Un chemin peu fréquenté d’intégration de la sensibilité : les sens spirituels

Dans Le Septième Sceau, l’admirable film-méditation sur la mort d’Ingmar Bergman (1957), le chevalier errant demande un moment à des bohémiens : « Est-il vraiment impossible de connaître Dieu avec ses sens ? »

Fils de Descartes, toujours tenté de séparer le corps et l’âme, le sensible et le spirituel que Dieu a pourtant si intimement entrelacés, il nous est bon de retrouver une doctrine classique, mais quelque peu oubliée, de la spiritualité chrétienne : la doctrine des sens spirituels [1].

 

De prime abord, l’expression « sens spirituel » est un oxymore. En tant que sens, le sens spirituel désigne les puissances et organes sensoriels dont notre corps est doué. En revanche, en tant que spirituel, le sens spirituel est une capacité de perception qui transcende la matière : « la connaissance de Dieu ne dépend pas de l’œil du corps, mais de l’esprit », remarque le fondateur de la doctrine spirituelle, Origène, Père alexandrin du iiie siècle. Et ce sens spirituel de la vue est « d’un autre ordre que le sens communément désigné par ce mot » : c’est « un sens supérieur, non corporel [2] ». Plus encore, sens spirituels et sens corporels s’opposent, car l’exercice de l’un entrave l’exercice de l’autre. Alors que les sens corporels « nous attirent avec une sorte de violence vers ce qui nous paraît beau », explique l’un des promoteurs de cette doctrine, Diadoque de Photicée, par le « sens intellectuel », nous arrivons « sans erreur à une expérience du sens immatériel si, par nos travaux, nous exténuons la matière [3] ».

 

Qu’en penser ? L’usage du terme sens est-il réellement abusif ? En réalité, le terme grec originel aisthésis, désigne le sens corporel, mais aussi toute connaissance ou perception immédiate. Les saisies intuitives de l’intellect s’opposent aux connaissances rationnelles qui sont discursives. Or, la saisie de Dieu, même si elle est attribuée à l’intelligence, est au-delà de tout discours. De plus, il existe une analogie entre sens corporels et sens spirituels, dont la plus limpide concerne les cinq sens, selon une observation d’Origène :

 

« la vue qui peut fixer des réalités supérieures au corps […] ; l’ouïe percevant des sons dont la réalité n’est pas dans l’air ; le goût pour savourer le pain vivant descendu du ciel et donnant la vie au monde ; de même encore ces parfums dont parle Paul qui se dit être ‘pour Dieu la bonne odeur du Christ’ ; le toucher grâce auquel Jean affirme avoir touché de ses mains le Logos de vie. Ayant trouvé le sens divin, les bienheureux, les prophètes regardaient divinement, écoutaient divinement, goûtaient et sentaient de la même façon, pour ainsi dire d’un sens qui n’est pas sensible [4] ».

 

Mais au moment même où le sensible cesse d’être étranger au divin, ne perdrait-il pas sa parenté avec le corps physique ? Se pose donc la question : les sens spirituels sont-ils la transfiguration des sens corporels, donc homogènes à ceux-ci, ou bien constituent-ils un sens intérieur nouveau, radicalement hétérogène au plan physique ?

Il faut répondre que les sens spirituels sont homogènes aux sens corporels [5]. Et cela, de deux manières, que nous qualifierons d’ascendante et de descendante.

D’une part, le Verbe s’est approché de nous en prenant chair de notre chair, pour que, nous puissions nous élever jusqu’au Père (cf. Jn 1,14.18). Il est difficile d’imaginer un réalisme physique plus grand que celui de la solennelle entrée en matière de la première épître de saint Jean : « Ce qui était dès le commencement, ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé, ce que nos mains ont touché du Verbe de vie […], nous en rendons témoignage » (1 Jn 1,1 et 2). Le Christ s’est rendu visible pour révéler le Père invisible : « Il s’est fait chair – écrit Origène – afin de pouvoir être reçu par ceux qui étaient incapables de le voir en tant qu’Il était Logos, qu’Il était auprès de Dieu et qu’Il était Dieu [6] ». Le même Diadoque remarque combien le sens spirituel déborde sur le sens physique et le rassasie « jusqu’à ce qu’il sente le sens même de ses os [7] ». Enfin, en guérissant nos sens corporels, les sens spirituels les adaptent à la Révélation.

D’autre part, Dieu est en connivence avec le sensible par voie descendante de redondance et de surabondance.

 

« Si donc nous voulons préciser la nature des sens spirituels – précise le père Charles-André Bernard –, nous ne les considérerons pas comme de nouvelles entités spirituelles qui s’ajouteraient à l’organisme constitué par les vertus théologales et les dons du Saint-Esprit, mais nous verrons en eux le résultat de la transformation spirituelle qui a intéressé aussi le niveau sensible. C’est tout l’homme qui participe à l’expérience spirituelle, et ses différents niveaux de vie sont attirés vers la sphère divine pour en recevoir une participation vitale [8] ».

 

Jean Ruysbrœc notait que lorsque l’esprit humain est abîmé en Dieu, Celui-ci le comble de ses dons et, à partir « de ces richesses, se répand dans l’unité des puissances supérieures la plénitude enveloppante de l’amour ressenti. De cette plénitude de l’amour ressenti se répand dans le cœur et dans les puissances charnelles un goût sensible et pénétrant [9] ». Cette jouissance (au sens augustinien) qui est d’ailleurs souvent exprimée par le sens du goût, n’est donc pas une perception de Dieu à partir des sens corporels – ce qui est ontologiquement impossible : Dieu est infini et pur esprit, alors que les cinq sens sont finis et sensibles. Mais elle est une participation de la sensibilité par l’esprit, témoignant de l’intime union de l’âme et du corps. Saint Jean de la Croix parle de « communication » : « Les sens peuvent recevoir du goût et du plaisir, […] de la part de l’esprit – moyennant quelque communication qu’il reçoit intérieurement de Dieu [10] ». Ces douceurs et consolations viennent donc non pas du dehors, mais du dedans, « jaillissant de l’excès et abondance de félicité spirituelle [11] ».

Enfin, la doctrine des sens spirituels ouvre sur des perspectives eschatologiques. Nous ne savons presque rien du monde à venir, de la Jérusalem céleste, mais les sens corporels ne semblent pas devoir en être exclus. Ce n’est pas un hasard si saint Grégoire de Nysse parle de la résurrection des corps à propos des sens spirituels. En effet, l’homme ressuscité sera, dans toute sa vérité, corps et âme, personne glorifiée. Ensuite, le Christ demeure dans son humanité, là encore psychospirituelle, pour l’éternité. Aussi les sens spirituels témoignent-ils de la transformation opérée en nous par la grâce du baptême qui est la promesse de la gloire de la résurrection : « Je te dis que si tu crois, tu verras la Gloire de Dieu », dit Jésus à Marthe (Jn 11,40).

Loin d’être étrangère à notre vie humaine et théologale présente, la doctrine des sens spirituels atteste trois points essentiels : 1. l’unité de l’homme, donc l’intime union du corps et de l’âme [12] ; 2. l’attention que Dieu accorde au corps : plus un être est spirituel, plus il est incarné ; 3. la guérison de l’unité blessée de la chair et de l’esprit : promise à la résurrection de la chair, elle est anticipée dans le gage que sont les sens spirituels.

Pascal Ide

[1] Cf. Hans Urs von Balthasar La Gloire et la Croix. I. Apparition, trad. Robert Givord, coll. « Théologie » n° 61, Paris, Aubier, 1965, p. 309-360 ; Mariette Canévet, « Sens spirituel », Dictionnaire de spiritualité, Paris, Beauchesne, 1988, tome 14, fasc. XCII, c. 598-617 ; Joseph de Finance, Le sensible et Dieu. En marge de mon vieux catéchisme, Roma, Editrice Pontifcia Università Gregoriana, Paris, Beauchesne, 1988 ; Romano Guardini, Les sens et la connaissance de Dieu, trad. Thomas Patfoort, Paris, Le Cerf, 1981 ; Marie Yvan Michel Olphe-galliard, « Les sens spirituels dans l’histoire de la spiritualité », Nos sens et Dieu, Etudes carmélitaines, Paris, DDB, 1954, p. 179-193 ; Aimé Solignac, « L’application des sens », Nouvelle Revue Théologique, 80 (1958) n° 7, p. 726-738 ; Wilfrid Stinissen, Méditation chrétienne profonde, trad. Bernard Durel, Paris, Le Cerf, 1980.

[2] Origène, Contre Celse, vii, 33, trad. Marcel Borret, coll. « Sources chrétiennes » n° 150, Paris, Le Cerf, 1969, p. 88 ; vii, 34, p. 90 et 92. Cf. l’article classique de Karl Rahner, « Le début d’une doctrine des cinq sens spirituels chez Origène », Revue d’Ascétique et de Mystique, 13 (1932) n° 49, p. 113-145.

[3] Diadoque de Photicée, Cent chapitres sur la perfection spirituelle, chap. 24, dans Œuvres spirituelles, trad. Édouard des Places, coll. « Sources chrétiennes » n° 5 bis, Paris, Le Cerf, 21953, p. 96.

[4] Origène, Contre Celse, i, 48, trad. Marcel Borret, coll. « Sources chrétiennes » n° 132, Paris, Le Cerf, 1967, p. 202-204.

[5] Si l’on voulait nuancer, la tradition patristique est plus sensible (sic !) à la rupture entre sens corporels et sens spirituels, mais son anthropologie est plus « rudimentaire » que celle des auteurs spirituels ultérieurs. Saint Bonaventure marque davantage la continuité, proposant comme une scala mystica (« échelle mystique ») permettant une progressive unification et réconciliation dans le temps, des sens et de l’esprit (cf. Karl Rahner, « La doctrine des cinq sens spirituels au Moyen Âge, en particulier chez saint Bonaventure », Revue d’Ascétique et de Mystique, 14 [1933], p. 263-299).

[6] Origène, Contre Celse, vi, 68, trad. Marcel Borret, coll. « Sources chrétiennes » n° 147, Paris, Le Cerf, 1969, p. 138.

[7] Diadoque de Photicée, Cent chapitres sur la perfection spirituelle, chap. 14, p. 91.

[8] Charles-André Bernard, Traité de théologie spirituelle, coll. « Théologies », Paris, Le Cerf, 1986, p. 165.

[9] Jean Ruysbrœck, L’ornement des Noces spirituelles, ii, 4, Œuvres choisies, trad. Jules-Amédée Bizet, Paris, Aubier, 1947, p. 329.

[10] Saint Jean de la Croix, Montée du Carmel, iii, 26, Œuvres complètes, trad. Cyprien de la Nativité, Paris, Desclée de Brouwer, 1967, p. 307. Cf. aussi la description des sens spirituels dans le Cantique spirituel, chap. XIV et XV.

[11] Anonyme (de la fin du xive siècle), Le Nuage d’inconnaissance, chap. 48, trad. Armel Guerne, Paris, Seuil, 1977, p. 152. Double est la médiation de cette spiritualisation des sens corporels : l’Incarnation du Verbe et le don de l’Esprit-Saint. Dans l’article du Dictionnaire de spiritualité, Mariette Canévet émet l’hypothèse que l’on pourrait approprier ce que nous avons appelé la voie ascendante au Verbe (puisque le Christ s’est donné à saisir par les sens corporels, dans la figure de ce monde) et la voie descendante à l’Esprit-Saint (puisque sa communication vient non pas de l’extérieur, mais sous mode d’illumination intérieure). Toutefois, ajoute-t-elle, il ne faudrait pas trop figer la distinction.

[12] « Un de corps et âme : Corpore et anima unus » (Concile Œcuménique Vatican II, Constitution pastorale Gaudium et spes, op.cit., n° 14, § 1).

5.12.2020
 

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