est cérébral, donc neuronal ; l’autre viscéral, végétatif, dont le mécanisme est humoral, endocrine. Or, c’est une même hormone qui agit au sein des deux systèmes. Par exemple, c’est la lulibérine qui, dans le cerveau, déclenche le comportement sexuel et va par exemple inviter à dire à « je t’aime » – et, dans les gonades, va régler la matura­tion des cellules sexuelles et leur éclosion. C’est la même hormone qui, pour maintenir la constance du poids, pousse à ce que l’homme mange (comportement neuronal) et mobi­lise ses réserves (métabolisme viscéral). En conséquence, au plan spatial, à un cerveau neuronal, câblé, responsable des fonctions sensori-motrices et rationnelles, se super­pose un cerveau humoral, source des divers affects et des comportements afférents. Plus encore, d’un point de vue opérationnel, on trouve, « à côté du cerveau neuronal, exemple d’ordinateur d’une complexité sans modèle, un véritable cerveau hormonal qui modifie sans cesse et dans toutes ses structures le fonctionnement du premier [82] ». Vincent op­pose donc un cerveau rigide à un « cerveau flou ». Le confirme l’évolution qui, après avoir inventé, chez l’invertébré, le système nerveux autorisant un comportement répétitif d’une extraordinaire élaboration mais dénué de toute plasticité face aux changements du milieu, a mis au point, chez le vertébré, le système hormonal afin de permettre une meil­leure adaptation : « Dieu, qui avait fait des études d’ingénieur, fabriqua les invertébrés. Il s’émerveillait chaque jour de leur étonnante mécanique. Mais leur monotone répétition finit par l’ennuyer, et Dieu créa l’homme. Mais Dieu, qui avait fait des études d’ingénieur, fut choqué de ses humeurs changeantes et incertaines, et il le jeta dehors [83] ».

Au modèle moniste de Changeux succède le modèle dualiste de Vincent. En effet, ce­lui-ci se garde bien de réagir unilatéralement en proposant un modèle uniquement hu­moral, mais il cherche à réconcilier le cerveau neuronique aux humeurs du corps. Or, re­connaître cette dualité n’est-ce pas retrouver l’esprit ? C’est ce que Vincent a l’air de dire : « A prôner un cerveau sans esprit, on finit par obtenir un esprit sans corps ou un ordina­teur merveilleux à la recherche d’un programmateur [84] ».

2’) Critique

Le mérite de Vincent est de montrer la complexité – qui fait système – du substrat orga­nique et de refuser une corrélation trop univoque entre telle fonction et tel organe : « La pensée, disait déjà Alexis Carrel, est fille des glandes à sécrétion interne aussi bien que de l’écorce cérébrale [85] ». Un autre intérêt de ses développements est de retrouver la distinction affectif-cognitif bien connue des Anciens. Cependant il la fonde organique­ment sur la dualité humoral-neuronal. Un exemple parmi beaucoup est fournie par l’ex­plication suivante : « Une pomme est posée sur la table. Mon cortex occipital la voit ; mon cortex temporal associatif dit : « Elle a l’air bonne ». Mon cortex pariétal associatif conclut : « Je vais la manger ». Mon cortex préfrontal dit alors : « Je vais la porter à ma bouche et la croquer », ce que fait mon cortex moteur, sous le contrôle vigilant de mon cortex somes­thésique. Et tout mon cerveau se régale [86]! » Jean-Didier Vincent se refuse à donner le primat au psychologique sur le biologique, afin de sauvegarder le caractère unitaire de l’état central fluctuant. On a demandé à des acteurs professionnels maîtrisant parfaite­ment leur musculature faciale de représenter six émotions, colère, peur, tristesse, joie, dégoût et surprise, pendant qu’on mesure un certain nombre de paramètres comme la fréquence cardiaque et la température. Or, l’expérience montre que les modifications musculaires faciales induisent des transformations neurovégétatives correspondant à la passion : « les sujets sont émus parce qu’ils ont l’air ému [87] ».

À donc y regarder de près, si Vincent se refuse à réduire l’homme à son activité neuro­nale, il ne sort nullement du matérialisme où nous enfermait Changeux [88]. Dans une interview au Nouvel Observateur, ne tente-t-il pas d’expliquer le comportement humain dans des termes hédonistes, plaçant l’intelligence au service du plaisir ? « Tout le com­merce que chacun d’entre nous entretient avec le monde extérieur n’a qu’un seul objectif : encaisser le maximum de profit dans cette seule monnaie commune qui vaille, le plai­sir ». Et de donner un exemple parlant : « Si vous devez, mettons, traverser pieds nus une flaque d’eau glacée afin de manger un gâteau, votre cerveau va calculer le meilleur trajet [89] ».

d) Le cerveau comme organe adaptatif

On peut encore être matérialiste pour des raisons finalistes, par exemple néodarwi­nienne. On réduira alors le cerveau à être un organe visant à l’adaptation de l’animal su­périeur, ici l’homme, à son environnement. C’est ce qu’affirme l’entomologiste Edward O. Wilson, fondateur de la sociobiologie : « L’encéphale n’a d’autre raison d’être que d’assu­rer la survie et la multiplication des gènes qui organisent sa formation. L’esprit humain est un appareil de survie individuelle et de reproduction spécifique, et la raison n’est qu’une des techniques variées auxquelles il recourt [90] ».

B) Le dualisme spiritualiste ou l’explication métaphysique

On peut évoquer différents noms comme ceux de Saul Kripke [91] ou de Thomas Nagel. Ces penseurs refusent la réduction des états mentaux à des états cérébraux. Voilà pour­quoi l’affirmation de la spécificité de l’esprit, dans sa différence d’avec le corps, conduit à celle du dualisme, d’une dualité de principes internes à l’homme. En fait, par symétrie avec l’expression matérialiste, il faudrait ici parler de matérialisme spiritualiste.

À l’instar des écoles matérialistes, on peut distinguer deux sortes de position dualiste selon la radicalité des positions adoptées, selon la profondeur de la thèse.

1) Dualisme épistémique

On la retrouve aussi dans les travaux d’Heinz Pagels [92] qui plaide pour un dualisme original, le dualisme épistémique. Il distingue les spécialistes des relations entre cer­veau et esprit en deux camps : « les psychologues cognitivistes qui adoptent une ap­proche « descendante » et les neurobiologistes qui utilisent une approche « ascendante » [93] ». Sa position est la seconde : « Si l’on veut comprendre la fonction cognitive chez l’être humain, je pense que l’approche « ascendante » des neurobiologistes réussira, à long terme, à expliquer les manifestations biologiques d’un esprit, sa conscience, ses croyances et ses émotions [94] ».

L’inspiration, le fondement méthodologique est le dualisme kantien. La troisième anti­nomie de la Dialectique transcendantale de la Critique de la raison pure résume la diffi­culté à laquelle il est confrontée à partir de l’exemple privilégié de la liberté : d’un côté, il a reçu de Newton (qui est pour lui, l’illustration même de la science) la certitude que le monde naturel est enserré dans un réseau strictement déterministe de lois causales ; de l’autre, la vie morale requiert une liberté qui transcende les nécessités de la nature, si elle ne veut pas miner toute responsabilité. Comment concilier ? Par un dualisme épis­témique qui tiendra que la première proposition est vraie en théorie et la seconde vraie en pratique. De même, Pagels estime que nous sommes pris dans un bivium actuelle­ment insoluble : d’un côté, les sciences neurophysiologiques soumettent tous les pro­cessus cérébraux, y compris la genèse de la pensée, à un déterminisme physico-chi­mique ; de l’autre, la sauvegarde même de la culture et de l’humanisme requiert une transcendance à l’égard du matérialisme. Aussi, Pagels estime-t-il possible de tenir un « dualisme épistémique » ou, selon l’une de ses expressions, un « découplage causal », in­troduisant une différence de niveaux entre les processus physico-chimiques et les autres voies d’approche qui demeurent légitimes.

2) Dualisme ontologique

La thèse épistémique est minimaliste à l’égard du dualisme franchement ontologique.

a) Exposé de John C. Éccles

Dans un ouvrage que sir Karl Popper, célèbre épistémologue, préface de façon très laudative, Evolution du cerveau et création de la conscience [95], le grand neurologue John C. Éccles tente une approche radicalement nouvelle du problème des relations corps-esprit et réalise une remarquable synthèse d’anatomie comparée, de paléontolo­gie, de physiologie du cerveau et de philosophie de la conscience. Se fondant sur les expériences à propos des synapses et de l’influx nerveux qui lui ont valu le Prix Nobel de Médecine 1964, et sur les travaux d’un physicien, Margeneau [96], Éccles propose une nouvelle hypothèse sur l’interaction esprit/cerveau à partir de la physique quantique : l’hypothèse des micro-sites.

1’) Une forte objection

Éccles part de l’objection aussi habituelle que forte du matérialisme : l’hypothèse de l’âme viole les lois élémentaires de la physique. En effet, si la pensée existait séparé­ment de la matière, elle exercerait une action observable sur des organes matériels tels que les neurones du cortex cérébral. Or, la première loi de la thermodynamique postule la conservation de l’énergie.

Mais si cette objection vaut pour un physicien du xixe siècle, elle n’intègre pas la révolu­tion opérée au xxe par la mécanique quantique : « certains champs, tels que le champ de probabilité en mécanique quantique, explique Margeneau, ne portent ni énergie ni ma­tière […]. Dans les systèmes physiques très complexes tels que le cerveau, les neurones, les organes des sens, dont les composants sont assez petits pour être régis par les lois de la probabilité quantique, l’organe matériel est dans un état indéterminé qui le laisse accessible à un grand nombre de changements possibles dont chacun possède une probabilité assignable ; s’il se produit un changement qui requiert de l’énergie, ou plus ou moins d’énergie qu’un autre, l’organisme complexe fournit celle-ci automatiquement. Il ne serait pas vraisemblable qu’il recourût à l’esprit pour fournir de l’énergie ». Bref, « on peut considérer l’esprit comme un champ au sens que revêt ce mot en physique. Mais, en tant que champ non matériel, ce avec quoi il présente l’analogie la plus proche, c’est peut-être un champ de probabilité [97] ».

2’) Les trois mondes

John C. Éccles va développer cette intuition en faisant appel à une notion qui lui est chère : la distinction des trois Mondes établie par Karl Popper [98]. Elle englobe toutes les formes d’existence et d’expérience. Le Monde 1 est celui la matière et de l’énergie, des choses et des états matériels, cerveau humain compris. Les Mondes 2 et 3 considè­rent la conscience : soit comme expérience subjective, comme processus mental (et l’en­semble de ces états de conscience constitue le Monde 2) ; soit comme expérience ob­jective, comme produit ou effet du processus de la pensée et de la créativité de l’homme (et ce monde de la culture, qui intègre le langage constitue le Monde 3 [99]).

La question de l’interaction entre cerveau et esprit devient, dans le vocabulaire poppé­rien, celle de la relation du Monde 1 et du Monde 2 qui ont, tous deux, une existence autonome, mais interagissent. Éccles ne s’interroge pas sur les « problèmes ontolo­giques, mais seulement sur la façon dont les événements mentaux agissent sur les évé­nements neuraux ». Son hypothèse est que « l’interaction esprit/cerveau est analogue à un champ de probabilité décrit par la mécanique quantique, champ qui ne possède ni masse ni énergie et peut cependant, dans un micro-site, causer une action qui a des ef­fets ». Est-ce possible ? De récentes découvertes relatives aux micro-sites impliqués dans le mécanisme synaptique par lequel une cellule nerveuse communique avec une autre le font croire. Deux précisions sont nécessaires, si l’on veut comprendre le mécanisme en détail. Citons généreusement Éccles. [100]

3’) Deux précisions

« La première question qu’on peut poser porte sur l’ordre de grandeur des effets qu’un champ de probabilité de mécanique quantique serait capable de produire. La vésicule synaptique possède-t-elle une masse assez grande pour l’exclure du domaine où s’ap­plique le principe d’incertitude de Heisenberg ? » Si c’était le cas, l’hypothèse ne marche­rait pas.

La réponse est aussi la solution soulevée ci-dessus : « pour provoquer une exocytose, il suffit de déplacer un petit pan de la membrane double, qui parfois n’a que 10 nano­mètres d’épaisseur. Si ce plan a une surface de 10 nanomètres sur 10, il constitue une particule d’une masse de 10-18 gramme seulement, ce qui le situe aisément dans l’ordre de grandeurs où s’appliquent la mécanique quantique et le principe d’incertitude de Heisenberg […] ; d’autant que les vésicules se trouvent déjà en position sur le réseau vésiculaire présynaptique, si bien que l’exocytose n’exige pas un déplacement à travers un milieu visqueux. L’influence mentale que nous postulons ne ferait que sélectionner pour l’exocytose une vésicule déjà accolée à la membrane. La probabilité d’une exocy­tose est largement inférieure à l’unité pour l’ensemble des vésicules situées dans le ré­seau vésiculaire présynaptique […]. On peut en conclure qu’un calcul fondé sur le prin­cipe d’incertitude de Heisenberg démontre la possibilité qu’une des vésicules du réseau présynaptique soit sélectionnée, pour l’exocytose, par une intention mentale agissant de façon analogue à l’action d’un champ de probabilité quantique. […] le travail (au sens physique) que requiert l’exocytose pourrait être compensé au même instant et au même endroit par le passage des molécules de transmission qui vont d’un site où leur concen­tration est élevée à un site où elle est faible. Car, en physique quantique, sur un micro-site, il peut y avoir emprunt d’énergie à condition que cet emprunt soit immédiatement « remboursé ». Ainsi, l’opération d’exocytose n’enfreindrait pas les lois physiques de conservation de l’énergie ».

« La seconde question porte sur l’ordre de grandeur de l’effet, qui se limite à l’émission de molécules à partir d’une seule vésicule. Cette émission est inférieure de plusieurs ordres de grandeur à la dimension qui la rendrait capable de modifier les schèmes de l’activité neuronale, ne fût-ce que dans une petite partie du cerveau ».

Réponse : « Cependant, chacune des cellules pyramidales du cortex cérébral porte plu­sieurs milliers de boutons semblables. Selon l’hypothèse des micro-sites, le réseau vési­culaire présynaptique donne l’occasion – offre à l’intention mentale une chance – de sé­lectionner, de choisir qu’une des vésicules d’un bouton libère une exocytose. Le même phénomène se produirait pour tout l’ensemble des synapses dendritiques qui sont acti­vées en cet instant et dont le nombre atteint probablement plusieurs milliers, puisqu’une seule des cellules pyramidales du cortex porte environ 10 000 de ces synapses ».

4’) Le dendron et le psychon

Comment Éccles se représente-t-il la forme de l’événement micro-neural qu’il postule ? Il associe deux éléments : le dendron et le psychon. Le cortex cérébral des mammifères présente un trait structurel remarquable : l’agencement en fagots ou faisceaux des den­drites extrêmes des cellules pyramidales de différentes couches. Chaque faisceau réunit en moyenne des dendrites appartenant à environ 30 cellules pyramidales. Après d’autres, Éccles propose d’appeler cette micro-unité structurelle : dendron. Le cortex cé­rébral humain en comprendrait environ 40 millions.

Or, chaque dendron (ou unité neurale) est « pénétré » par une unité mentale ou psychon. Et c’est l’interaction du psychon et du dendron qui permet l’activité mentale : soit dans le sens qui va de l’esprit vers le cerveau (par exemple une décision mentale agissant par l’intermédiaire d’un psychon dispose sur son dendron de dizaines de milliers de réseaux vésiculaires présynaptiques déjà activés, dont les vésicules n’attendent plus que d’être choisies), soit en sens opposé (par exemple un stimulus sensoriel excitant fortement les réseaux vésiculaires présynaptiques d’un dendron, le psychon associé à celui-ci se voit offrir davantage de chances favorables quant à la sélection de vésicules en vue d’une exocytose). « L’interface entre esprit et cerveau semble ainsi franchie ».

Concluons : « Selon l’hypothèse des micro-sites, l’interaction entre esprit et cerveau dé­pend étroitement de deux caractéristiques remarquables des synapses qui transmettent les excitations dans le cerveau. La première est la structure du réseau vésiculaire présy­naptique et le dispositif qui fait qu’il n’y a en général qu’un seul réseau par bouton […]. La seconde est le taux de probabilité de l’émission de molécules par les vésicules sy­naptiques du réseau, taux qui est inférieur à l’unité, souvent même largement inférieur, et susceptible de s’élever ou de baisser […] ».

5’) Evaluation critique

À noter d’abord qu’Éccles ne confond jamais les domaines de compétence de la foi et de la science. « Puisque les solutions matérialistes sont incapables d’expliquer notre ex­périence d’unicité, je me sens contraint d’attribuer l’unicité du moi (ou de l’âme) à une création spirituelle d’ordre surnaturel. Pour m’exprimer en termes théologiques : chaque âme est une création divine nouvelle implantée dans le fœtus [101] ».

Pour séduisante que soit l’hypothèse d’Éccles, elle nous semble victime d’une illusion philosophique : à trop vouloir répondre à l’objection matérialiste, Éccles accepte son postulat selon lequel une causalité spirituelle doit s’exercer non pas matériellement, mais selon le mode d’exercice de la cause matérielle.

En fait, corps et âme sont en étroite collaboration, mais exercent leur efficacité causale sur deux plans différents. Concluant une étude sur les fonctions des neurotransmetteurs cérébraux, Robert Dantzer conclut qu’il est difficile d’ »établir si un médiateur code une émotion particulier. Au stade actuel de nos connaissances, il est clair que la réponse à cette question est négative : les émotions mettent en jeu des circuits neuronaux com­plexes faisant intervenir plusieurs neurotransmetteurs [102] ».

Formulons notre critique en termes techniques [103]. On peut distinguer cause totale et cause partielle. Deux hommes poussent une voiture : ils sont chacun cause partielle du mouvement et tous deux ensemble, cause totale. Considérons maintenant une seule personne effectuant le même joyeux exercice : pour pousser la voiture, les muscles se contractent sous l’action de l’influx nerveux, lui-même gouverné par la décision de la volonté. Peut-on dire que muscles, influx, volonté sont des causes partielles au sens dé­fini ci-dessus ? Si c’était le cas, il n’agirait que partiellement ; or, l’homme bande ses muscles et mobilise toute sa volonté. Ici, chaque cause est totale : le mouvement doit être rapporté totalement à l’action musculaire, à l’action neurologique et à l’action de la vo­lonté, alors qu’il ne peut l’être que partiellement à l’action d’un des deux hommes. Autrement dit, muscles, système nerveux et volonté sont causes totales. Il n’est possible de rapporter le mouvement totus ab utroque, tout au muscle, tout aux nerfs et tout à la li­berté que parce que ces différentes causes sont hiérarchisées, ordonnées l’une à l’autre. Or, la science contemporaine en général et le matérialisme en particulier ignorent la no­tion de causes totales subordonnées ; la mathématisation a écrêté cette différence et ré­duit la diversité des causes aux causes partielles [104]. Mais, justement, le corps et âme sont des causes à part entière et non des causes partielles : le corps est une cause ma­térielle et l’âme une cause formelle. Elles ne font donc pas nombre ; elles ne sont pas en concurrence. Voilà pourquoi l’objection de la thermodynamique n’atteint pas l’existence de l’âme, car elle doit être résolue au seul plan matériel et corporel.

b) Exposé de Pierre Karli

Le chercheur biologiste Pierre Karli propose une démonstration de l’existence de l’es­prit, à partir de la neurophysiologie [105]. Pour cela, il se fonde sur la distinction du contenu de la conscience et de la nature des relations que ce contenu entretient avec les processus neurobiologiques. D’un côté, il y a la conscience perceptive qui est « la prise de conscience immédiate d’un percept d’origine externe ou interne, avec focalisation de l’attention sur des processus locaux, sur un objet bien défini ». Or, « le contenu de cette prise de conscience entretient des relations étroites avec les processus neurobiolo­giques qui en sont le support ». Et ces relations peuvent être formalisées, par exemple par les lois psychophysiques ; de plus, ces processus sont liés à des substrats neuronaux compartimentés, locaux, ainsi que le montre l’analyse de certains déficits induits par des lésions cérébrales localisées. Enfin, cette conscience perceptive porte sur des processus qui peuvent se dérouler de manière inconsciente.

D’un autre côté, il y a ce que Karli appelle la conscience « réflexive » qui est une conscience de soi plus globale. Or, elle implique une prise de recul à l’égard de la réalité extérieure et de soi-même. Précisément, cette prise de distance est triple : dans l’espace, dans le temps et dans l’ordre des significations. Les télédétecteurs de l’œil et de l’oreille interne permet un espace privé qui éloigne du monde et permet l’intériorisation ; de même les facultés de mémorisation enrichissent l’instant présent. Enfin, le langage per­met une meilleure connaissance de soi et le dialogue de soi avec soi.

Aussi, on conçoit la différence entre ces deux types de conscience : « Cette conscience de soi, qui n’est pas un donné mais le fruit d’une quête incessante, se situe bien au-delà de la simple conscience perceptive. Elle constitue un niveau de réalité spécifique, un « méta-niveau » qui émerge du substrat neuronal et de son fonctionnement computationnel pour acquérir une « morphologie » et une dynamique interne qui lui appartiennent en propre. Ce niveau a des aspects importants qui sont de nature non-computationnelle, et il ne se prête donc qu’à une description linguistique. Véritable réalité causale, il impose des contraintes aux nouveaux éléments qu’il incorpore, dans le sens d’une certaine consistance avec soi-même. […] il donne sens et cohérence à ce qui est empiriquement donné ».

Enfin, « quant à l’articulation entre ce métaniveau et le niveau du fonctionnement plus local et plus élémentaire, il faut bien reconnaître que nous en ignorons la nature ».

On le voit donc, la différence relève pour une part de la différence entre local et global, mais elle fait aussi appel à la distinction entre le donné et le construit.

Dans un premier sens, on peut estimer que cette distinction est trop homogène pour constituer une différence de nature. Et faire de cette argumentation la preuve de l’exis­tence de l’esprit, comme Karli le propose, c’est trop risquer le rire des matérialistes. Néanmoins, on peut estimer que Karli pointe un signe, non pas une cause : la différence d’usage cérébral – computationnel-non-computationnel – est signe d’une différence des opérations et, en définitive, des facultés.

C) La dualité unitaire ou l’explication proprement physique

1) Une fausse sortie. L’agnosticisme

Ne serait-il pas plus simple de renvoyer les plaideurs d’accord, en refusant de trancher le débat ? Telle est la solution proposée par Dominique Laplane, professeur de neuro­psychologie à la Salpêtrière : une sorte d’apophatisme ou d’agnosticisme neuronoé­tique.

a) Exposé

Répondant lui aussi à l’ouvrage de Changeux, L’homme neuronal, le professeur Laplane s’interroge sur la question des relations du cerveau et de la pensée [106], non pas seulement pour des raisons spéculatives, du fait de son goût pour la métaphysique [107], mais, prioritairement, pour des raisons pratiques, éthiques : si l’homme n’est que matière, la liberté est un leurre et la vie ne vaut pas la peine d’être vécue, comme tendrait à le montrer la récente croissance des suicides qui l’alarme beaucoup.

Laplane pose la question sous la forme d’un dilemme rigoureux entre matérialisme et idéalisme (selon une terminologie plus empruntée au marxisme qu’à la rigueur philoso­phique). D’un côté, la pensée semble le fruit de l’activité cérébrale (chap. 1). « Le milieu neuroscientifique dans son ensemble n’a pas hésité à conclure : la pensée est une fonc­tion de la matière : la matière produit ou fabrique de la pensée. Ce point paraît impos­sible à réfuter [108] ». Laplane fait, notamment, appel à un argument médical : les perturba­tions cérébrales modifient la pensée de l’homme dans ses deux fonctions les plus spéci­fiques, à savoir le sens spéculatif (par exemple, l’aphasie disjoint le signifiant du signifié ; le syndrome frontal ou une atteinte des lobes frontaux engendrent une imprécision du discours, une fuite des idées [109]) et le sens éthique du bien et du mal, la coloration af­fective (la psychose maniaco-dépressive et même la dépression qui correspondent toutes deux à un déficit de la chimie cérébrale qu’il est possible de rétablir, pour une part, par médication appropriée). C’est donc que le cerveau usine la pensée.

De l’autre côté, il ne semble pas que l’on puisse dire que le cerveau secrète la pensée comme le foie secrète la bile (chap. 2). En effet, estime Laplane, faisant appel à son insu à la distinction élaborée par Galilée, Locke ou Husserl, la pensée se définit comme « ce qui est subjectif, ce qui n’est connu ou ressenti que par un sujet pensant ce qui fait partie de notre expérience immédiate, c’est-à-dire notre présence à nous-même ». En regard, le corps, le cerveau fait partie du domaine objectif, et public. Or, la connaissance objective de notre état cérébral ne nous renseigne en rien sur cette présence à soi-même qu’est la pensée : les sons articulés qui stimulent notre oreille ne sont pas la signification qui s’éveille dans l’esprit. Imaginons que nous écoutons une symphonie. Une analyse de notre cerveau révélera peut-être que nous avons été touché, mais certainement pas comment nous l’avons été et ce que nous avons précisément ressenti. Ce qui est vrai de l’homme l’est a fortiori de l’animal : « Quand bien même connaîtrions-nous tous les détails du fonctionnement du système nerveux de la moule ou de l’araignée, que saurions-nous de leur pensée [110]? » Au fond la pensée échappera toujours aux neurosciences, parce que, fondamentalement, subjectif et objectif sont fondamentalement hétérogènes. [111]

Comment sortir de ce dilemme ? (chap. 3) D’abord, le spiritualisme, l’idéalisme n’est pas tenable. Il n’est pas la peine de s’attarder, tellement il est devenu rare. En effet, l’idéalisme n’explique en rien le rôle exercé par le cerveau sur la pensée et s’y refuse : on sait quel mépris un Jean-Paul Sartre nourrissait à l’égard de la science, afin de mieux l’évincer de ses développements philosophiques ; une telle attitude a contribué forte­ment à accroître le discrédit dont la philosophie jouit encore dans le monde scientifique.

Le matérialisme, bien que largement majoritaire aujourd’hui, n’est pas davantage cré­dible. Ici, Laplane reprend la critique de Bergson qu’il estime toujours d’actualité [112]. Le matérialiste estime que le cerveau humain est assez complexe pour engendrer la pen­sée ; or, parler ainsi, c’est reconnaître, explicitement, que la pensée est différente. D’où une contradiction latente : « Si véritablement une subjectivité surgit, nous quittons alors le domaine de la matière-énergie ; c’est dire et redire que la pensée n’est pas exprimable en termes définissant la matière et l’énergie [113] ». De plus, faire intervenir la complexité, c’est devenir idéaliste. Pour un matérialiste, tout est simple. En effet, quel critère permet-il de définir la complexité ?

Le neurologue se tourne alors vers d’autres explications. Certains, comme Descartes, prônent le dualisme : l’homme est la jonction de la matière et de la pensée. D’autres, et c’est fréquent, font appel au parallélisme, faisant correspondre point par point, phéno­mènes cérébraux et phénomènes mentaux [114]. Laplane critique aussi la conception de Merleau-Ponty [115].

Quelle solution proposer ? Toutes les positions antérieures pèchent par une erreur commune : elles font de la pensée et du cerveau des entités à ce point dissemblables que soit elles sacrifient l’un à l’autre (spiritualisme ou matérialisme), soit elles optent pour une juxtaposition ou un parallélisme qui n’explique rien. Fort de ces limites, Laplane va proposer une autre hypothèse dont, en préalable, il précise le statut épistémologique. Pour cela, il distingue l’hypothèse et l’axiome. La première explique parce qu’elle est vérifiable ; le second explique mais n’est pas vérifiable : son intérêt est de rendre compte d’un certain nombre de faits de façon cohérente (notamment l’homogénéité et l’hétéro­généité de la matière et de la pensée), sans contredire l’expérience ni objective ni sub­jective. Le matérialisme présente l’inconvénient majeur de nier l’hétérogénéité susdite. Deux axiomatiques sont alors possibles : soit, de manière statique, la réalité est une (homogénéité), mais présente, au moins pour nous, deux faces (hétérogénéité) ; soit, de façon dynamique, le « passage d’une forme (matière-énergie) à l’autre (pensée) assure l’homogénéité tandis que l’hétérogénéité est conservée par le fait même que ce qui est transformé n’est plus le même [116] ». Dans le premier cas, il existe comme une sorte de « pensée universelle » présente potentiellement dans l’univers matériel et qui ne va s’ac­tualiser qu’avec le cerveau. Dans le second cas, l’énergie se transforme en pensée et vice-versa, respectant la loi déjà vue de conservation de l’énergie et de la matière. En effet, toute pensée est finie et ne peut se porter que vers un sujet à la fois, estime Laplane, « parce que le support matériel de l’information est limité [117] ».

Laplane ne nie pas qu’une troisième axiomatique soit possible ; l’essentiel, selon lui, est que les deux solutions qu’il propose permettent à la fois de sauver la spécificité irré­ductible de la pensée et l’unité de celle-ci avec la matière-énergie, par l’enracinement de la pensée dans le fonctionnement cérébral [118].

Laplane a aussi conscience de ne proposer qu’ »une axiomatique, logiquement arbi­traire comme il se doit » ; du moins rend-elle « compte à la fois de la relation entre matière et pensée (cerveau et pensée) et de la liberté. Le matérialisme, au contraire, échoue sur ces deux points ». L’axiomatique qu’il propose est donc celle du sens contre celle du non-sens et du non-être qui conduit à la désespérance suicidaire et enferme la liberté, donc le bonheur de l’homme comme une « mouche dans un bocal [119] ».

b) Critique

L’opinion de Laplane rejoint, pour une part, celle de Jean Bernard, spécialiste des ma­ladies du sang qui le premier a obtenu des guérisons de leucémies aiguës, président du Comité National Consultatif d’Éthique en 1983, s’interroge sur les relations existant entre la pensée et le cerveau. Finalement, il déclare à son tour la question indécidable ou du moins la réponse prématurée. Il est partisan d’une pensée évolutive, du mouvement et craint les partisans des réponses toutes faites. [120]

Laplane a le mérite immense de montrer que le matérialisme est arbitraire en ses pré­supposés et absurde en ses conséquences. Mais, prisonnier de l’empirisme et de la dis­tinction-séparation de l’objectif et du subjectif, il tombe à nouveau dans les ornières du dualisme : son axiomatique juxtapose le monde du corps et le monde de la pensée. « Les choix vitaux ne dépendent jamais d’un raisonnement, estime-t-il. C’est la vie elle-même qui nous les impose. Le choix éthique nous vient d’une vision subjective de l’homme et de son désir. […] En réalité le raisonnement ne débute qu’une fois le postulat posé [121] ». Et de toujours prendre l’exemple de la non-condamnation de l’innocent : « comment allez-vous le démontrer ? Vous le sentez ou vous ne le sentez pas. […] Quelle est la différence avec la vérité scientifique ? C’est que nous en avons une appréhension immédiate […] ; c’est en nous qu’est la réponse [122] ». De plus, si la critique du matérialisme de Changeux est vigoureuse, qu’apporte-t-elle ?

Un autre mérite de Laplane est de redonner au corps et à l’homme le poids de mystère que lui dénient Changeux [123] et Vincent. Mais le risque est grand de verser du mystère dans l’absurde. Saluons toutefois cette humble attitude d’un scientifique qui sait combien la réalité étudiée dépasse et dépassera toujours tout ce qu’il pourra en dire. En regard, un certain prométhéisme non avoué marque toujours les démarches qui, traitant de l’homme et de la pensée, se veulent seulement scientifiques. Dans le domaine de l’es­prit, plus encore peut-être que dans la politique, doit s’appliquer le principe de la distinc­tion des pouvoirs prônée par Montesquieu !

Au nom de l’homogénéité de la cause et de l’effet [124], on veut expliquer le fonctionne­ment de l’esprit comme un corps et on tombe dans le parallélisme. En fait, toutes ces explications adoptent un schéma univoque de la causalité. Laplane, manifestement, est très ignorant de la philosophie [125].

2) Ouverture vers une autre réponse

a) Énoncé

« Maître cerveau sur un homme perché », disait Paul Valéry en un mot devenu célèbre. La conclusion de cette revue succincte de quelques grandes opinions pourrait décevoir. De fait, la moisson est maigre. Là est peut-être le plus éclairant. En effet, le point commun des différentes démarches qui ont été explorées, qu’elles réduisent l’être de l’homme à l’immédiateté naturelle [126], comme celle, radicale de Jean-Pierre Changeux ou, celle plus nuancée de Jean-Didier Vincent, qu’elles honorent davantage la spécificité de l’es­prit, comme celle de John C. Éccles, ou qu’elles décrètent la question du matérialisme et du spiritualisme indécidable, comme Dominique Laplane, est qu’elles sont toutes le fait de chercheurs qui peinent ou se refusent à raisonner en philosophes. L’outillage scienti­fique est-il idoine pour questionner le corps humain en sa relation avec l’esprit ?

En effet, le propre de la science est de mesurer, d’expérimenter ; or, l’esprit de l’homme est, par définition, sans commune mesure avec le domaine du quantifiable et du percep­tible. Jean-Pierre Changeux le reconnaît lorsqu’il affirme que le problème de la relation à l’esprit « n’existe que dans la mesure où l’on affirme que l’organisation fonctionnelle du système nerveux ne correspond pas à son organisation neurale [127] ». En revanche l’es­prit est le domaine propre de la philosophie, non pas l’esprit en soi, mais l’esprit incarné. C’est donc à cette dernière discipline que nous nous adresserons.

Il faut donc accepter qu’une même et unique réalité, à savoir l’homme, puisse faire l’objet de disciplines complémentaires, à savoir la philosophie et les sciences. Et notre méthode est philosophique, notre perspective est celle de l’anthropologie philosophique, sans jamais nier les apports des sciences, mais en tentant de les intégrer autant que possible.

b) Confirmation

Lisons un ouvrage classique, à tendance nettement localisationniste, comme son maître Pavlov. Écoutons sa conclusion : « nous envisageons les processus corticaux comme des systèmes fonctionnels complexes dynamiquement localisés, dont l’atteinte est différente selon les diverses régions où siègent les lésions [128] ».

Mais, voilà une remarque passionnante qui demanderait à être vérifiée : « Contrairement aux affirmations d’auteurs qui font autorité comme Goldstein, les troubles de la pensée abstraite au cours des lésions cérébrales en foyer nous paraissent rares. Le plus sou­vent, on peut les considérer comme les résultats de déficits primaires qui sont d’un ordre différent [129] ». Autrement dit, si le symptôme clinique paraît être la démence, la cause est une atteinte non pas de l’activité intellectuelle, mais des instruments qu’elle met en œuvre, non pas d’abord pour élaborer, mais pour exprimer.

En voici deux exemples : « Prenons le cas de l’aphasie sémantique, sans souffrance marquée de l’ensemble du cerveau ; les malades ne peuvent saisir les relations logico-grammaticales complexes, mais ils conservent la compréhension des relations logiques comme celles de contradiction, de genre, d’espèce, des parties ou du tout ; ils peuvent faire des classements élémentaires, etc. La perte des synthèses spatiales simultanées ne les empêche pas de percevoir les relaitons logiques les plus simples et les plus usuelles. Ils éprouvent des difficultés là où ces relations s’expriment en formulations ver­bales complexes ou nécessitent une analyse spéciale. Mais, au total, on ne peut [pas] considérer ces difficultés comme le résultat d’une perte directe de la pensée catégorielle [130] ».

Second exemple : « Les troubles de la pensée abstraite au cours des différentes formes d’aphasie sensorielle et motrice sont également secondaires et ne peuvent se ramener à une atteinte primaire de l’abstraction ». Et l’auteur de remarquer que, « parmi des cen­taines de publications consacrées aux aphasiques, il y en a très peu qui concernent les particularités de leur pensée [131] ». D’où la difficulté de la question soulevée.

c) Remarque sur les relations entre cerveau et esprit

Certes, ils sont disjoints, répondent à deux lignes différentes de causalité. Mais ne peut-on repérer des interférences structurelles plus précises.

Risquons une hypothèse. Le cerveau donne l’impression d’être structuré de telle sorte qu’en lui se superposent plusieurs structures : les plus localisées seraient aussi respon­sables des activités les plus élémentaires ; les plus diffuses seraient au service de l’abs­traction. Ce serait non seulement un témoignage en faveur de la spiritualité de l’âme, mais aussi de la hiérarchie des facultés au sein de l’âme.

Pascal Ide

[1] Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1962, p. 81. L’ethnologue affirmait aussi lors d’un colloque organisé par la revue Esprit « Ma formule à moi, c’est celle de Royer-Collard le cerveau sécrète de la pensée comme le foie sécrète de la bile ». (cité par François Dosse, Histoire du structuralisme. I. Le champ du signe, 1945-1966, Paris, Ed. de la Découverte, 1991, p. 292)

[2] Julien Offray de La Mettrie, L’homme-machine, coll. « Médiations », Paris, Denoël/Gonthier, 1981, p. 145.

[3] Jostein Gaarder, Le monde de Sophie. Roman sur l’histoire de la philosophie, trad. du norvégien par Hélène Hervieu et Martine Laffon, Paris, Seuil, 1995, p. 252. Et Gaarder d’expliquer ce que disait ce neurologue en remarquant que le matériel peut se décomposer à l’infini, mais qu’on ne peut disséquer une idée ni un esprit (ibid.).

[4] Emmanuel Mounier, Le personnalisme, coll. « Que sais-je ? », Paris, P.U.F., 1969, p. 28.

[5] Georges Canguilhem, « Le Cerveau et la Pensée », in Prospective et santé, n° 14, p. 85.

[6] Cf. notamment Jeremy Fodor, « The mind-body problem », in Scientific American n° 244 (1), janvier 1981, p. 114-123. Id., The language of thougt, Hassocks, Harvester, 1975. Michel Simon (éd.), La peau de l’âme. Intelligence artificielle. Neurosciences. Philosophie. Théologie, Paris, Le Cerf, 1994. Le chap. 4 rapporte avec beaucoup de pédagogie et très simplement, une part du débat autour du mind-body problem. Collectif, Entre le corps et l’esprit. Approche interdisciplinaire du Mind Body Problem, sous la direction de Bernard Fletz et Dominique Lambert, Liège, Pierre Margada, 1994.

[7] François Dagognet, Le Cerveau-Citadelle, coll. « Les empêcheurs de penser en rond », 92350 Le Plessis-Robinson, Delagrange, Ulysse diffusion, 1992, p. 56.

[8] J. Hochmann et Marc Jeannerod, Esprit, où es-tu ? Psychanalyse et neurosciences, Paris, Odile Jacob, 1994, p. 51.

[9] G. Cabanis, Rapports du Physique et du Moral, in Œuvres philosophiques, vol. 1, Paris, PUF, 1956, p. 616.

[10] Ibid., p. 195-196.

[11] Patricia Smith Churchland (Neurophilosophy. Toward a Unified Science of the Mind/Brain, Londres, 1986) soutient une thèse matérialiste qui n’est pas sans rappeler le rasoir d’Occam n’existe que ce qui est perceptible ; or ce qui n’est pas la matière n’est pas visible ; c’est donc que l’immatériel n’existe pas.

[12] Richard Rorty, L’homme spéculaire, trad., coll. « La couleur des idées », Paris, Seuil, 1990.

[13] Pour lui, « l’état de l’esprit peut se déduire de l’état du cerveau » (Bertrand Russell, L’Analyse de la matière, trad., coll. « Petite bibliothèque », Paris, Payot, 1965, p. 305).

[14] H. Feigl, The ‘Mental’ and the ‘Physical’, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1967.

[15] Pour celui-ci, « la conscience et le mental sont émergence de l’activité des ensembles neuronaux, sans pour autant qu’ils puissent être prévus à partir des propriétés dynamiques du neurone isolé. Le mental devient ici produit de l’ensemble neuronal et non point du neurone ». (Pierre Buser, « Neurobiologie et conscience », in Revue de métaphysique et de morale, Neurosciences et philosophie. Le problème de la conscience, 1992/2, p. 179)

[16] The Mind-Body Problem, Oxford, Pergamon Press, 1980, p. 21. Cf. Id., « The Mind-Body Problem Information, Theory and Christian dogma », in Neuroscience, 4, 1979, p. 453-454. De son côté, Francisco J. Varela décrit le cerveau comme un ensemble de réseaux émergents « Les propriétés émergentes sont fondamentales dans le fonctionnement du cerveau lui-même ». (Connaître les sciences cognitives, Paris, 1989, p. 70)

[17] Michel Simon (éd.), La peau de l’âme. Intelligence artificielle. Neurosciences. Philosophie. Théologie, Paris, Le Cerf, 1994, p. 315 et 316.

[18] Jean-Louis Signoret, art. « Cerveau », in Encyclopédie philosophique universelle. I. L’univers philosophique, dirigé par André Jacob, Paris, PUF, 1989, p. 1252 à 1256, ici p. 1255.

[19] John R. Searle, Du cerveau au savoir, Conférences Reith 1984 à la BBC, coll. « Savoir », Paris, Hermann, 1985, Chapitre 1 « La relation corps-esprit », p. 15-36.

[20] Ibid., p. 22.

[21] « je crois pouvoir affirmer qu’il s’agit là d’un modèle ordinaire parfait pour expliquer les troublantes relations qui s’établissent entre l’esprit et le cerveau ». (Ibid., p. 27)

[22] Ibid., p. 28.

[23] Ibid., p. 35.

[24] A Materialist Theoy of the Mind, Londres, Routledge, 1968, p. 81.

[25] William James, Précis de psychologie, trad. Baudin et Bertier, Paris, Marcel Rivière éditeur, 1915, p. 498 et 499.

[26] Jean-Noël Missa, « Philosophie matérialiste des émotions et recherches neuroscientifiques », in L’affect philosophe, sous la direction de Gilbert Hottois, « Annales de l’institut de philosophie de l’université de Bruxelles », Paris, Vrin, 1990, p. 159 à 175, ici p. 165. Nous lui empruntons une partie des exemples et des citations. « le lecteur a le sentiment plutôt désastreux que les connaissances sur les bases neurologiques des émotions chez les êtres humains n’ont pas évolué depuis les années soixante et qu’en outre, il n’y a pas d’espoir de changement dans un proche futur ». (Robert Dantzer, « Emotion Theory, Research and Experience », in Neuropsychologia 26, 1988, p. 197-198)

[27] Médecin cité par Mac Millan, « A Wonderful Journey through Skull and Brains The Travels of Mr Gage’s Tamping Iron », in Brain and Cognition, 5, 1986, p. 67 à 107.

[28] Jean-Noël Missa, « Philosophie matérialiste des émotions et recherches neuroscientifiques », p. 173.

[29] Michel Habib, Bases neurologiques des comportements, Paris, Masson, 1989, p. 140. « Si nous admettons qu’une théorie physicaliste de l’esprit doit rendre compte du caractère subjectif de l’expérience, nous devons reconnaître qu’aucune théorie à présent disponible ne nous fournit la moindre indication sur la matnière dontcela pourrait se faire ». (T. Nagel, Questions mortelles, Paris, PUF, 1983, p. 193-209)

[30] John Tyndall, cité par Ribot, L’hérédité, Paris, Ladrange, 1873, p. 353-354.

[31] Eloge de la fuite, coll. « Idées », Paris, Gallimard, 1976, p. 25.

[32] Andrew Hodges, Alan Turing ou l’énigme de l’intelligence, trad. Nathalie Zimmermann, coll. « Bibliothèque historique Payot », Paris, Payot, 1988, p. 314.

[33] Et de présenter le jeu d’échecs comme un moyen privilégié Ibid., p. 304 et 305.

[34] Cité Ibid., p. 378 et 379.

[35] Dieu et la science, Paris, p. 147.

[36] Cités par Jacques Arsac, La science et le sens de la vie, coll. « Le temps des sciences », Paris, Fayard, 1993, p. 31.

[37] Vladimir Lenin, Materialismus und Empiriokritizismus, Berlin, 1957, p. 217.

[38] Jean-Pierre Changeux, L’homme neuronal, coll. « Pluriel » (d’abord paru dans la coll. « Le temps des sciences »), Paris, Fayard, 1983.

[39] Sur cette question de la succession de Jean Bernard par Jean-Pierre Changeux, cf. France Catholique n° 2359, 12 juin 1992, p. 3 et 8.

[40] Il le dit à nouveau dans son dialogue avec Alain Connes, Matière à penser, Paris, Odile Jacob, 1989, par exemple p. 205.

[41] Cité p. 161.

[42] « L’homme n’a dès lors plus rien à faire de l’‘Esprit’, il lui suffit d’être un homme neuronal » (p. 211). « A quoi bon parler d’‘Esprit’ ? » (p. 335)

[43] Ibid., p. 335.

[44] Ibid., p. 86.

[45] Ibid., p. 124.

[46] p. 159.

[47] S. Kosslyn, Image and mind, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1980. Résumé par Jean-Pierre Changeux, p. 164.

[48] Ibid., p. 164.

[49] Cf. Ibid., p. 174 et 175.

[50] Ibid., p. 211.

[51] Jean-Pierre Changeux, Leçon inaugurale, du vendredi 16 janvier 1976, au Collège de Fance, à la chaire de communications cellulaires, tiré à part n° 73. Après un intéressant résumé d’histoire de la connaissance des mécanismes de communication interneuronique (p. 7 à 24), Changeux dérive sur son sujet favori le passage du comportement électrique du neurone au psychisme dont il note pour commencer, avec une prudence que démentira la suite « la distance est grande » (p. 24). La grande originalité de l’exposé porte d’abord sur l’apparition du cerveau c’est à partir de là que Changeux propose sa théorie de l’architecture du cerveau

[52] Ibid., p. 28.

[53] Cette question n’est pas propre au cerveau, et les embryologistes ont tenté d’y répondre pour les deux cents autres types cellulaires de l’organisme, faisant appel aux hormones comme relais dans l’expression des gènes.

[54] Cf. Jean-Pierre Changeux et Antoine Danchin, Nature, 1976, 264, p. 705-712.

[55] Je ne parle pas des conséquences de ses thèses, puisque Changeux s’aventure sur le terrain éthique (cf. Coll. sous la direction de Jean-Pierre Changeux, Fondements naturels de l’éthique, trad. et présentation de Marc Kirsch, Paris, Ed. Odile Jacob, 1993). Changeux parle dans la préface d’une « nature humaine » (p. 7) et des « fondements naturels de l’éthique », par-delà la diversité des cultures.

[56] Du cerveau au savoir, trad., Paris, Hermann, 1985, p. 31.

[57] Par exemple, Gilbert Ryle rejette catégoriquement la spiritualité de l’homme, ce qu’il appelle ironiquement la théorie de « l’esprit dans la machine » et parle d’ »événements mentaux », sans qu’il pense nécessaire de donner davantage d’explications (The Concept of Mind, Londres, 21963, p. 17).

[58] Cf. Patricia Smith Churchland déjà citée.

[59] « …en psychiatrie, le corps est pris dans son sens le plus large, la totalité de la personne, et, comme tel, il a des aspects conscients et inconscients ». (P. Bernard, Sémiologie psychiatrique, Paris, Masson, 1976, p. 151) Cette manière de parler conduit par exemple au matérialisme. De même que certaines habitudes de langage perpétuent le spiritualisme (« j’ai un corps », etc.)

[60] Notamment un certain nombre de cognitivistes se refusent au biologisme réductionniste « C’est le réseau nerveux qui est pénétré par l’activité cognitive qui s’y déroule, et non pas l’architecture cognitive qui subit la contrainte du réseau nerveux ». (Z. Pylyszyn, « Computation and cognition. Issues in the foundation of cognitive science », in Behavioural Brain Sciences, 1980, 3, p. 111-169, cité par Jacques Hochmann et Marc Jeannerod, Esprit où es-tu ? Psychanalyse et neurosciences, Paris, Odile Jacob, 1991, p. 81) « On ne peut pas faire ici l’économie d’une téléonomie ». (Ibid., p. 129)

[61] Voici par exemple ce que dit un article traitant des dernières techniques visualisant le fonctionnement cérébral « les techniques récentes d’imagerie du cerveau révèlent le fonctionnement des aires cérébrales qui gouvernent la pensée ». Ou une « pure observation du cerveau, la perception et la production du langage ». (Marcus Raichle, « La visualisation de la pensée », dans le Dossier Hors série de la revue Pour La Science (éd. française du Scientific American), juillet 1994, p. 12 à 18, ici p. 12 et p. 14). Le titre de l’article est aussi déjà une prise de position. En revanche, une formulation comme celle-ci est heureusement équilibrée « Malgré les progrès réalisés, la localisation de l’activité cérébrale [et non pas mentale] reste difficile avec les dispositifs d’enregistrement de l’activité électrique ». (p. 18)

[62] John C. Éccles, Evolution du cerveau et création de la conscience. À la recherche de la vraie nature de l’homme, trad. de Jean-Mathieu Luccioni, coll. « Le temps des sciences », Paris, Fayard, 1992, p. 235. Popper tient aussi les deux aspects, théorie de l’évolution et refus de faire de l’apparition de la conscience un cadavre dans le placard « L’apparition de la conscience dans le règne animal est peut-être un aussi grand mystère que l’origine de la vie même. Cependant, il faut bien supposer, quoique cela pose un problème impénétrable, qu’il y a là un effet de l’évolution, un produit de la sélection naturelle ». (Karl Popper, The Open Universe. An Argument for Indeterminism, Londres, Hutchinson, 1982, p. 150) Et ailleurs « L’apparition d’une conscience de soi à part entière […] est effctivement un des plus grands miracles qui soient ». (écrit avec John C. Éccles, The Self and its Brain. An Argument for Interactionism, Berlin, Heidelberg, Londres, New York, Springer Verlag, 1977, p. 129)

[63] Dans une autre conférence donnée au Collège de France, Changeux tente de montrer que « le cortex préfrontal « se présente comme « un composant majeur, mais pas unique, des architectures de la raison ». (Jean-Pierre Changeux, Molécule et mémoire, Gourdon (46300), Ed. Dominique Bedou, 1988, « Raison », p. 113 à 126, ici p. 126) Pour cela, il demande notamment à Kant sa définition de la raison, par opposition à entendement et sensibilité. Or, selon les perspectives qui lui sont propres, il ne retient de sa définition de la raison que le niveau d’organisation supérieur à l’entendement, sa capacité de synthèse et nullement son objet que sont les Idées. La différence entre intellect animal et humain n’est donc que de degré la raison « se développe au cours de l’évolution des Mammifères supérieurs et peut être reconnue sous forme rudimentaire et fragmentaire chez les anthropoïdes comme le chimpanzé, par l’intentionnalité des conduites, par la capacité à faire des projets et à les autoévaluer au cours de leur réalisation et même à raisonner par analogies, inférences transitives ou raisonnement naturel ». (p. 114 et 115) Or, Changeux contredit en cela formellement Kant pour qui la raison est propre à l’homme. De plus, la biologiste n’a pas perçu ce qui constitue la notion kantienne de raison. On ne s’improvise pas plus philosophe que biologiste.

[64] Dans le même ordre d’idée, Laplane remarque que Changeux élude les vraies question en donnant « l’illusion qu’on les a résolues ». Notamment, « il ne paraît pas connaître du tout la neuropsychologie ni la psychiatrie » (Dominique Laplane un neurologue, p. 70).

[65] Ibid., p. 38.

[66] Ibid., p. 26.

[67] Macht oder Ohnmacht der Subjektivität ? Das Leib-Seele-Problem im Vorfeld des Prinzips Verantqortung, Insel Verlag, 1981.

[68] D. Lack, Evolutionary Theory and Christian Belief. The Unresolved Conflict, Londres, Methuen, 1961, p. 88. De plus, Changeux laisse impensée l’amplification de la fluctuation de la connectivité avec l’homme; On ne peut s’empêcher d’émettre l’hypothèse selon laquelle la présence de l’esprit, jointe à la perfection de la matière l’autorisait. Ce qui caractérise l’homme est cette plus grande capacité d’apprendre et l’apparition de la culture. Pourquoi ? « L’apprentissage apparaît comme la résultante d’une complexification à nombre de gènes constant ». (p. 38) Changeux est gêné devant un fait qu’il n’explique que par l’introduction d’un plus grand hasard et une autoévolution du cerveau « pour son propre compte » (p. 37), lui-même générateur d’un ordre plus grand.

[69] Citée par Jean Bernard, Et l’âme ? demande Brigitte, Paris, Buchet/Chastel, 1987, p. 67 et 68. Il cite aussi une lettre que Claude Bernard a adressé à Mme Raffalovitch « On ne ramènera jamais les manifestations de notre âme aux propriétés brutes des appareils nerveux pas plus qu’on ne comprendra de suaves mélodies par les seules propriétés du bois et des cordes du violon qui sont nécessaires pour les exprimer ». (p. 63) Mais un critique faisait remarquer « quand on comprend les processus chimiques à l’œuvre dans la transmission d’informations par le système nerveux, on reste encore plus perplexe et déconcerté devant la question de savoir comment quelques livres de tissu biologique brut peuvent être à la base d’une vie spirituelle consciente ». (Colin McGlinn, Times Literary Supplement, 6 février 1987, p. 131) Cf. aussi Paul Coutagne, « L’homme neuronal a-t-il une âme ? », in Le philosophe peut-il encore parler de l’homme ? », in Bulletin de l’Institut Catholique de Lyon, n° 83, juillet-septembre 1987, p. 29-38. « L’homme au prisme des sciences de la vie », in Après Galilée, sous la direction de Paul Poupard, Paris, DDB, 1994, p. 159-196.

[70] André Comte-Sponville, « Neurosciences et philosophie », in Collectif, Ethique médicale et droits de l’homme, Paris, Actes-Sud-Inserm, 1988, p. 189-190.

[71] Discours à l’Académie pontificale des Sciences, 1996, La documentation catholique, n° 2148, 1996, p. 952.

[72] Dominique Lambert, Sciences et théologie. Les figures d’un dialogue, coll. « Donner raison » n° 4, Bruxelles, éd. Lessius, coll. « Connaître et croire », Namur, Presses Universitaires de Namur, 1999, p. 171 et 172.

[73] Francis Crick, L’Hypothèse stupéfiante. À la recherche scientifique de l’âme, trad. Hélène Prouteau, Paris, Plon, 1994, p. 18.

[74] Ibid., p. 382.

[75] Ibid., p. 349.

[76] Ibid., p. 345.

[77] Ibid. Souligné dans le texte.

[78] Ibid., p. 350.

[79] Jean-Didier Vincent, La biologie des passions, Paris, Odile Jacob-Seuil, 1986.

[80] Ce sont « les deux mamelles de l’ordre homéostatique » (Ibid., p. 37).

[81] « Eloignement, diffusion et durée de l’action hormonale s’opposent donc au caractère local, immédiat et discret de l’action neuromédiatrice ». (Ibid., p. 40)

[82] Ibid., p. 96.

[83] L’histoire est racontée Ibid., p. 112.

[84] Ibid., p. 96.

[85] L’homme, cet inconnu, Paris, 1935, p. 169.

[86] Jean-Didier Vincent, La biologie des passions, p. 138.

[87] Ibid., p. 308. Pour le neurologue américain Antonio R. Damasio (L’erreur de Descartes. La raison des émotions, trad., Paris, Odile Jacob, 1995) adresse la même critique, mais à Descartes dont il estime qu’il a trop séparé raison et passions, et, à travers l’auteur du Discours de la méthode, à Changeux. Ayant rencontré un patient qui présentait un double déficit dans sa capacité d’intelliger et de ressentir des émotions, après de nombreuses recherches, il conclut que l’homme ne saurait utiliser sa raison hors de ses passions. Trop de penseurs n’envisagent de la passion que l’entrave éventuelle à l’épanouissement de la vie intellectuelle, et oublie l’aspect stimulant indispensable pas de raison ni de décision sans passion. Salutaire mise au point dans un monde où la science-fiction a souvent rêvé de Terminators brillant comme des lumières froides. Mais à cette première critique, Damasio en joint une autre Descartes a aussi trop séparé l’âme du corps, au point qu’il pense que celle-ci « est un état particulier de l’organisme » qui tout entier concourt à l’élaboration de la pensée.

[88] Voici par exemple cette réflexion naïvement athée tirée d’un de ses ouvrages ultérieurs « La religion est une invention propre à l’espèce humaine. Elle est le produit des opérations de la raison, c’est-à-dire du fonctionnement logique du cerveau, et une réponse de forme très variée aux interrogations que suscite ce fonctionnement. Sa valeur adaptative immense se révèle au sein de collectivités unies par des croyances communes ». (Jean-Didier Vincent, Casanova. La contagion du plaisir, coll. « Points », Paris, Seuil, 1990, p. 85)

[89] Propos recueillis par Fabien Gruhier, « La biologie du plaisir », Nouvel Observateur, février 1995, p. 14.

[90] L’humaine nature, trad. R. Bauchot, Paris, Stock, 1979, p. 29.

[91] Saul Kripke, La logique des noms propres, Paris, Minuit, 1982.

[92] Heinz Pagels, Les rêves de la raison. L’ordinateur et les sciences de la complexité, trad. Michèle Garène, Paris, InterEditions, 1990.

[93] Ibid., p. 201.

[94] Ibid., p. 204.

[95] Ouvrage déjà cité. Cf. aussi Id., The Human Psyche, Berlin-Heidelberg, New York, Springer, 1980. Du premier ouvrage, Éccles dit « Toute ma vie a été une préparation de près de soixante ans à la rédaction du livre que vous lisez en ce moment ». (p. 319)

[96] H. Margeneau, auteur de The Miracle of Existence, Woodbridge (Connecticut), Dx Bow Press, 1984.

[97] Ibid., les trois passages sont respectivement extraits des p. 22, p. 96 et p. 97.

[98] Cf. aussi l’intéressant article de l’épistémologue Jean Ladrière où il expose comment la philosophie de Popper (surtout de son ouvrage écrit en collaboration avec John Éccles The self and its Brain) démontre la faillite du matérialisme, sous toutes ses formes, notamment l’empirisme positiviste. En effet, « le processus de connaissance » n’est pas « entièrement réductible à une base perceptuelle » ; mais l’essentiel de ce processus réside dans une instrumentalisation critique qui est précisément ce que nous appelons le processus rationnel ». (« Le problème de l’âme et du corps dans la philosophie empiriste », in Groupe de synthèse de Louvain, sous la coordination de L. Morren, La signification du corps, coll. « Série Interdisciplinaire », Cabay, Louvain-La-Neuve, 1981, p. 125 à 136, ici p. 127) Pour cela, Popper fait appel à la distinction entre causalité descendante et causalité ascendante (ou d’émergence). En positif, « Popper affirme l’absolue nécessité de reconnaître l’originalité de l’être humain ». Or, et c’est passionnant, il le fait en tant qu’empiriste, constatant qu’il existe deux facultés propres aux humains « leur capacité de comprendre la nature et celle de suivre ce qui leur apparaît comme un devoir, ce qui implique la liberté ». La preuve de la présence chez l’homme d’un autre que le corps (à savoir l’esprit) se tire de la distinction des trois mondes.

[99] John C. Éccles l’expose dans Evolution du cerveau, p. 97 à 101.

[100] L’exposé est présenté Ibid., p. 252 à 260. Il a fait déjà l’objet d’une communication dans un journal scientifique en 1986. Il est conseillé de se reporter au texte cité qui comporte de nombreuses illustrations explicatives et pour les références scientifiques techniques que nous avons éliminées pour ne pas surcharger l’exposé.

[101] Ibid., p. 317. À noter qu’il ne se prononce pas sur l’instant de cette création qu’il situe « entre la conception et la naissance » (Ibid.). Éccles n’hésite pas à ajouter « Je prétendus qu’aucune autre explication » que la création divine « ne tient. Ni l’unicité génétique avec sa loterie fantastiquement impossible, ni les différenciations dues à l’environnement, lesquelles ne déterminent pas l’unicité du moi, mais ne font que la modifier ». (Ibid.)

[102] Robert Dantzer, Les émotions, coll. « Que sais-je ? » n° 2380, Paris, P.U.F., 1988, p. 87.

[103] Michel Simon remarque plus simplement mais moins rigoureusement « Il est sans doute possible de creuser encore l’expérience de l’unicité et de chercher à l’expliquer et à la comprendre tant sur le plan neurophysiologique, le plan psychologique que sur le plan philosophique, sans recourir immédiatement au langage de la foi ». (La peau de l’âme, p. 295)

[104] On pourrait se demander d’où vient cette tendance à uniformiser (ce qui n’est pas unifier) les causes ? Du monisme cartésien et, au-delà, de la réduction des types de causalité initié par le rasoir de Guillaume d’Occam « On s’est beaucoup gaussé de la prétendue naïveté des modes de la causalité aristotélicienne. Ils permettaient cependant, dans l’esprit de leur auteur, de rendre compte de manière organique aussi bien de la spécificité du mouvement physique que de celle d’une opération humaine, intellectuelle ou volontaire. La critique qu’exercent à leur égard Duns Scot, puis Occam, modifie cet équilibre. Elle substitue à la notion aristotélicienne de causes totales et réciproques, une par soi dans l’exercice même de leur causalité qui est leur effet, la notion nouvelle de causes partielles et autonomes l’une par rapport à l’autre, unes par accident de par leur simple concours à leur effet commun. D’où suit la suppression de la spécificité des causalités, en particulier de la cause formelle et de la cause finale, et la réduction de celles-ci à la seule matière et à la seule cause efficiente. Ainsi apparaît un mode de pensée, universel, ou du moins univoque, qui permet d’interpréter selon un seul système de relations causales mécaniques l’ensemble des phénomènes qui peuvent tomber sous l’expérience humaine, aussi bien physiques que physiologiques et psychologiques. Si la physique et la biologie aujourd’hui craignent si fort de se compromettre avec la notion de finalité, si de même la psychophysiologie tend à interpréter le phénomène de la conscience en termes exclusifs de causalité physique ou chimique, la raison doit en être cherchée dans la critique systématique dont la notion de causalité a été l’objet dans les siècles médiévaux ». (André de Muralt, L’enjeu de la philosophie médiévale. Études thomistes, scotistes, occamiennes et grégoriennes, Leiden, New York, Kobenhavn, Köln, Ed. E. J. Brill, 1991, p. 32-33. C’est moi qui souligne)

[105] Pierre Karli, « Quelques questions posées par le cerveau de l’homme », in Collectif dirigé par Jean Staune et Eric de Romain, L’homme face à la science. Un enjeu pour la planète ?, Paris, Critérion, 1992, p. 91 à 105, ici p. 100 à 103.

[106] Dominique Laplane, La mouche dans le bocal. Essai sur la liberté de l’homme neuronal, Paris, Plon, 1987. Les références entre parenthèses renvoient à cet ouvrage où il aborde de façon systématique la question qui nous intéresse.

[107] Cf. l’expérience vécue lors de sa jeunesse, p. 17 et 18.

[108] Ibid., p. 56.

[109] Laplane donne des illustrations comiques (Ibid., p. 44 à 46) racontant l’histoire du Petit chaperon rouge, un patient explique avec le plus grand sérieux que la petite fille finit par manger le loup !

[110] Ibid., p. 73.

[111] Et Laplane note justement que « l’illusion de beaucoup de neuroscientifiques […] est entretenue par le fait que nous en saurons toujours davantage sur certains aspects de la pensée, par exemple sur les mécanismes de la mémoire, du langage, du raisonnement logique. À partir de là, ils extrapolent vers l’ensemble de la pensée en y incluant, sans réflexion suffisante, la présence à soi-même, la conscience ». (Ibid., p. 81 et 82) Mais cette constatation ne prend tout son sens que si on la conjugue à deux autres, l’une psychologique l’illusion que la croissance quantitative génère d’elle-même, à partir d’un certain seuil de complexité, un saut quantitatif ; l’autre métaphysique l’uniformisation des causalités (cf. le développement de Muralt ci-dessus). C’est pourtant ce que pense Edgar Morin l’organisaction (oui, avec un c) permet de sortir des « grandes alternatives classiques, Esprit/Matière » devenues « obsolètes » (La Nature de la nature, Paris, Seuil, 1977, p. 382)

[112] Cf. notamment l’annexe 2, p. 199 à 202. « On est toujours plus ou moins dans l’idéalisme […] quand on fait œuvre de savant » (Henri Bergson, L’Energie spirituelle, Paris, P.U.F., p. 205).

[113] Ibid., p. 99.

[114] L’hypothèse du parallélisme est défendue par beaucoup. Par exemple le prix Nobel B. F. Skinner, récompensé pour ses travaux en psychologie expérimentale (Par-delà la liberté et la dignité, trad., coéd. Paris, Robert Laffont et Montréal, Hurtubise, 1972).

[115] Dominique Laplane, se garde bien de la résumer, mais sa critique en est d’autant plus superficielle (La mouche dans le bocal, p. 101 à 103).

[116] Ibid., p. 108.

[117] Ibid., p. 115. Cf. Annexe 3, p. 203 à 212.

[118] Ibid., p. 127. « L’essentiel est qu’on ne peut faire autrement que d’affirmer que la pensée et la matière sont à la fois homogènes et hétérogènes. Comment faire la synthèse entre les deux ? Je propose deux solutions ; s’il y en a une troisième, je ne demande pas mieux que de l’entendre. Je suis assuré de toute façon que, de quelque manière, la matière, l’énergie et la pensée font partie d’un même ensemble ». (Dominique Laplane un neurologue, Entretien avec Jacques Vauthier, coll. « Scientifiques et croyants », Paris, Beauchesne, 1989, p. 81)

[119] Ibid., p. 188 et 189.

[120] Cf. Jean Bernard, Et l’âme ? demande Brigitte, Paris, Buchet/Chastel, 1987.

[121] Le bonheur est-il pour les imbéciles ?, Paris, Fayard, 1979, p. 269.

[122] Dominique Laplane un neurologue, p. 86.

[123] « On ne peut accepter le réductionnisme scientifique qui, dans sa prétention à rendre compte du monde l’esprit en termes de simple activité neuronale, diminue incroyablement le mystère de l’homme. Une telle croyance ne peut être considérée que comme une superstition ». (John Éccles, entretien à Paris-Match du 11 juin 1992)

[124] Cf. par exemple Bernard d’Espagnat, Une incertaine réalité, Paris, Gauthier-Villars, 1985, p. 118.

[125] Pour Laplane, l’explication aristotélico-thomiste de l’âme, forme du corps est d’une part « assez abstraite », d’autre part, « se heurte à quelques difficultés, comme par exemple la fixité de cette « forme », la mauvaise articulation avec la question des rapports entre la pensée et le cerveau ». (Dominique Laplane un neurologue, note 1, p. 46)

[126] On peut en rapprocher les tendances réductionnistes de la plupart des spécialistes de l’Intelligence artificielle (il faut excepter notamment Henri Dreyfus et Jacques Arsac).

[127] L’homme neuronal, p. 335.

[128] Alexandre Romanovich Luria, Les fonctions corticales supérieures de l’homme (1967), trad. Nina Heissler et Gabrielle Semenov-Ségur, coll. « Psychologie d’aujourd’hui », Paris, PUF, 1978, p. 519.

[129] Ibid., p. 515.

[130] Ibid.

[131] Ibid., p. 516.

19.11.2021
 

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