Si tu veux connaître, commence par douter

Cette conviction n’est pas une invention de Descartes. On la retrouve chez saint Thomas qui, lui-même, l’a empruntée à Aristote, précisément au début du troisième livre de sa Métaphysique : « Il est nécessaire […] de nous attaquer, en commençant, aux difficultés qui doivent d’abord venir en discussion ». En effet, continue le philosophe grec, « l’aisance où la pensée parviendra plus tard réside dans le dénouement des difficultés qui se posaient antérieurement [1] ». L’Aquinate donne un suggestif commentaire de ce passage. Cinq arguments invitent celui qui veut savoir à commencer, paradoxalement, par douter : deux raisons et trois images [2].

 

  1. Ne pas douter, c’est ignorer le point de départ : « Ceux qui veulent chercher la vérité doivent s’y préparer, c’est-à-dire convenablement douter avant de s’y laner : il leur faut examiner avec soin ce qui est objet de doute. En effet, la recherche de la vérité qui s’ensuivra n’est rien d’autre que la solution de ce dont on a préalablement douté ».
  2. Ne pas douter, c’est ignorer le point d’arrivée : « Du fait qu’il ne sait où il va, celui qui parvient à l’endroit désiré ne sait s’il doit s’y arrêter ou continuer plus loin. De même, lorsque quelqu’un n’a pas préalablement connu le doute, dont la solution est la fin de la recherche, il ne peut savoir quand il a découvert la vérité recherchée, et quand il ne l’a pas découverte. En effet, il ne connaît pas la fin de sa recherche, laquelle est manifeste pour celui qui a préalablement connu le doute ».
  3. L’image du nœud : « Lorsqu’il s’agit de se défaire d’un nœud corporel qui nous entrave, il est bien clair que celui qui ne connaît pas ce nœud ne pourra s’en défaire. Or, le doute portant sur un objet est pour l’esprit comme un nœud corporel pour le corps : il a le même effet. En effet, celui qui doute à propos d’un objet subit à cet égard quelque chose de semblable à ceux qui sont solidement ligotés : de même que si vos pieds sont ligotés, vous ne pouvez plus avancer physiquement, de même celui qui doute, ayant l’esprit pour ainsi dire ligoté, ne peut plus avancer intellectuellement. Donc, de même que celui qui veut se défaire d’un nœud corporel doit préalablement examiner le nœud et la manière dont on l’a fait, de meêm celui qui veut se défaire d’u ndoute doit préalablement examiner toutes les difficultés et leurs causes ».
  4. L’image du chemin : « Ceux qui veulent chercher la vérité sans avoir préalablement douté sont pareils à des gens qui ne savent pas où ils vont. Car ce que vise celui qui marche, c’est le terme du chemin. Or, pareillement, l’élimination du doute est la fin que vise celui qui cherche la vérité. Or, il est clair que celui qui ne sait où il va ne peut y aller directement, à moins d’un hasard. Par conséquent, on ne peut directement rechercher la vérité si l’on ne perçoit pas le doute auparavant ».
  5. L’image du procès : « Il revient au juge de juger ceux qu’il entend. Or, dans les procès, nul ne peut porter un jugement s’il n’a pas entendu les arguments des deux parties. De même, celui qui doit juger la philosophie sera nécessairement mieux à même de porter un jugement s’il a entendu tous les arguments comme s’il s’agissait d’arguments d’aversaires dans le doute ».

 

Dépassé, le doute méthodique ? J’en doute ! La dictature de la pensée unique ne vous inquiète-t-elle pas ? Moi, si ! Quelques exemples parmi beaucoup. Est-il possible d’affirmer que l’on n’est pas un pur adepte du darwinisme tout en étant évolutionniste sans être considéré comme un dangereux créationniste ? Est-il possible d’affirmer que l’on récuse le matérialisme des neurosciences (« Le cerveau sécrète la conscience comme le foie sécrète la bile [3] ») sans être aussitôt suspecté d’être un dualiste spiritualiste ? Est-il possible d’affirmer que l’on n’adhère pas à la vulgate légaliste en matière sanitaire sans être aussitôt voué aux gémonies complotistes et conspirationnistes ? Etc. Qu’il est urgent que nous retrouvions la culture non pas du débat, mais de la question disputée, qui est le nom médiéval du dialogue ! Nous ne méditerons jamais assez la parole de Benoît XVI : « La vérité est un lógos qui institue un diá-logos et donc une communication et une communion [4] ».

Pascal Ide

[1] Aristote, Métaphysique, B 1, 995 a 25-29, trad. Jules Tricot, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », Paris, Vrin, 21953, tome 1, p. 119 et 121.

[2] S. Thomas d’Aquin, In duodecim libros Metaphysicorum Aristotelis expositio, L. III, l. 1, n. 339-342, M.-R. Cathala et Raymundus M. Spiazzi (éds.), Torino-Roma, Marietti, 1964, p. 97. Traduction (modifiée) dans François-Xavier Putallaz, Le dernier voyage de Thomas d’Aquin. Un récit, coll. « Juste un débat », Paris, Salvator, 1998, p. 169-171. En fait, je change la nature, l’ordre et le nombre des arguments. Thomas individualise quatre raisons (que je symbolise A, B, C, D). J’estime qu’il y en a cinq, qu’elles convoquent autant des concepts que des images, et suit l’ordre suivant : 1 (A) ; 2 (B) ; 3 (A) ; 4 (C) ; 5 (D).

[3] Pierre-Jean-Georges Cabanis, Rapport du physique et du moral de l’homme, Paris, Crapart, Caille et Ravier, 1802, reprint, coll. « Ressources » n° 78, Paris & Genève, Slatkine, 1980. Cité par Claire Petitmengin, « Une trouée de ciel bleu dans la brume », Christophe André et al., Méditez avec nous. Vingt-et-un méditants experts vous conseillent et vous guident, Paris, Odile Jacob, 2017, p. 281-298, ici p. 295.

[4] Benoît XVI, Lettre encyclique Caritas in veritate sur le développement humain intégral dans la charité et dans la vérité, 29 juin 2009, n. 4.

13.7.2021
 

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