Un autre regard discutable sur les célibataires.

À propos de « J’existe ! »

1) Résumé

Même s’il se présente sous la forme d’un « essai » et non d’un « traité », le livre d’Olivier Bonnewijn [1] (OB) défend une thèse qui est le titre même du dernier chapitre : « Un état de vie à part entière ». La préfacière, Claire Lesegretain, ne s’y trompe pas qui affirme sans ambages : « il est formidablement libérant de lire sous la plume d’un prêtre et théologien que le célibat peut être un ‘état de vie à part entière’, au même titre que le mariage ou la consécration » (p. 10). Pour montrer cette proposition neuve, OB propose une démarche inductive : non point partir de ce que sont les deux vocations au mariage et à la vie consacrée, mais s’« approcher à frais nouveaux du mystère des célibataires en lui-même » (p. 16). Il égrène lui-même les six perspectives qu’il adopte : « existentielle », « anthropologique », etc. (p. 15). Je les répartirai en fonction de leur objet pour mieux faire saillir le propos et la sous-thèse avancée.

Le chapitre 1 présente le regard actuel sur « la galaxie des célibataires » (p. 19) : regard plutôt négatif avant « la révolution évangélique » (p. 32) qui, enfin, valorise le célibat. Afin d’honorer cette positivité, OB propose de le qualifier d’« ouvert » – contre les caractérisations trop dévalorisantes : « célibat d’attente », « célibat subi », « célibat non choisi » (p. 21). Le chapitre 2 traite de la caractéristique la plus patente du célibataire : la solitude. Alors qu’elle est souvent vécue par le solo négativement comme absence, donc comme souffrance, OB en montre l’ambivalence : humanisante, quand elle devient l’occasion d’une communion ; ou déshumanisante si elle replie sur soi. Le chapitre 3 approfondit l’identité du célibataire du point de vue chrétien pour défendre qu’il s’agit d’une « identité source ». En effet, loin d’être inaccomplie ou une privation (de mariage, de consécration ou de sacerdoce), cette identité « est purement et simplement baptismale » (p. 87), de sorte que, inversant la perspective habituelle, il propose de la placer à la source de l’identité des consacrés, des clercs et des mariés (p. 88). Développant cette intuition, OB montre que la « vocation personnelle » du célibataire n’est rien d’autre que l’amour-don (chap. 4), qu’il décline en cinq actes. En effet, nous venons de le dire, le célibataire se définit à partir de son baptême ; or, celui-ci se caractérise d’abord à partir de la réception et de l’écoute ; et c’est seulement de cet accueil premier que découle le don à l’autre et l’espérance d’une réciprocité et d’une fécondité. Cette grammaire du don se vit dans l’épaisseur de notre être de chair, qui est un être pulsionnel (chap. 5). Le but étant de les sublimer, OB propose un cheminement en cinq étapes : promesse, idéalisation, renoncements, renforcement narcissique et élévation.

Ayant ainsi peu à peu approché l’identité du célibataire, OB s’attaque enfin à la question de son statut dans le dernier chapitre (6). Nous avons vu sa thèse : le célibat ouvert est un état de vie à l’égal du mariage et de la vie consacrée. Pour l’établir, il caractérise l’état de vie à partir de cinq critères : il qualifie l’être ; il présente une « réelle stabilité » ; il est « un engagement volontaire » ; il est la « réponse à un ‘appel’ du Christ » ; il est institutionnalisé, donc reconnu et repérable socialement (p. 136-137). Si certains affirment que le célibat ouvert ne peut pas être un état de vie, notre auteur défend le contraire en lui appliquant ces cinq critères. Nous reviendrons bien entendu sur ce point qui est aussi la pointe de tout le livre.

2) Évaluation positive

Saluons d’abord avec joie l’intention de cet ouvrage : reconnaître (aux deux sens du terme) la réalité de la vie du célibataire ; lui donner toute sa place (« à Paris, un logement sur deux est occupé par un célibataire » : p. 34 ; et cela est vrai de beaucoup de grandes villes en Occident) ; jeter un regard neuf sur le célibat ; davantage, poser un regard positif sur lui.

De nombreuses analyses sont aussi précieuses. Sans prétendre en rien être exhaustif : l’insistance sur le besoin qu’a le célibataire d’être reconnu dans sa personne, sa mission, son don de soi, etc. ; la distinction des deux formes de solitude et l’enracinement de la communion dans celle-ci ; le nouveau regard apporté par le christianisme sur l’état de célibataire (p. 32-34, etc.), en l’occurrence à travers le célibat consacré ; la dénonciation forte des jugements blessants contre les célibataires, qu’ils soient psychologiques, moraux ou spirituels (chap. 1, etc.) ; l’amour inconditionnel du Christ pour celui dont « une des souffrances lancinantes […] réside souvent dans le fait de n’avoir été choisi par personne » (p. 72) ; l’importance d’une « culture de la rencontre et de la tendresse évangéliques » (p. 75) ; la « fécondité multiforme » (p. 76 s) ; le déploiement de la dynamique du don qui commence non pas dans la donation, mais dans la réception (chap. 4) ; le cheminement pour grandir dans l’intégration des pulsions (chap. 5) ; etc. Même si l’ouvrage ne se présente pas comme un « manuel pratique » et désire seulement demeurer « aux côtés des célibataires » (p. 15), il propose un certain nombre de discernements et d’orientations salutaires.

On peut prédire sans risque que de nombreuses pages feront du bien à un certain nombre de célibataires. Pour autant promeuvent-elles réellement leur bien ? C’est ce qu’il nous faut maintenant évaluer.

3) Évaluation négative

Venons-en aux difficultés soulevées par l’ouvrage. Elles concernent principalement la thèse centrale et les arguments avancés sur la nature du célibat dit ouvert (le « qu’est-ce que c’est ? »). Un autre point nodal, moins explicite, touche les raisons du célibat (le « pourquoi ? »). Enfin, une difficulté latérale concerne le « comment ».

a) L’identité du célibataire est l’identité baptismale

Le premier argument en faveur d’une identité positive du célibat chrétien est développé au terme du chapitre 3. Systématisons le propos. « Le Christ, inaccompli en sa vie charnelle, conduit à leur accomplissement des hommes » et « des femmes » (p. 84). Or, « chaque célibataire chrétien » est « sans conjoint ni descendance ». Il est donc « associé à ce mystère » du Christ et à son accomplissement (p. 85), au point que, à la suite des célibataires consacrés, il affirme que, « au creux de leur redoutable inaccomplissement, ils deviennent en réalité ‘les plus accomplis des enfants des hommes’ (Sg 9,6) » (p. 86). Et, prévenant l’objection de celui qui affirmerait que le célibat consacré se distingue du célibat non choisi en ce que le premier est voulu et non le second, OB répond en distinguant deux conceptions de l’alliance avec Dieu : conjugale ou matrimoniale ; et l’autre, non qualifiée, mais qui vaut pour celui qui vit « le célibat non voulu, consenti et peu à peu assumé » (p. 87). Or, cette alliance s’enracine dans le baptême. Dès lors, OB peut introduire sa thèse sur « la gracieuse consistance de l’être-célibataire » (p. 87-88. Les citations qui suivent sont tirées de ce paragraphe) : « l’identité humaine » du célibataire chrétien « est purement et simplement baptismale ». Il en déduit trois affirmations. D’abord, « en toute rigueur d’analyse, il [le célibataire chrétien] n’est pas vraiment célibataire », puisqu’il se définit par l’alliance dans le Christ. Ensuite, « le célibat ouvert trouve ici sa consistance propre et positive » et cesse de se définir négativement « comme une absence de mariage, de consécration ou de sacerdoce » ou comme un être inachevé (« le célibataire chrétien n’est donc ni ‘inaccompli’ […], ni stérile »). Enfin, comme toute identité chrétienne se fonde sur le baptême, le célibat « se révèle comme ‘l’identité source’ », de sorte que « ce serait aux consacrés, aux clercs et aux mariés de se situer par rapport aux célibataires, et non l’inverse ».

 

Nous reviendrons plus bas sur cette définition strictement positive du célibat.

Notons pour l’instant d’abord que la pointe de l’objection qu’OB anticipe porte sur le caractère voulu ou subi du célibat, et est d’ailleurs énoncée par une célibataire consacrée ; or, la réponse porte sur la différence entre alliance matrimoniale et non-matrimoniale, non pas sur la question de la liberté ; elle n’éclaire donc pas la difficulté. Par ailleurs, le baptême ne définit pas la condition du célibataire, mais du chrétien. C’est ainsi qu’un nouveau-né qui vient d’être baptisé n’est pas, en toute rigueur de terme, un célibataire (cf. plus bas). Si la langue, dans sa sagesse qui est souvent plus grande que la nôtre, a inventé le terme « célibataire », c’est pour désigner un état spécifique apparaissant à un âge de la vie, l’âge adulte, différent de celui général de la commune humanité ici élevée à la grâce baptismale. Enfin, il faut croire que cette approche de l’identité du célibataire par le baptême n’est pas suffisante, puisque, plus loin, OB ajoute, hésitant : « Qu’en est-il du consentement au célibat ouvert ? S’agit-il seulement d’une réponse à la vocation baptismale commune ? Ou bien peut-on parler à son sujet d’une réponse à une vocation plus spécifique ? Pour notre part, nous sommes enclins à penser qu’il s’agit d’un appel dans l’appel, d’une vocation distincte à l’intérieur de la grande vocation baptismale ? » (p. 154-155).

b) Le don de soi du célibataire

Le deuxième argument découle du premier : le célibataire se définit par sa vocation baptismale qui nous identifie au Christ, voire nous configure au Dieu-Trinité. Or, le Christ et les autres Personnes divines vivent dans une communion qui est échange de dons. La vocation personnelle du célibataire réside donc dans « l’infini de l’amour et du don » (p. 89). C’est ce que développe le chap. 4.

Par ailleurs, OB condamne fermement les « ‘gens bien’ » qui affirment que les célibataires « devraient s’engager davantage sur la voie de la générosité et du don, passer d’une vie autocentrée à une vie excentrée » (p. 27). Il critique l’affirmation selon laquelle le célibataire chrétien ne se donne pas : « Est-ce bien la situation de la majorité des célibataires chrétiens ? Personnellement, je ne le pense pas. Je suis souvent témoin du contraire » (p. 144). Voire, à la suite de Mgr Luc Ravel, il affirme que « le don de soi du célibataire s’effectue dans des conditions souvent très exigeantes » (p. 145).

 

Je ferai trois réflexions. D’abord, OB ne fait état que d’une observation personnelle, avec tout le risque de biais de confirmation qu’elle comporte [2]. Nous manquons cruellement d’études en ce domaine qui pourraient confirmer son propos, comme d’ailleurs l’infirmer.

Ensuite, OB se fonde sur le constat du don personnel du célibataire. Or, l’argumentation notamment du Magistère (que nous citerons dans la conclusion) se fonde sur l’état objectif et institutionnel de la personne qui, mariée, s’engage au don de soi (c’est ce qu’elle affirme lors du consentement des époux) et, consacrée, à vivre d’un « cœur sans partage [3] ».

Ajoutons que, selon une judicieuse observation d’Aristote reprise par les néo-aristotéliciens comme Alasdair MacIntyre, la vertu ne peut grandir que dans un milieu vertueux. Or, de gré ou de force, la vie conjugale et matrimoniale est, objectivement, structurellement, une école de confrontation à l’altérité et de don au quotidien, et cela beaucoup plus que la vie de single, ainsi que, moi, prêtre, j’en fais quotidiennement l’expérience.

Enfin, osons-le dire, même si ce point est très désagréable à entendre, mon expérience m’a donné de recevoir beaucoup de plaintes argumentées et illustrées de personnes mariées constatant que les personnes célibataires étaient beaucoup moins généreuses que les personnes mariées auxquelles, par exemple, elles pouvaient faire appel pour demander un service. Assurément, cet argument n’est pas plus rigoureux que celui d’OB et ne peut se prévaloir d’aucune statistique formelle ; du moins donne-t-il à entendre une autre réelle souffrance qui mérite d’être recueillie et interrogée. Le récuser a priori serait adopter une posture victimaire. Quoi qu’il en soit, cette observation ne cherche nullement à accuser le solo d’égoïsme, mais à montrer que, nous le redirons, la nature humaine ayant besoin d’un milieu vertueux, il est plus aisé d’entrer dans la pratique du don grâce au cadre institutionnel qu’offre le mariage ou la consécration.

c) Les cinq critères

Le troisième argument en faveur de l’état positif du célibataire ouvre directement sur le statut de vie dont nous avons décrit ci-dessus les cinq composantes (chap. 6).

 

Il est stimulant et rigoureux qu’OB propose des critères. Ils clarifient la discussion. Toutefois, ils sont défaillants.

  1. Tout d’abord, le deuxième critère (la stabilité ou la durabilité) est imprécis. Il l’est d’abord en soi : à partir de quelle durée un état est-il stable ? Si on l’appliquait à certaines professions et en croisant ce critère avec les quatre autres, l’on pourrait identifier celles-ci à un état de vie, ce qui ferait éclater la quadripartition proposée par OB (célibat ouvert, mariage, consécration, prêtrise).

Ensuite, ce critère est imprécis dans son application au célibat. Qu’en est-il de la consistance psychologique de ce critère ? Quel célibataire ouvert se vit-il comme fixé de manière « stable » et « durable » dans son état ? Dès qu’il, elle, voit celle ou celui qui pourrait être la femme ou l’homme de sa vie, il ou elle ne se voit plus en rien célibataire.

En fait, le flouté du critère tient à une raison qui, elle, est très précise et semble embarrasser OB : il se refuse (à juste titre) d’identifier la durabilité à l’irréversibilité. Or, primo, ce refus crée une dissymétrie entre les deux autres états de vie qui, eux, sont définitifs ; secundo, cette irréversibilité est le seul critère objectif qui puisse donner une consistance à la stabilité.

Bref, le célibat non choisi est par nature un état instable. C’est ce qui en fait la souffrance ; c’est aussi ce qui en fait la chance : il peut constamment basculer vers le mariage.

  1. L’on retrouve la même imprécision dans le critère institutionnel. OB propose différents exemples pour le rendre moins abstrait. L’un d’eux, qui donne le titre au paragraphe, est « la pendaison de crémaillère » (p. 156-157). Or, ce qui en est dit, et qui paraît, en effet, très utile, n’est rien d’autre qu’un conseil éthique autant que psychologique : apprendre à vivre de manière autonome dans un « chez-soi bien à soi », avant d’entrer dans une véritable interdépendance. Mais un tel lieu de vie privé ne peut constituer un critère institutionnel.
  2. Enfin et surtout, ces critères sont insuffisants. D’un mot, il manque un critère essentiel, qui est d’ordre objectif et inscrit dans la création : l’appel à donner la vie (qui, bien évidemment, n’est pas séparable de l’appel à la communion conjugale). Autrement dit, il y a en l’homme une inclination naturelle au mariage [4]. L’on pourrait même dire que ce critère rentre aussi en ligne de compte dans la vocation consacrée, puisque celle-ci suppose un renoncement explicite à cette finalité naturelle. Ce subjectivisme se retrouve d’ailleurs dans d’autres développements de l’ouvrage dont on a dit qu’ils faisaient plus appel à l’indignation qu’à l’argumentation.

d) La thèse : l’état de vie

J’estime donc que l’argumentation d’OB n’établit pas sa thèse de manière concluante. Considérons enfin celle-ci pour elle-même. Elle ne me paraît guère plus satisfaisante.

1’) Célibataire et célibat

Je pense que tout au long de l’ouvrage court une confusion entre deux réalités ou plans de réalités : le célibataire et le célibat, autrement dit la personne et son état de vie. C’est ainsi que dans le paragraphe important des pages 87-88 résumé ci-dessus, OB oscille constamment entre « célibat » et « célibataire ». Or, tout ce qui est dit du célibataire ne peut donc pas être dit du célibat [5].

D’une part, le célibataire est une personne qui, comme toute personne, est éminemment positive et infiniment respectable. De ce point de vue, OB fait œuvre pie : il pointe du doigt tous les jugements réducteurs et donc blessants que, trop souvent, personnes mariées ou consacrées portent sur les single – jugements que, d’ailleurs, un certain nombre de célibataires finissent par intérioriser.

D’autre part et en revanche, le célibat, lui, est une réalité et une réalité négative, car privative. Toute la tentative d’OB est de lui donner une définition, donc une essence, qui, en l’occurrence, est, selon lui, positive [6]. Mais le terme lui-même a été inventé pour désigner une personne adulte en âge de se marier et qui ne l’est pas. Il ne viendrait à l’idée de personne de dire d’un nourrisson qu’il est célibataire. En tout cas, l’information ne serait pas pertinente, car elle serait redondante. C’est ce que montrent tous les dictionnaires français qui font autorité (le Dictionnaire de l’Académie Française, le Littré, le Trésor de la Langue Française, le Grand Robert de la Langue Française) [7]. Ainsi le CNRTL note que l’antonyme de célibataire est « marié ».

En outre, si OB entend avec compassion les souffrances des célibataires – sentiments qui « sont à entendre et à respecter infiniment » (p. 72) –, en faisant du célibat ouvert un état positif, sans en souligner le caractère privatif qui lui est spécifique, paradoxalement, il ne permet pas de les comprendre en leur spécificité. C’est parce que le célibat se définit comme une absence de mariage (ou de consécration) qu’il prive la personne célibataire de ces immenses bonheurs que sont la communion conjugale et la procréation – sans rien dire de ce surcroît qu’est le plaisir sexuel dont on sait la place qu’il a pris aujourd’hui.

2’) La souffrance objective et subjective du célibat

Il faut dire plus. Si l’état de célibat est une réalité d’essence privative, le célibataire ne peut pas ne pas le vivre comme un manque, donc douloureusement. Et cette souffrance est bien la preuve, la signature affective, que le célibat n’est pas une réalité positive. Et nous touchons ici peut-être le point le plus important.

D’abord, la grande majorité des célibataires vit le célibat comme une privation et une souffrance. Ce constat est vrai pour ceux qui ont quarante ans et plus, mais cela est aussi vrai pour ceux qui sont plus jeunes. Il se vérifie pour les femmes d’abord, parce que, souvent, elles sont affectivement plus connectées et biologiquement plus incarnées ; mais aussi pour les hommes, surtout aujourd’hui où le travail professionnel cesse d’être le tout de leur vie et où ils entrent dans une plus grande intelligence émotionnelle.

L’on objectera qu’un certain nombre de solos ne souffrent pas de leur célibat ni même de la solitude. Et ce qui, autrefois, était surtout vrai des hommes, l’est aujourd’hui des femmes. Je répondrai que cette approche est, derechef, subjectiviste. Que l’on ne souffre pas subjectivement d’un manque ne signifie pas que ce manque n’existe pas objectivement. Pour prendre une analogie (je dis bien que ce n’est qu’une analogie) : beaucoup de personnes ne pâtissent pas de surtout penser à elle et de ne pas se préoccuper du bien commun. Cela ne signifie pas que, pour autant, cette attitude soit juste. Or, le célibat prive de biens très réels et très profonds : la communion et la procréation.

Même si OB risque d’interpréter cette observation comme du psychologisme, le célibataire qui ne souffre pas de ces manques objectifs doit s’interroger sur les mécanismes par lesquels il les occulte. D’ailleurs, ce que je dis là, je le dis aussi pour le célibataire consacré, par exemple le prêtre. Le père Albert Chapelle avait par exemple finement observé combien le déni de ces manques peut conduire le prêtre à un véritable activisme compensatoire. De même, une tendance spiritualisante conduit à nier la privation et recycler la vie spirituelle pour anesthésier toute souffrance, ainsi que Macha Chmakoff l’a finement montré dans Le divan et le divin [8].

3’) Une double rupture

Ainsi, selon nous, la proposition d’OB introduit une double rupture délétère.

La première est un hiatus entre privation objective et souffrance subjective. Nous venons d’en parler. Redisons seulement que ne pas affirmer que le célibat est, de par sa nature, une privation de l’accomplissement de notre fin naturelle au mariage, c’est rendre incompréhensible ce dont il souffre. C’est le conduire à nommer d’autres causes, ce qui peut être culpabilisant, ou à fuir et nier sa souffrance, ce qui est déshumanisant.

La seconde est une coupure entre la nature (la création) et la grâce. En effet, OB ne cesse de revenir à ce qui est son intuition source : le célibataire chrétien se définit à partir du baptême et seulement du baptême (et de la confirmation). Mais c’est oublier, d’abord, que celui-ci est l’origine de la vie chrétienne et non pas son achèvement. Que cet accomplissement se fait dans un des états de vie, dont deux sont sanctionnés par un sacrement : le mariage et le sacerdoce (qui, pour les latins, implique un renoncement au mariage). Or, des sept sacrements, le mariage est le seul qui soit fondé sur une réalité naturelle ; voilà pourquoi existe un mariage civil. Donc, ne définir le célibataire chrétien qu’à partir du baptême, c’est compter comme peu de chose, en termes techniques, c’est considérer comme accidentel l’enracinement objectif dans la création. C’est faire de l’appel naturel, donc universel (ce qui ne signifie pas qu’il n’y ait pas des exceptions), au mariage, une réalité indifférente, négligeable. En se polarisant sur le seul baptême et en mettant de côté cet appel au mariage qui est, sinon conscient, du moins latent dans le cœur du célibataire, OB propose une vision spiritualiste du célibat et sépare donc indûment, abstraitement la grâce de la nature.

4’) Deux confirmations

Osons ajouter deux points. De tout temps, l’apprentissage de la vertu de chasteté a été difficile. Cela est encore plus vrai aujourd’hui. Le Catéchisme de l’Église catholique parle d’un « combat pour la pureté » (n. 2520 s). De ce point de vue, la vieille doctrine du mariage comme « remède à la concupiscence » n’est pas obsolète, même si elle doit être revisitée pour ne pas sombrer dans les dérives utilitaristes (le droit sur le corps de l’autre, etc.). Or, aujourd’hui, grande est la tentation, notamment pour la jeune génération de célibataires, mais aussi pour les plus anciens, d’abandonner ce combat, parfois héroïque, pour la chasteté. Donc, parler d’une vocation au célibat ouvert, c’est favoriser la tendance actuelle si délétère à l’éclatement des différentes facettes de la sexualité.

Il en est de même pour le don de soi [9]. Nous allons le redire : il est bien plus aisé de se donner dans le cadre vertueux offert par le mariage ou la vie consacrée que dans la vie de célibataire qui est solitaire. Donc, affirmer que l’appel au don de soi, qui est consubstantiel à l’homme et, plus encore, au chrétien, est autant vécu par le célibataire non-choisi, c’est faire fi de l’incarnation, du milieu concret du mariage qui est par nature porteur de vertu (par exemple, comment avoir un enfant sans se donner, un minimum, à lui ?), et donc, à nouveau, faire une proposition abstraite, hors-sol.

5’) Trois mises au point

Ajoutons trois mises au point qui sont plus que de vocabulaire.

  1. Tout d’abord, OB souligne à l’occasion que l’expression « état de vie » doit être prise en un sens analogique.

 D’abord, en toute rigueur, un terme analogue se structure à partir d’un premier analogué (analogatum princeps). Or, jamais OB n’en parle. Et on ne voit pas comment, même enraciné dans le baptême (qui, répétons-le, ne fonde pas le célibat comme célibat), ce pourrait être l’état de célibataire, qui est si peu stable et si peu institutionnel.

Ensuite, OB applique ses cinq notes distinctives de l’état de vie aux quatre états de vie qu’il souhaite distinguer. Il y a donc univocité et non pas analogie. Nous sommes donc plutôt face à une distinction d’un genre en ses espèces que face à la distinction d’un son de voix en ses différentes significations. Ainsi, une nouvelle fois, le terme « analogique » est impropre.

  1. OB répète volontiers que le célibataire est inaccompli, mais que cette caractéristique vaut tout autant pour chaque état de vie.

Je répondrai en distinguant deux sortes d’inaccomplissement : objectif et subjectif. Subjectivement, chaque personne vivant un état de vie est toujours en deçà de l’achèvement (l’idéal, la sainteté) de ce à quoi elle est appelée. En revanche, objectivement, celui qui a choisi un état de vie (le mariage ou la virginité, entendue comme consacrée) s’y est engagé, donc a déjà posé un acte irréversible de grande portée et, de plus, n’a pas à attendre un autre état de vie : il est, institutionnellement, publiquement, extérieurement, donc objectivement, constitué dans un état qui est accompli. Il n’en est pas du tout de même du célibat non-choisi. Ainsi, le religieux ou le prêtre est accompli objectivement (au sens dit) et inaccompli subjectivement, mais le célibataire est inaccompli objectivement et subjectivement.

  1. Interrogeons enfin le qualificatif d’ouvert. En l’introduisant, OB ne le définit pas. L’on peut supposer que l’ouverture s’identifie à la disponibilité, donc désigne la possibilité de se marier ou non, de se marier avec tel(le) ou tel(le). Or, celui qui est disponible n’est pas fixé (dans le choix d’un état de vie ou dans le choix d’un conjoint) et c’est à raison de cette non-détermination qu’il est ouvert. Le terme ouvert recouvre donc secrètement une négation qui ne s’avoue pas [10].

e) Une présentation discutable du Magistère

Dans son état des lieux, OB adopte une attitude réservée et critique à l’égard du Magistère des derniers papes (p. 22-24). Non sans aplomb et surplomb, il se permet d’affirmer que les passages que Jean-Paul II, le Catéchisme de l’Église catholique et François consacrent au célibat présentent une « indigence réflexive » (p. 23). Ne serait-il pas plus juste et moins jugeant d’affirmer qu’ils ne sont pas tant déficitaires que contraires à la thèse que lui, OB, défendra ? De fait, si, par exemple, Jean-Paul II ne parle de « célibat » qu’à propos du « mariage [11] », c’est en raison d’une argumentation serrée et originale développée au n. 11, dont on s’étonne qu’elle ne soit jamais citée par OB, ne serait-ce que pour être critiquée. Ainsi les propositions de notre auteur s’opposent à l’enseignement de Jean-Paul II, même si elles relèvent encore de l’opinion théologique et demandent seulement (mais c’est beaucoup !) l’écoute respectueuse et bienveillante.

f) Les raisons du célibat

Venons-en à la seconde question centrale : le « pourquoi » de l’état de célibataire. Le sujet est encore plus délicat et sensible. Osons pourtant l’affronter.

OB ne mâche pas ses mots : « Cette non-perception et cette non-reconnaissance des célibataires sont renforcées par une approche parfois très doloriste de leur situation et de leur personne » (p. 24) ; « il est donc inacceptable – et même indécent – d’enfermer les célibataires dans un ‘état’ inconsistant », etc. (p. 28). Il critique un « psychologisme irrespectueux » (p. 26), un « moralisme culpabilisant » (p. 26), des « discours négativistes […] caricaturaux » (p. 28) ; « Il y a quelque chose d’insupportable, voire de blasphématoire, dans cette manière de poser la question », en l’occurrence : Dieu « imposerait-il le célibat à un certain nombre de personnes » ou « voudrait-il les ‘punir’ de quelque errance transgénérationnelle » (p. 68) ?

Tout d’abord, on est en droit de s’interroger sur cette rhétorique de l’indignation. Pour ce dernier point (l’interprétation providentialiste et punitive), il ne s’agit pas d’en discuter l’objet (il s’agit bien entendu d’une vision de Dieu qui est erronée), mais la méthode. En multipliant les adjectifs scandalisés, l’auteur peut rallier le lecteur et éveiller en lui de la colère. Mais comment s’assurer qu’il ne le victimise pas ? En effet, OB parle un moment de la souffrance « d’avoir été laissé sur le bord de la route. Ou alors d’avoir été choisi pour un temps seulement, mais pas définitivement et totalement. Ou d’avoir été manipulé par les désirs d’un partenaire » utilitariste (p. 72). Or, il n’y a de victimes que parce qu’il y a des bourreaux. Si certains célibataires ont été passivement délaissés, voire manipulés, c’est donc que d’autres célibataires, aussi nombreux, les ont activement abandonnés et manipulés [12]. En ne parlant que de la souffrance de ceux qui souffrent sans s’interroger sur la responsabilité de ceux qui font souffrir, voire de ceux qui trouvent un bénéfice secondaire à souffrir, le propos d’OB comporte un angle mort majeur et favorise la tendance victimaire [13]. Comme les raisons psychologiques qui sont nommées seulement en passant – « Certains sont plus cruellement atteints que d’autres, notamment à cause de liens familiaux défaillants. Immense et délicat sujet que nous ne faisons qu’effleurer ! » (p. 95) –, ces raisons éthiques du célibat ne sont pas affrontées…

Surtout, la passion n’est pas toujours une aide pour la réflexion ; voire elle peut l’occulter. Prenons l’exemple de l’approche psychologique du célibat accusée d’être « très doloriste » et d’un « psychologisme irrespectueux » (p. 24-26). OB se contente d’affirmer : « célibat et problèmes psychologiques ne vont pas nécessairement de pair » (p. 26). Or, nul argument (cause, statistiques) ne vient l’appuyer, hors une comparaison avec les personnes mariées et consacrées qui elle-même n’est pas développée. En fait, pour pouvoir affirmer qu’il n’y a aucune corrélation entre tel pli psychologique et l’état de célibataire, il faudrait pouvoir bénéficier d’études sur le sujet. Sans me cacher qu’il peut y avoir un biais de confirmation dans le propos qui va suivre (comme, inversement, dans celui d’OB), j’ai toujours été frappé de ce que de nombreuses personnes célibataires qui se sont mariées de manière (relativement) tardive reconnaissent qu’elles ne l’ont pu qu’à la suite d’un travail psychothérapique. Il est aussi frappant, mais très compréhensible, que cette reconnaissance ne survient qu’une fois la personne mariée.

Allons plus loin. Prétendre qu’il n’y a pas de raison psychologique au célibat, ni de raison sociologique, encore moins de raison éthique, c’est finalement affirmer que cet état est sans raison. Or, telle est la définition du hasard : un événement dénué de cause. Donc, le célibat est un état totalement aléatoire que le célibataire ne peut que subir. Bien entendu, OB ne le dit pas, mais c’est la conséquence logique qu’il n’ose tirer de son propos. Or, une réalité hasardeuse, aléatoire, voire fatale est beaucoup plus décourageante qu’une réalité dont on connaît les raisons, au moins partielles, peut-être en partie cachées, et sur lesquelles on peut agir.

Il me semblerait plus respectueux de la complexité de la réalité d’affirmer : que l’état de célibataire est lié à des facteurs nombreux et requiert une approche nuancée ; que, parmi ces facteurs, certains sont indépendants de la volonté du célibataire et ne sont pas modifiables (je pense notamment aux paramètres sociologiques) ; d’autres ne relèvent en rien de sa responsabilité, mais sont transformables (je pense notamment aux blessures psychologiques ou à certains comportements) ; d’autres, enfin, sont de son fait (mésestime de soi entretenue, attitude égoïste, désengagement, utilisation de l’autre, addiction non traitée, etc.) et sont encore plus accessibles à la réforme. Là encore, mon expérience me montre que le célibataire qui ose se poser la question « Pourquoi ne suis-je pas encore marié à mon âge ? » et qui s’interroge sur les causes qui sont à sa portée, c’est-à-dire les causes personnelles, psychologiques (involontaires) ou éthiques (volontaires), a beaucoup plus de chance de se marier que le contraire.

Je sais combien il peut être douloureux pour certains célibataires d’entendre ce discours. Mais je vois aussi que, pour celui qui possède une bonne estime de lui, il est très audible et dynamisant, parce qu’il y entend non pas un jugement, mais une explication, voire une proposition d’aide : il lui permet de ne pas subir son état et de prendre les moyens pour en sortir.

g) Ultimes réserves

Enfin, le chapitre sur les pulsions suscite certaines réserves latérales qui ne concernent en rien la question du célibat. Notons sans développer deux points problématiques. Le premier concerne le terme de pulsion à qui OB donne son sens freudien [14]. Pour le fondateur de la psychanalyse, la « pulsion » (Trieb) se distingue de l’« instinct » (Instinkt) en ce qu’il est une poussée de provenance organique dénuée de toute finalité. Or, dans la perspective chrétienne, les passions s’enracinent dans notre nature physique et psychique, et possèdent une finalité : la poursuite du bien sensible. Les deux conceptions ne sont donc pas compatibles, du moins sur ces deux points fondamentaux [15].

Le second est l’appel à la sublimation. Là encore, OB emprunte ce concept au lexique freudien, même s’il le relit à partir de ce qu’en dit Bernard Pottier qui est lui-même tributaire du travail d’Antoine Vergote sur la sublimation [16]. Quoi qu’il en soit du détail des sources, cette conception de la sublimation se fonde sur une vision moniste (la libido est une énergie corporelle qui connaît différents devenirs ; le terme volonté n’est même pas référencé dans l’index de la Standard edition des œuvres de Freud) et an-archiste (le ça est un paquet pulsionnel non domesticable) de l’être humain. Or, l’anthropologie chrétienne offre une vision complexe de l’homme (corps, affectivité sensible, volonté, etc.) et intégrative (même si l’homme est dans une condition blessée, son affectivité peut être intégrée par la volonté grâce à l’éducation de la vertu de chasteté qui n’est pas l’équivalent de la sublimation et que, étrangement, OB ne nomme jamais [17]).

4) Conclusion

L’argumentation d’OB n’est pas convaincante. Disons plus. Sa thèse selon laquelle le célibat qu’il qualifie d’ouvert serait un état de vie à part entière, donc un statut positif de vie, me semble fausse.

Reprenons très brièvement l’argumentation de fond et la critique. Selon OB, le célibataire chrétien se définit avant tout par son baptême. Qu’il soit ou non marié est accidentel. Il sera en voie d’accomplissement (sans jamais être accompli) à partir du moment où il vivra de cette grâce baptismale et de la « grammaire du don » qui s’en suit. Voilà pourquoi, pour lui, le célibat est une réalité positive et doit être qualifié d’ouvert.

Nous répondons que cette vision est abstraite et ne correspond pas à la réalité objective, subjective et théologique du célibat. Objectivement, le baptême ne caractérise pas le célibat, puisqu’il est aussi ce qui fonde le mariage et la virginité consacrée, et que le célibat se caractérise, comme célibat, par la privation objective de cet accomplissement qu’est le mariage. Bien évidemment, redisons-le, la personne du célibataire, elle, comme personne, est une réalité éminemment pleine et positive, et l’on ne peut qu’encourager à ce qu’elle soit plus prise en compte en Église, et qu’on cesse de la juger à partir de stéréotypes blessants. Mais le célibataire n’est pas le célibat qui, comme condition de vie (ce qui n’est pas du tout pareil qu’un état de vie) est une réalité privative, donc négative. Subjectivement, le célibataire vit, le plus souvent, son état comme une réelle souffrance (ce qui ne signifie pas qu’il ne puisse pas le vivre de manière paisible) et ne pas lier cette souffrance subjective à ce manque objectif (à savoir ne pas accomplir notre vocation au mariage, notre inclination naturelle à vivre une communion totale et à donner la vie), c’est rendre illisible la souffrance, et pousser à la nier ou à l’interpréter faussement. Théologiquement, parler du baptême en dehors des autres sacrements, notamment le mariage, qui se fonde dans la création, c’est couper la grâce de la nature. Comprendre le célibataire comme un état de vie à partir du baptême est une vision abstraite qui l’ampute de son appel à s’accomplir dans le mariage (ou le renoncement à celui-ci pour se donner au Christ d’un cœur sans partage qu’est la consécration).

L’impossibilité de faire du célibat non-choisi un état de vie qui accomplit l’être humain est établi par un propos éclairant du pape Jean-Paul II qui, malheureusement, n’a pas été repris par OB. Ce texte essentiel est extrait de son exhortation sur les tâches de la famille chrétienne, texte jouissant d’une certaine autorité :

 

« Dieu a créé l’homme à son image et à sa ressemblance (Gn 1,26) : en l’appelant à l’existence par amour, il l’a appelé en même temps à l’amour.

« ‘Dieu est amour’ (1 Jn 4,8.16) et il vit en lui-même un mystère de communion personnelle d’amour. En créant l’humanité de l’homme et de la femme à son image et en la conservant continuellement dans l’être, Dieu inscrit en elle la vocation, et donc la capacité et la responsabilité correspondantes, à l’amour et à la communion. L’amour est donc la vocation fondamentale et innée de tout être humain. […]

« La Révélation chrétienne connaît deux façons spécifiques [proprios modos] d’accomplir [implendi] la vocation à l’amour de la personne humaine, dans son intégrité : le mariage et la virginité. L’une comme l’autre, dans leur forme propre, sont une concrétisation de la vérité la plus profonde de l’homme, de son ‘être à l’image de Dieu’ [18] ».

 

Saint Jean-Paul II affirme qu’il n’y a que deux « façons spécifiques », littéralement « modalités propres » : le mariage et le célibat consacré. Il faut entendre « spécifiques » ou « propres » au sens fort de réalités objectives et institutionnelles. Par ailleurs, il s’agit de moyens d’accomplir. Or, tel est justement le sens de l’état de vie : « accomplir » notre « vocation » qui est « l’amour ». Comme le célibat ne rentre dans aucun de ces cadres, il ne peut pas être considéré comme une vocation à part entière – ce qui ne signifie surtout pas que le célibataire ne serait pas une personne à part entière ou qu’il n’est pas appelé, dès maintenant, à se donner.

On ne saurait objecter que, en parlant de « virginité », le pape polonais englobe le célibat non-choisi : il s’agit bien de la virginité consacrée. D’abord et surtout, parce qu’une étude interne au texte montre que le terme est toujours utilisé en ce sens. Les douze autres occurences du terme « virginitas » concernent le célibat consacré, en particulier le n. 16 (qui, à lui seul, en contient dix avec le titre). Le début du paragraphe montre d’ailleurs comme une équivalence entre « virginité et célibat pour le Royaume de Dieu ». En outre, le texte de saint Jean Chrysostome qui est cité est extrait de son ouvrage sur la virginité qui parle de l’état de vie consacré. Il est donc d’autant plus signifiant que, dans ce numéro 16, Jean-Paul II reprenne l’affirmation du n. 11 et ainsi la confirme : « Le mariage et la virginité sont les deux manières d’exprimer et de vivre l’unique mystère de l’Alliance de Dieu avec son peuple ». Par conséquent, seuls le mariage et le célibat consacré sont les manières « d’accomplir la vocation à l’amour ». Telle est la raison profonde pour laquelle le célibat n’est pas un état objectivement achevé, donc ne saurait être considéré comme un état de vie, et pour laquelle le célibataire le vit douloureusement.

Pascal Ide

[1] Olivier Bonnewijn, « J’existe ! ». Un autre regard sur les célibataires, Paris, Éd. de l’Emmanuel, 2020. Les numéros de page sont ajoutés dans le texte. Le passage cité est à la p. 17.

[2] Pour une première approche du biais de confirmation, cf. Margit E. Oswald & Stefan Grosjean, « Confirmation Bias », Rüdiger F. Pohl (éd.), Cognitive Illusions: A Handbook on Fallacies and Biases in Thinking, Judgement and Memory, Hove, Psychology Press, 2004, p. 79-96 ; Raymond S. Nickerson, « Confirmation Bias. A ubiquitous phenomenon in many guises », Review of General Psychology, Educational Publishing Foundation, 2 (1998) n° 2, p. 175-220.

[3] « Au cours des siècles, il y a toujours eu des hommes et des femmes qui, dociles à l’appel du Père et à la motion de l’Esprit, ont choisi la voie d’une sequela Christi particulière, pour se donner au Seigneur avec un cœur ‘sans partage’ (cf. 1 Co 7,34) » (Jean-Paul II, Exhortation apostolique postsynodale Vita consecrata sur la vie consacrée et sa mission dans l’Église et dans le monde, 25 mars 1996, n. 1, § 2).

[4] Cette inclination se fonde sur la double inclination à l’autre et à la vie qui s’inscrivent dans notre nature dont parle saint Thomas d’Aquin dans un article fameux de sa Somme de théologie (Ia-IIae, q. 94, a. 2).

[5] L’on peut toujours décréter que cette distinction (entre le célibataire et le célibat) est obsolète ou abstraite (OB oppose les perspectives abstraite et concrète p. 68 et 69, sans dire assez la valeur de la première). Elle n’en demeure pas moins nécessaire et d’ailleurs constamment utilisée même par celui qui dit refuser les abstractions.

[6] Certes, en passant OB reconnaît, avec Madeleine Delbrêl, que « le célibat […] est une véritable amputation », parce qu’il « sacrifie nos possibilités de transmettre la vie, il sacrifie des instincts physiques » ou « psychologiques » (Madeleine Delbrêl, Communautés selon l’Évangile, Paris, Seuil, 1973, p. 104. Cité p 83 et commenté p. 84). Mais il n’en fait pas une caractéristique définitoire.

[7] Les définitions sont regroupées ou liées sur le site du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL) : http://www.cnrtl.fr/definition/). Nous y renvoyons pour le détail.

[8] Cf. Macha Chmakoff, Le divan et le divin. Petits écueils ordinaires de la foi, Mulhouse, Salvator, 2009, p. 93-146.

[9] Et de la fécondité, d’ailleurs.

[10] En termes philosophiques, l’adjectif ouvert dit concrètement ce que l’expression « en puissance » dit abstraitement. Or, la potentialité s’oppose à l’acte qui est l’achèvement. Ainsi, l’état ouvert est un état d’inaccomplissement, donc, à nouveau, un état privatif.

[11] Jean-Paul II, Exhortation apostolique sur la famille chrétienne Familiaris consortio, 22 novembre 1981, n. 16

[12] René Girard relevait dans ses conférences que tous acceptaient de reconnaître qu’ils avaient été une fois ou l’autre bouc émissaire, mais que personne ne reconnaissait avoir jeté la pierre. Comment 100 % de victimes sont-ils causés par 0 % de coupables ?

[13] Sur cette tendance victimaire, à distinguer de l’état de victime, je me permets de renvoyer à Pascal Ide, Le triangle maléfique. Sortir de nos relations toxiques, Paris, Éd. de l’Emmanuel, 2018.

[14] À dire vrai, OB corrige le propos trop psychanalytique de Pottier en introduisant le concept original de « promesse » (p. 118-121) qui correspond à celui d’inclination vers une finalité et un objet (formel). Mais d’une part, il ne le dit pas explicitement . D’autre part et surtout, il ne se rend pas compte que, ce faisant, il révolutionne totalement le propos de Freud (qui avait très intentionnellement remplacé le concept téléologique d’instinct par celui afinaliste de pulsion, donc par un constructivisme dont les théories du gender sont l’un des fruits actuels). Pour le détail, cf. Sigmund Freud, Trois essais sur la sexualité, trad. Blanche Reverchon-Jouve, coll. « Folio essais », Paris, Gallimard, 1962, p. 57-59 ; Jean Laplanche et Jean-Baptiste Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, sous la dir. de Daniel Lagache, Paris, p.u.f., 1973, art. « Instinct », p. 203 ; art. « Pulsion », p. 359-362.

[15] Pour le détail, cf. Pascal Ide, « La sexualité, entre nature et aventure. Quelques propositions en réponse à la théorie du gender », Coll., Gender, qui es-tu ?, coll. « IUPG », Paris, Éd. de l’Emmanuel, 2012, p. 97-138.

[16] Cf. Antoine Vergote, La psychanalyse à l’épreuve de la sublimation, coll. « Passages », Paris, Le Cerf, 1997. Cf. le compte-rendu très élogieux de Bernard Pottier, « A. Vergote : La psychanalyse à l’épreuve de la sublimation », Nouvelle revue théologique, 122 (2000) n° 2, p. 274-277.

[17] De même, OB parle de « la collaboration des pulsions et de la raison volontaire » (p. 130-132), mais il le fait au nom d’autorités qui sont incompatibles avec la vulgate freudienne. Si l’intention de parler des pulsions est heureuse, car elle parle un langage aujourd’hui audible, sa réalisation n’est donc pas praticable.

[18] Jean-Paul II, Familiaris consortio, n. 11. Trad. modifiée. Voici le texte :

« Hominem Deus ad suam condidit imaginem et similitudinem (20): in vitam excitans eum ex amore simul destinavit illum ad amorem.

Deus est amor (1 Io 4,8) in seque vivit ipse ex mysterio personalis amoris communionis. Ad suam imaginem creans ac perpetuo in vita conservans humanam naturam viri ac mulieris, Deus indidit ei vocationem ac propterea potestatem et officium, cum conscientia coniunctum, amoris atque communionis (Gaudium et spes, n. 12). Quocirca amor est princeps et naturalis cuiusque hominis vocatio.

Uti spiritus incarnatus, anima nempe, quae in corpore manifestatur, et corpus immortali spiritu informatum, homo ad amandum vocatur in hac una sui summa. Corpus etiam humanum amplectitur amor redditurque id particeps spiritalis amoris.

Cognoscit revelatio christiana proprios modos duos implendi hanc ad amorem vocationem personae humanae omnibus ex eius partibus: matrimonium ac virginitatem. Utrumque sub forma propria est solida quaedam declaratio veritatis altissimae de homine, veritatis scilicet, ex qua ‘est ad Dei imaginem’ ».

19.9.2020
 

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