Philémon, un voyage sur A comme Amour

Un mage de la BD qui est un sage…

1) Une intrigue intrigante

Fred (1931-2013) – de son vrai nom Frédéric Othon Théodore Aristidès – est un bédéiste français à qui l’on doit notamment les seize volumes de la série intitulée Philémon [1].

Osons poser la question : pourquoi cette BD a-t-elle connu et connaît-elle toujours un tel succès, chez les amateurs, comme chez les professionnels [2] ? Quant à l’intrigue, le récit est à ce point fantastique ou plutôt fantaisiste, qu’il flirte avec le surréalisme, il est à ce point inattendu qu’il frise l’absurde [3], les coups de théâtre sont si impréparés qu’ils frôlent l’arbitraire du deus ex machina [4]. Quand au dessin, à l’époque, il avait été refusé à plusieurs reprises pour sa gaucherie malhabile que compense mal la ligne claire conservée pour croquer les héros [5].

Et pourtant, le fait est là : la lecture – mais ne faudrait-il pas plutôt dire la contemplation ? – procure un doux sentiment qui n’est pourtant pas qu’évasion. L’on se surprend à feuilleter sans fébrilité, mais toujours avec intérêt. Plus encore, cessant d’anticiper (toute prévision scénaristique est impossible) sans pour autant s’affaisser dans la passivité fataliste, l’esprit consent à entrer dans une ouverture bienveillante et apaisée, parce qu’il sait que la bonté, beaucoup plus que le bien, finira par surmonter tous les déchirements, y compris celui de la page.

Mais nos questions demeurent et invitent donc à réfléchir ce que nous avons d’abord goûté : d’où provient le charme indémodable de Philémon ?

2) Deux explications habituelles

Deux raisons sont usuellement avancées.

Tout d’abord, le co-fondateur d’Hara-Kiri a réussi le tour de force de garder son esprit révolutionnaire [6], anarchiste [7], écologiste [8] jusqu’à être catastrophiste [9], féministe [10], anti-spéciste à sa manière [11], et même, à l’occasion, anti-artiste [12], tout en demeurant un poète truculent, qui sait honorer l’ordre et l’autorité à l’occasion [13]. Plus encore, il n’instrumentalise jamais l’art au service d’une cause, de sorte que les seules revendications-rangaines prennent la forme de formules-bulles dont la répétition suscite beaucous plus la dérision que la subversion : « Il n’y a plus de saison » [14], « On est bien peu de chose [15] », etc. Si Fred joue, ce n’est ni avec l’art, ni avec le cœur de son public, mais seulement avec les mots et les cases. Le lecteur ressent si limpidement cette non-violence dans l’intention, le contenu et le dessin, qu’il pourrait aisément passer à côté de leur message pour seulement se laisser porter par ce qu’il ressent comme une évasion sans invasion.

Ainsi, Fred pointe les travers du pouvoir sous toutes ses formes, mais sans jamais régler ses comptes. Alors que certains humoristes (qu’il faudrait plutôt appeler ironistes) réservent leur fiel pour la scène, notre suave pamphlétaire réserve son miel pour les cases. Bref, son comique ne devient jamais ironie, la tristesse nostalgique jamais amertume, les colères de ses personnages (en particulier, comme par hasard, celle de la figure paternelle), jamais violence autre que verbale, et les disparitions jamais une annihilation.

 

La seconde raison de la réussite inconsomptible de Fred tient à sa créativité permanente et fascinante. Cette imagination offusque toute répétition, multiplie les personnages ubuesques [16], les objets gagesques [17], ou les événements burlesques [18], les jeux de mots [19] deviennent jeux de concepts et bientôt jeux de rôles et de réel [20]. Il y a davantage. Elle discourt sur le discours [21]. Surtout, elle s’en prend au dessin lui-même, jusqu’à devenir la plus déroutante des mises en abîme : Fred injecte à l’occasion, dans leur style spécifique, les œuvres renommées du patrimoine plastique – pictural [22] ou sculptural [23] – ; non content d’enrouler la mer [24], le dessinateur, et bientôt les personnages dessinés, enroulent les cases [25], les croisent [26], les relèvent [27], les font pivoter [28] et vont jusqu’à les replier en accordéon [29] – tout cela, au nom même de cette soif libertaire qui est au cœur de la pratique anarchiste [30] : la case n’est-elle pas un enfer qui enfer-me [31] ?

Il y a là un recul (qui est l’essence même de l’humour) dont les observateurs se sont émerveillés, certains dessinateurs se sont inspirés, tous les lecteurs sortent dynamisés et non dynamités : un auteur qui joue avec lui-même ne jouera pas d’eux, tout en jouant avec eux ! Voire, ce passage permanent en position méta serait-il la marque de fabrique de ce doux insoumis qu’est Fred ? Toute l’histoire ne part-elle pas d’une lettre du globe terrestre qui devient une réalité sur un globe non-terrestre ?

On pourrait objecter que le thème unique – et donc plutôt répétitif – des albums est le monde des lettres, précisément celles de l’Océan Atlantique – au point que ce qui est devenu le premier volume s’intitule : Philémon avant la lettre. Mais ce thème est plutôt un décor qui, comme la Terre du Milieu, Narnia ou Poudlard, assure l’unité où la fantaisie la plus généreuse va pouvoir s’épancher. Cette unité de lieu est doublée d’une unité de temps : Philémon, comme l’écriture de son auteur, ne prend pas une ride. Voire elle est triplée d’une unité d’action : une fois extirpé de cette lettre A où il fut exilé plus de quarante ans, Barthélémy (avec 2 « é ») le puisatier naufragé n’a plus qu’un seul projet : y retourner et plus qu’une seule passion, très ulysséenne, le nostos – que l’on a traduit par nostalgie. Il faudra y revenir. Mais ce classicisme insoupçonné ne poursuit qu’un but : offrir un cadre au risque qui sans cela eût été majeur, dispersion et d’arbitraire.

3) Autres pistes interprétatives

Mais si Philémon a gardé sa fraîcheur, Fred l’heur de nous plaire et sa BD la capacité de nous déplacer, cela ne tient-il pas aussi à d’autres raisons, plus cachées, plus profondes, plus immenses ?

 

La première est peut-être d’ordre psychologique. J’imagine que l’absence de femme, l’omniprésence de ce père dominateur que ne tempère aucune douceur maternelle [32], l’affleurement permanent de la folie, la représentation d’un « psy » qui semble venir du 19 Berggasse [33], etc., ont suscité des interprétations psychanalytiques d’un auteur dont le surnom ne le sépare de Freud que d’une lettre…

De plus, les personnages récurrents, peu nombreux au total, forment une riche totalité qu’aucune typologie ne peut prétendre épuiser : le cœur (Philémon), la tête (l’oncle Félicien) [34], les pieds (Anatole), les mains (M. Barthélémy) ; l’incrédule « raisonnable [35] » (Hector), les simples croyants (Philémon, M. Barthélémy) et les croyants savants ou théologiens (Félicien) ; les habitants habituels du monde normal (Hector, Anatole [36]), ceux du monde imaginaire des lettres (peu sont récurrents, hors Vendredi), ceux qui naviguent entre les deux mondes (Philémon, M. Barthélémy), celui qui régule ces passages (Félicien [37]) ; etc.

Pour ma part, je partirai d’un constat qu’il serait aisé d’élargir. L’âne Anatole est un sempiternel bourreau des chardons [38] autant qu’une tout aussi sempiternelle victime des hérissons. Les personnages principaux ne seraient-ils pas tous prisonniers d’un TDK (triangle dramatique de Karpman) efficace où ils adopteraient des entrées privilégiées et dont chaque switch serait un coup de théâtre ? [39] Comment ne pas noter qu’Hector (le père) le rouspéteur et l’incrédule est un Bourreau incorrigible [40], Barthélémy le plaintif un Victimaire tout aussi indécrassable [41] et Philémon un Sauveteur indécrottable [42] ? Et, comme il convient, ils switchent, multipliant les coups de théâtre qui font avancer l’histoire [43]. Bref, tous les protagonistes récurrents sont des joueurs professionnels – l’oncle Félicien seul apparaissant comme un Sauveteur occasionnel.

Ce faisant (sans doute à son insu), Fred ne fait pas qu’employer un des grands ressorts du comique (le type, la répétition, le renversement), il conjure une lassante critique sociale, y inclut ses personnages et surtout il s’arrache à un manichéisme qui évite difficilement la méchanceté (type Gaston-De Mesmacker). Plus encore, il laisse entrevoir une espérance d’évolution pour chacun d’eux : assurément pour Philémon [44] ; moins évidemment pour Barthélémy [45] ; épisodiquement pour Anatole [46] ; latéralement pour Hector [47], à moins que, au terme, ce ne soit centralement [48].

 

Une autre raison est possiblement symbolique. Comment ne pas le noter et, pour certains, s’en inquiéter ?, aucun des albums ne met en scène durablement un personnage véritablement féminin [49]. Certes, Philémon est encore un grand adolescent qui vit chez son père dont le caractère particulièrement irascible aurait réduit son épouse à l’état d’ilote. Mais l’époque n’était-elle pas à la libération, en particulier sexuelle ? Si Fred dénonce l’exploitation de l’homme par l’homme et de la nature par l’homme, serait-il demeuré un incurable machiste [50] pour qui l’aventure se décline exclusivement au masculin ?

Et si l’anima s’invitait autrement et suscitait ce goût de « reviens-y » y compris chez le public féminin ? En effet, les éthiciennes américaines du care (Carol Gilligan et Joan Tronto en tête) n’ont-elles pas osé faire du soin et de la sollicitude le trait spécifique du « génie » féminin (le substantif, qui vient de Gertrud von Le Fort, en moins !) ? Or, ce souci permanent de l’autre est le motif le plus profond qui pousse Philémon à agir, lui et lui seul. D’ailleurs, toujours discrète, cette générosité qui ne pèse jamais sur l’autre, ne serait-elle pas symbolisée par ces pieds nus qui s’approchent et se retirent sans bruit ? Même Félicien est fataliste et légaliste à ses heures [51]. Or, la bonté est si constamment généreuse qu’elle finit par devenir contagieuse. C’est ainsi que, à son contact, Barthélémy sort du narcissisme de ses lamentations pour s’éveiller à un certain altruisme. Comment le lecteur n’en serait-il pas secrètement ému ?

Plus subtilement, les colères récidivistes de ce père si obtus dissimulent un fait remarquable : il ne se décourage jamais et revient toujours vers son fils, l’oncle, Barthélémy. Derrière le comique de répétition, se profile une éthique de la compassion. Chez Hector, la souffrance de ne pas comprendre n’a pas déraciné son espérance. De plus, la plus grande proximité de cette figure paternelle de substitution qu’est Félicien à l’égard de Philémon (ne l’appelle-t-il pas « fiston » ?) ne s’est jamais commuée en une jalousie excluante.

 

Faudrait-il joindre une raison métaphysique ? En effet, une temporalité voilée colorie toutes ces pages et empêche le drolatique parfois un rien corrosif de Philémon de dériver vers le vitriol un rien orgueilleux (jamais totalement absent de Brétécher) ou le culte de l’ego un rien insupporable (toujours présent chez Gotlib). En effet, une douce nostalgie vient tempérer la fuite en avant caractéristique des révolutionnaires : le culte des lendemains qui chantent (et bientôt déchanteront) est ici corrigé par celui d’une tradition qui enchante – non sans un rien de nostalgie mélancolique [52]. C’est ainsi que notre moustachu (je parle de Fred) affectionne les compétences s’enracinant dans la très longue durée : le gardien-roi garde le phare-hibou depuis 430 ans [53], le Trompomp pompe les déluges « de père en fils depuis le premier déluge [54] », la standardiste de l’éternité (tiens, une femme !) est standardiste depuis « une éternité [55] », une feuille doit passer l’hiver « pour raconter les saisons aux jeunes feuilles du princtemps suivant », et cela « depuis le commencement des temps [56] », et les Bougon sont « chauffeurs de lokoapattes de père en fils depuis trente-deux générations [57] ». N’est-il pas révélateur de ce tropisme vers le passé (et anthropologiquement suggestif) que la maladie qui conduit Philémon à ne plus croire au monde des lettres soit identifiée à un trouble non pas de l’imagination, mais de la mémoire, pardon de la « mémémoire » [58], qui d’ailleurs se personnifie en notre héros [59] ?

 

Enfin, comment ne pas noter la présence des nombreuses allusions à la foi chrétienne ? Se refusant de céder à la facilité de la critique institutionnelle, Philémon se permet d’introduire des citations implicites – « vallée de larmes [60] », « Tu te rends compte, l’ami ?… Cela va bientôt faire quarante jours et quarante nuits qu’il n’a pas cessé de pleuvoir [61] », le « paradis de paille [62] » – et des personnages explicites – l’ange [63] et les anges-clowns, « qui ne sont pas des saints, que diable [64] ! », le démon [65] et « l’ange des chus [66] » –.

Passons au contenu. Un climat de bienveillance bonhomme et pardonnante baigne l’ensemble des albums. En outre, parfois, souvent, c’est l’intrigue elle-même qui épouse l’histoire du salut. Voire (on ne se refait pas !), l’on pourrait relire certains passages à la lumière de la dynamique du don. Tel est par exemple le cas de deux superbes pages du Secret de Félicien où le vieil oncle raconte à son neveu Philémon comment, alors tout jeune, il a découvert le monde des lettres [67]. Le monde est dramatiquement menacé d’un hiver éternel. Pour le sauver, la feuille qui doit passer l’hiver propose rien moins que de s’offrir en « présent » à l’hiver, c’est-à-dire de se donner elle-même. Mais, comme tout végétal, elle ne peut se mouvoir et donc a besoin de l’aide de quelqu’un qui la conduise à l’hiver. Or, Félicien consent à cette « mission ». Mais « comment peut-on le joindre, l’hiver ? » « Laissez faire les feuilles qui volent ». Ainsi, en réponse à la feuille qui se donne, Félicien s’abandonne, en étant conduit où il n’imagine pas et qui, justement, sera ce monde imaginaire. Autrement dit, il doit recevoir, croire et se laisser conduire. Plus encore, nouvelle trouvaille de l’inépuisable Fred, Félicien doit accepter d’être enveloppé : « Laissez-vous envelopper ». Et que voyons-nous ? « J’eus l’impression que toutes les feuilles du monde étaient autour de moi, Philémon, elles tourbillonnaient en sifflant […]. Et je m’envolais avec elles… Puis, toutes ces feuilles n’en firent plus qu’une… immense et fabuleuse !… » – ce qui nous vaut deux autres pages émerveillées où, avec sa longue écharpe jaune à la Petit prince, Félicien qui, jeune, devient le double de Philémon, chevauche la feuille magique sous le regard complice des deux soleils [68]. Tout dit la stupéfaction jubilatoire et enthousiaste de Félicien, depuis « j’eus l’impression » jusqu’à l’adjectif « fabuleuse » : la première expression est un équivalent de « je n’y crois pas ! » et le dernier adjectif, à prendre au sens le plus étymologique du terme  et censuré du monde de Fred pour mieux dire la densité réelle de cet autre monde. Enfin, comment le vent qui enveloppe, soulève et surélève n’évoquerait-il pas un autre Vent-Souffle [69] ?… [70]

Ainsi donc, ce passage si dense de sens ne montre pas seulement que – analogiquement ou paraboliquement, bien entendu – c’est la réponse de foi-confiance inconditionnelle à la Révélation du drame du salut qui inaugura toute la série des albums (l’entrée dans le « A ») et seule peut la nourrir [71], mais aussi que tout s’éclaire à la lumière d’un don qui est au principe (le don de la feuille s’offrant pour sauver le monde de l’hiver) et au terme (le « Mouais »-« Oui » de Félicien consentant à sa mission), parce qu’il est au centre (c’est la feuille qui, en donnant la fin, donne aussi le moyen : l’enveloppement du récepteur).

La discrète et secrète influence du cœur même de l’Évangile ne constituerait-elle pas la raison la plus décisive du charme discret que la belle et bonne œuvre de Fred continue à exercer sur ses lecteurs de 2020 ?

 

Revenons une dernière fois au neuvième art et à la posture méta adoptée par Fred. Telle la Sagesse qui créait en riant et en jouant (cf. Pr 8,31), ne nous enchante-t-il pas autant parce que, nous entraînant dans cette danse des cases, il éveille en nous ce que Jung appelait le puer aeternus [72] ?

Pascal Ide

[1] Les 16 volumes sont tous édités chez Paris, Dargaud, entre 1972 et 1987, le dernier étant publié en mars 2013. Voici la liste avec la date de première parution (je les ai prises sur les albums et, pourtant, étrangement à partir du 11e, ne se suivent pas)

  1. Philémon avant la lettre, 1978. Ainsi que l’explique Hippolyte en ouverture de rideau (p. 5), « cette histoire a été réalisée bien avant que Philémon ne découvre les lettres de l’Océan Atlantique ». De fait, dans cette histoire qui raconte la « jeunesse de Philémon », l’on trouve bien des similitudes dans les personnages et l’intrigue (l’incrédulité généralisée). Mais, d’abord, Philémon est plus un Till l’espiègle qu’un altruiste, et l’imaginaire oscille entre la science-fiction et la fantastique, sans avoir opté pour celle-ci. Voilà pourquoi nous ne citerons pas cet album par la suite.
  2. Les naufragés du « A », 1972.
  3. Le piano sauvage, 1973.
  4. Le château suspendu, 1973.
  5. Le voyage de l’incrédule, 1974.
  6. Simbabbad de Batbad, 1974.
  7. L’île des brigadiers, 1975. À partir de cet album, les parutions seront beaucoup plus échelonnées.
  8. À l’heure du second « T », 1986.
  9. L’arche du « A », 1992.
  10. L’âne en Atoll, 1987.
  11. La mémémoire, 1992.
  12. Le chat à neuf queues, 1992.
  13. Le secret de Félicien, 1986.
  14. L’enfer des épouvantails, 1994.
  15. Le diable du peintre, 1987.
  16. Le train où vont les choses, 2013.

Ils ont été réédités en . Ils ont aussi été regroupés en trois volumes. Nous citons le titre et le numéro de la page.

[2] Ce géant de la BD a influencé non seulement toute une génération d’auteurs comme Gotlib, mais un cinéaste comme David Lynch.

[3] « Si j’avance et que cet arbre est toujours à côté de nous, c’est que nous sommes suivis par un arbre, c’est tout ! » ().

[4] Par exemple, pourquoi le voyage sur l’île du second T s’arrête-t-il (À l’heure du second « T », p. 55) ? Pourquoi ne pas avoir anticipé, et donc disposé à la superbe révélation finale qui clôt l’album particulièrement construit sur la mémoire (La mémémoire, p. 42) ? La trouvaille du tube parleur qui délivre Philémon (Le chat à neuf queues, p. 31) est aussi inattendue qu’impréparée, donc, une nouvelle fois troque le spectaculaire contre le suspense. Pourquoi Fred ne montre-t-il pas la perturbation du train des choses avant de le révéler brutalement (Le train où vont les choses, p. 15) ?

[5] « En 1966, après six mois de labeur, il [Fred] propose 15 planches d’une nouvelle histoire au journal Spirou, qui les refuse : le dessin n’est pas bon, l’histoire non plus… À la lecture des mêmes planches, René Goscinny, alors rédacteur en chef de Pilote, s’enthousiasme et décide de publier le récit : La clairière des Trois-Hiboux est le premier épisode des aventures de Philémon. Mais cette fois-ci, ce sont les lecteurs qui n’apprécient pas le dessin » (sit d’Amazon, consulté le 23 août 2020 : https://www.amazon.fr/dp/2205060783/ref=cm_sw_r_em_apa_i_hBvkFbV19D7DS).

[6] Les pécheurs qui, depuis 2 327 ans n’ont jamais réagi, disent à Philémon et Barthélémy qu’ils acclament comme leurs « libérateurs » : « Jusqu’à présent, aucun prisonnier n’a jamais osé se révolter… – Vous êtes les premiers ! » (Le château suspendu, p. 37). Et cet esprit révolutionnaire est contagieux (cf. L’île des brigadiers, p. 17).

[7] Presque toutes les formes d’autorités sont passées à la moulinette : des avocats et des juges (cf. Le piano sauvage, p. 21 s) aux ministres (L’âne en Atoll, p. 14 s), des intellectuels (L’enfer des épouvantails, p. 11) aux médias (les « criticakouatiques » dans Le voyage de l’incrédule, p. 28 s, ou l’impresario dans Le chat à neuf queues), en passant, souvent, par les militaires (cf., par exemple, Simbabbad de Batbad, p. 10 s ou 49 s ; Le château suspendu, p. 21 s ; Le secret de Félicien, p. 46).

[8] « – Anatole. Vous êtes écologiste, peut-être… ? – Le hérisson. Parfaitement ! – Anatole. Ben, ça se soigne… » (L’enfer des épouvantails, p. 5).

[9] Ainsi le dialogue entre le jeune Félicien et la feuille qui lui annonce rien moins que « la fin du monde » (Le secret de Félicien, p. 11).

[10] Malgré ce que nous dirons plus loin sur le déficit en anima, cf. La mémémoire, p. 22-26.

[11] Les animaux parlent. Comme certains objets sont aussi doués de parole, il faudrait inventer une nouvelle catégorie (anti-fétichiste) avant que ne s’élève une théorie inédite concernant les artefacts – peut-être, dans le sillage de Philippe Descola et, plus encore, de Bruno Latour.

[12] Ainsi dans ce dialogue où il règle ses comptes : « L’artiste, sur son canassoncanon. – Attention, hein ! Je suis un artiste indépendant, moi ! – Philémon. Indépendant ? Mais tous les artistes ne le sont-ils pas ? – L’artiste. Ha ! Ha ! Ne me fais pas rire, fiston ! » (L’âne en Atoll, p. 25).

[13] Contre les morses qui veulent le déluge, le centaure Vendredi affirme la nécessité de rejoindre chacun sa lettre avec ordre… (L’arche du « A », p. 27)

[14] Par exemple : Le voyage de l’incrédule, p. 5 ; Le secret de Félicien, p. 36 ; etc.

[15] Par exemple : L’enfer des épouvantails, p. 9 ; Le diable du peintre, p. 25.

[16] Deux exemples entre mille : le Manu-Manu Militari (L’île des brigadiers, p. 26) ; « Arthur Imbo et son bateau ivrogne » (L’âne en Atoll, p. 31)

[17] La liste est longue, là aussi : par exemple, le piano sauvage (dans l’album éponyme, p. 31-32), les buffets-carnivores (L’arche du « A », p. 19) ou la lokoapatte (Le train où vont les choses).

[18] Le plus inédit est peut-être ce dédoublement de l’histoire, des personnages et des cases dans Le secret de Félicien, p. 28-33.

[19] L’un des meilleurs est l’énigme posée par l’attrape-nigaud (L’île des brigadiers, p. 23) ; l’un des plus élaborés est le carambolage verbal dans Le train où vont les choses, p. 28.

[20] Ainsi, les yeux de la chastete aux beaux yeux deviennent les deux soleils illuminant le monde des lettres (Le chat à neuf queues, p. 43-45).

[21] « Allons debout, Anatole ! L’album n’est pas fini ! » (Le piano sauvage, p. 46) ; « Il y a des monstres à chaque coin de case » (Le chat à neuf queues, p. 19) ; « Qoui de neuf depuis le dernier album ? » (Le secret de Félicien, p. 5) ; « Tiens, une nouvelle histoire qui commence ? – C’est pas trop tôt ! » (Le train où vont les choses, p. 8).

[22] La première apparition se trouve dans Le piano sauvage, p. 24 et 35. Cf. aussi les somptueux décors ou les superbes sculptures dans Le voyage de l’incrédule, p. 37 ; À l’heure du second « T », p. 49 ; L’arche du « A », p. 38 ; Le chat à neuf queues, p. 48 et 51 ; Le diable du peintre, p. 9 et 28 ; etc.

[23] Cf., par exemple, L’âne en Atoll, p. 43. Certaines représentations ne sont-elles pas des reproductions de photographies (cf., par exemple, Le chat à neuf queues, p. 46) ?

[24] Cf. Simbabbad de Batbad, p. 16 s.

[25] Cf., outre, souvent, la dernière case de l’album, À l’heure du second « T », p. 43 ; L’âne en Atoll, p. 46 et 56 ; La mémémoire, p. 56 ; Le train où vont les choses, p. 25 ; etc.

[26] Cf. Ibid., p. 48.

[27] Cf. Simbabbad de Batbad, p. 42.

[28] Cf. Le chat à neuf queues, p. 9.

[29] Cf., toujours dans le même album particulièrement créatif qu’est Simbabbad de Batbad, ce chef d’œuvre d’originalité à la page 48. Et la suite jusqu’à la fin (p. 55).

[30] Même au ciel, on rencontre « un démon répressif » (Le train où vont les choses, p. 11). Même dans une de ses plus belles pages que nous analyserons plus bas, Fred qui célèbre la légèreté du vent faisant tourbillonner les feuilles et le rendant libre, ne peut s’empêcher d’ajouter : les feuilles « me serraient et m’emprisonnaient » (Le secret de Félicien, p. 13). Ajoutons toutefois que le principe de tradition dont nous parlerons plus bas relativise l’absolutisation de la liberté.

[31] Cf. la page profonde et créative où Philémon montre que la case peut symboliser l’enfer : « l’enfer de papier » (L’enfer des épouvantails, p. 18). Fred en propose d’ailleurs une lecture morale (tropologique !) où il répond implicitement à Sartre (« L’enfer, c’est les autres ! ») en montrant que cet enfer se trouve d’abord en nous-mêmes : « Je ne m’entends pas. C’est… c’est l’enfer ! Oui… C’est sans doute çà, l’enfer. Ne pas s’entendre avec soi-même » (Ibid., p. 16).

[32] Une exception, de bien courte durée : Le voyage de l’incrédule, p. 5 et 41.

[33] Cf. À l’heure du second « T », p. 39et 56.

[34] Parfois sans cœur : ainsi quand il projette de laisser Philémon et Barthélémy sur la deuxième lettre T de l’océan Atlantique et se ravise seulement pour rembourser sa dette (À l’heure du second « T », p. 41).

[35] C’est ainsi qu’Hector apostrophe Philémon lorsqu’il perd sa foi dans les lettres de l’Océan Atlantique (La mémémoire, p. 7)

[36] Sauf une exception pour le premier (Le voyage de l’incrédule) et une pour le second (L’âne en Atoll).

[37] Sa mission est expressément rappelée par un des gardiens du monde des lettres : « Vous êtes le responsable de ces interférences entre nos deux mondes » (À l’heure du second « T », p. 12).

[38] Par exemple, il dévore sans compassion le chardon qui lui crie « pitié ! » (Le château suspendu, p. 5). Il étendra d’ailleurs sans scrupule son attitude persécutrice à Philémon (L’âne en Atoll (p. 15 s).

[39] Les autres personnages sont loin d’ignorer ce triangle maléfique. Par exemple, le propriétaire du tapis volant, après avoir tenté d’agresser Philémon (Bourreau), tombe à l’eau par sa faute et se retourne en Victimaire (L’enfer des épouvantails, p. 33-35).

[40] De ce point de vue, le 5e album (Le voyage de l’incrédule) qui lui est consacré, est un festival…

[41] Il frôle l’acédie, comme Félicien le relève finement : « Quand tu es sur le ‘A’, tu veux en sortir. Quand tu en es sorti, tu veux y retourner » (Le château suspendu, p. 7).

[42] Dès le premier album (qui se trouve maintenant être le deuxième) : « Une pensée ne le quitte plus depuis qu’il est remonté au puits […] On ne peut abandonner un puisatier ainsi… Surtout sur une lettre de l’Océan Atlantique » (Les naufragés du « A », p. 50). Ensuite, il ne cesse de venir en aide, alors que la personne ne demande rien (par exemple le magicien dans Le voyage de l’incrédule, p. 44) ou à la place du responsable (cf. L’enfer des épouvantails, p. 7). Et son altruisme va jusqu’à lui faire risquer sa vie : c’est en récupérant le chapeau de M. Barthélémy qu’il est happé par une autre lettre de l’Océan Atlantique (Le château suspendu, p. 9-10).

[43] Par exemple, contre Barthélémy qui, une nouvelle fois, pleurniche, Philémon se met en colère, donc passe en Bourreau : « C’est fini, oui ?! Au lieu de vous apitoyer sur vous-même, vous feriez mieux d’ouvrir les yeux ! » (L’île des brigadiers, p. 37).

[44] Parfois, Philémon répond à une demande au lieu de l’anticiper (L’arche du « A », p. 6). De plus, sa serviabilité est le fruit d’un véritable attachement amical (Ibid., p. 12. Cf. l’amitié pour Vendredi dans Le train où vont les choses, p. 19). Enfin, il sait, à son tour, demander service (Ibid., p. 45).

[45] Nous trouvons Barthélémy au moins deux fois vraiment décentré de lui, l’une pour aider : « J’ai un ami qui a perdu la mémoire et moi j’ai perdu cet ami… » (La mémémoire, p. 21), l’autre pour reconnaître un bienfait (Le chat à neuf queues, p. 21).

[46] Au hérisson qui tousse à s’étouffer, il dit avec compassion : « Vous devriez consulter un vétérinaire, cher ami » (Le Train où vont les choses, p. 3)

[47] C’est ainsi que, au-delà des colères récurrentes, voire incessantes, nous découvrons qu’il souffre : « J’ai bien assez de soucis comme ça… […] J’ai un fils qui divague » (Le chat à neuf queues, p. 5).

[48] Dans ce très étonnant dialogue avec Jojo le garde-champêtre qui, mort, réapparaît en revenant : « – Hector. Même un fantôme de garde-champêtre, ça fait plaisir de te revoir, Jojo. – Le garde-champêtre. J’ignorais que tu croyais aux fantômes, Hector. J’ai toujours pensée que tu étais un indécrottable incrédule ! – Hector. C’est vrai, Jojo, mais pas pour le fantôme d’un ami d’enfance. Là, j’y crois » (Le train où vont les choses, p. 10). Et comment ne pas noter, la ligne du dessus, cet échange qui, s’il se veut d’abord un jeu sur les mots, comme Fred l’affectionne, porte sur un contenu dont la foi n’est pas absente : « – Le garde-champêtre. Même mort, il faut bien garder la forme, que diable ! – Hector. T’as raison, que Dieu ! » (Ibid.).

[49] Nous précisons véritablement à cause du personnage de la sirène (La mémémoire, p. 15 s) qui semble presque devenir une femme (p. 22 s) s) , en devenant militante féministe.

[50] Ainsi l’échange entre les deux grenouilles qui ouvre L’enfer des épouvantails – « Alors, petite, on ne s’embête pas toute seule ? » – n’est-elle pas un rien sexiste (p. 5).

[51] « Ce qui est écrit est écrit, Philémon… » (L’enfer des épouvantails, p. 14) ; « Cela est peut-être mieux ainsi, Philémon… » (Le diable du peintre, p. 5).

[52] « Aujourd’hui, […] c’est un signe des temps, tout le monde se défile » (L’enfer des épouvantails, p. 22). Plus généralement, à l’instar d’une certaine Odyssée, la structure des seize albums – excepté, peut-être le premier et le dernier, dont le statut est particulier – épouse ce vaste mouvement d’aller et retour vers une île (la lettre A). Voire, le seizième album se termine exactement comme le deuxième commence, jusque dans l’organisation des cases au sein de la page (Les naufragés du « A », p. 7-11 = Le train où vont les choses, p. 31-35) – à une différence près : les couleurs passées, pastel, dans le dernier ne peuvent pas ne pas mélancoliquement évoquer un passé à jamais révolu…

[53] Cf. Le château suspendu, p. 12.

[54] L’arche du « A », p. 35.

[55] Ibid., p. 53.

[56] Le secret de Félicien, p. 7.

[57] Le train où vont les choses, p. 13.

[58] Cf. La mémémoire. Au fait, faut-il voir dans ce néologisme seulement l’un de ces calembours dont raffole Fred (le redoublement de la première syllabe mimerait le bafouillement de la faculté de souvenir) ou bien une secrète négation (le préfixe mè-, en grec) qui renverrait, par Aufhebung, à la faculté de l’avenir ?

[59] Cf. Ibid., p. 55.

[60] Simbabbad de Batbad, p. 5 ; La mémémoire, p. 45 s.

[61] L’arche du « A », p. 12.

[62] L’enfer des épouvantails, p. 10.

[63] Cf. La mémémoire, p. 41 s.

[64] Ibid., p. 46.

[65] Déjà dans L’enfer des épouvantails, p. 13. Surtout dans l’album entier intitulé significativement : Le diable du peintre. En effet, sans édulcoration et avec justesse théologique, Fred fait de ce « peintre du diable » (Ibid., p. 17) – et non pas du « démon de troisième catégorie » (Ibid., p. 21) qui n’est pas assez « fort » pour lui (cf. (Ibid., p. 43) – celui qui non seulement anéantit le monde des lettres, mais surtout l’incurve vers lui : « S’il vous peint sur sa toile, vous disparaîtrez. Vous serez sur sa toile, mais plus dans la vie ! » (Ibid., p. 15). Comment mieux imager ce narcissisme orgueilleux autant qu’égoïste du démon qui se veut au principe et au terme de tout ?

[66] La mémémoire, p. 51.

[67] Le secret de Félicien, p. 12-13. Les citations qui suivent sont tirées de ces pages.

[68] Ibid., p. 14-15.

[69] Tout le volume de L’enfer des épouvantails est inspiré par ce vent qui est souffle (cf., par exemple, p. 32). Voire, la toute dernière parole de Philémon et du dernier album n’est-elle pas – en inclusion avec le premier (Les naufragés du « A », p. 11) – : « Le souffle me manque… De l’air… » (Le train où vont les choses, p. 35) ?

[70] Il n’est pas jusqu’au quatrième moment du don systémique qui ne soit évoqué avec, cas unique, le vieux Félicien acceptant une explication de Philémon dans le même album (Ibid., p. 38).

[71] Inversement, Hector « dégage une telle dose d’incrédulité qu’il a failli bouleverser toute l’histoire », explique Félicien à Philémon (Le secret de Félicien, p. 37).

[72] Cf. entrée « puer aeternus », Wikipedia en anglais.

12.7.2021
 

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