Saint François, le don à l’autre et le don à la nature

Dans Le soleil se lève sur Assise, le franciscain Éloi Leclerc se pose la question : une fraternité entre les hommes est-elle possible ?

1) La réponse théorique

Pour le disciple de saint François, la réponse est la réconciliation de la création, le respect de toute créature. En effet, selon le mot de Paul Ricœur, décisif pour Leclerc qui le reprend comme un leitmotiv, François a le don de « convertir toute hostilité en tension fraternelle à l’intérieur d’unité de création [1] ».

Confirmation est donnée par le diagnostic et le remède de Claude Lévi-Strauss. Voilà le diagnostic : « J’ai le sentiment que toutes les tragédies que nous avons vécues, d’abord avec le colonialisme, puis avec le fascisme, enfin avec les camps d’extermination, cela s’inscrit non en opposition ou en contradiction avec le prétendu humanisme sous la forme où nous le pratiquons depuis plusieurs siècles, mais, dirais-je, presque dans son prolongement naturel ». En effet,

 

« c’est, en quelque sorte, d’une seule et même foulée que l’homme commence par tracer la frontière de ses droits entre lui-même et les autrse espèces vivantes, et s’est ensuite trouvé amené à reporter cette frontière au sein de l’espèce humaine, séparant certaines catégories reconnues véritablement humaines d’autres catégories qui subissent alors une dégradation conçue sur le même modèle qui servait à discriminer entre espèces vivantes humaines et non humaines ».

 

Et voilà le remède :

 

« Il faudrait plutôt poser au départ une sorte d’humilité principielle : l’homme commençant par respecter toutes les formes de la vie en dehors de la sienne, se mettrait à l’abri du risque de ne pas respecter toutes les formes de la vie au sein de l’humanité elle-même. Se préoccuper de l’homme sans se préoccuper de toutes les autres manifestations de la vie, c’est, qu’on le veuille ou non, conduire l’humanité à s’opprimer elle-même, lui ouvrir le chemin de l’auto-oppression et de l’auto-exploitation [2] ».

 

La conséquence en est qu’on ne peut se contenter de prôner l’humanisme : « Les droits de l’homme, tels qu’ils sont définis dans la Déclaration de 1948, sont ceux de l’homme abstrait. Ils semblent ignorer l’homme concret, profondément enraciné, non seulement dans un milieu économique, social et culturel, mais aussi dans la vie universelle [3] ».

2) La réponse vécue

Comme la question, la réponse est d’abord existentielle (c’est-à-dire pratiquée), et ensuite théologique. Elle porte un nom, celui d’une des très rares personnes à avoir vécu la fraternité universelle : saint François d’Assise. Celui-ci, avant de parler de l’accord profond existant entre toutes choses, a vécu cette harmonie de toute créature, « l’unité de création », et a poussé les hommes à l’imiter, à vivre de cette communion avec les hommes et la nature [4]. Voilà pourquoi le Poverello est le pacifique par excellence.

a) Le don de soi

Ce qui fascine Éloi Leclerc est la nouvelle présence au monde qu’apporte le Poverello. La lumière d’Assise fait briller un mode de fraternité radicalement original. François a vécu jusqu’au bout non seulement la fraternité avec l’homme, avec tout homme, chrétien ou non (qu’on se souvienne de son zèle à rencontrer le monde arabe), mais avec la création : vivante et même matérielle inerte.

Éloi Leclerc l’explique de la manière suivante. Ce n’est pas d’abord la question de la dignité de l’homme et de son respect qui est en jeu. La plupart des personnes, dit-il, est que les hommes, en théorie et en tout cas en pratique, découpent le monde des créatures en deux : d’un côté, le monde des objets que l’on maîtrise et utilise ; de l’autre, celui des humains que l’on respecte comme des sujets et des fins. Entre les deux, une séparation radicale. Or, dit-il, cette attitude de conquête et de domination vis-à-vis de la première moitié de la création ne peut pas ne pas rejaillir sur la seconde moitié (cette affirmation est suggérée, parfois illustrée mais non pas démontrée). Voilà pourquoi le secret de la fraternité proprement humaine est la fraternité cosmique [5]. Et celle-ci suppose une humilité, une écoute profonde de la créature : « le secret de François était dans cette humilité première et nourricière », dit Éloi Leclerc [6]. Et « nourricier » dit bien l’origine qui ne cesse d’informer, de « nourrir » le présent.

La preuve en est l’une de ses toutes dernières œuvres, comme son testament spirituel : le Cantique des Créatures ou Cantique à frère Soleil. Contrairement à l’interprétation un peu guimauve qu’on lui donne souvent, ce cantique ne se contente pas de rendre grâces pour la beauté de la nature, mais présente une signification plus encore éthique qu’esthétique. François montre que la réconciliation avec l’homme passe par la reconnaissance de la nature. En effet, nous partageons en commun le statut de créature ; or, la racine de la non-reconnaissance d’autrui est l’orgueil, la volonté de domination qui nous fait croire à notre supériorité. Ce qui fait obstacle « à l’avènement de vraies relations humaines », c’est « la volonté de puissance, la volonté de dominer l’autre […] précisément en tant qu’autre [7] ». Voilà pourquoi la reconnaissance de la fraternité avec autrui passe par l’humble reconnaissance de notre fraternité avec tout être créé. Or, ce Cantique des Créatures envisage celles-ci, notamment l’eau, le vent et le feu, d’une manière très particulière : alors que ceux-ci peuvent être redoutablement ravageurs, François les considère dans leur beauté, leur utilité, bref, en leur fraternité. Il y a là une expérience profonde prise de l’intérieur de « l’unité de création » dont parle Ricœur.

b) Le don à soi

La célébration de la nature invite à la réconciliation avec l’autre homme pour une raison plus profonde. C’est, là encore, un enseignement du Cantique des Créatures. En effet, la créature, vivante ou matérielle, ne m’est pas seulement extérieure mais intérieure. Microcosme, nous participons au monde entier. Ce qui signifie d’ailleurs que tout meurtre d’une espèce vivante est une meurtrisssure, une perte pour notre propre être. Etre pacifié avec les créatures, c’est donc être profondément unifié en son être propre. Plus encore, c’est dynamiquement intégrer les énergies, les ressources de ces créatures présentes en soi : l’eau, le feu, le vent…

Un signe en est la profonde intégration vécue par François. Plusieurs fois, Éloi Leclerc souligne combien, au soir de sa vie, lorsqu’il compose le Cantique des Créatures, François est installé dans une paix tellement profonde, donc dans une unité intérieure tellement stable que rien de ce qui l’habite n’est perdu : tout retourne à Dieu. « François fraternise ici non seulement avec les réalités visibles de la nature, mais aussi avec tout ce que symbolisent ces éléments, c’est-à-dire avec toutes les forces vives de son être. Aucune de ces forces n’est rejetée ni même suspectée. Elles sont toutes intégrées à son élan vers le Très-Haut. François va vers Dieu, non seulement avec les créatures visibles, mais également avec toutes les forces vives et secrètes de son être [8] ». « Il accueille les créatures comme une part de lui-même : il s’ouvre à ses propres racines, à notre mère la terre, aux forces obscures qui le portent et le nourrissent [9] ». A ce sujet, Éloi Leclerc fait part d’une lettre-réponse que lui a écrite à Paul Ricœur dont il s’est inspiré dans son ouvrage Le Cantique des créatures ou les symboles de l’union, pour relire l’expérience de François : « Je suis frappé que vous ayez retenu de ma Philosophie de la volonté le thème de la connaissance franciscaine de la nécessité. C’est en effet le fond de ma conviction : vous y avez discerné la possibilité d’une réconciliation profonde de l’homme avec son «archéologie» dans une ouverture, dites-vous, à la lumière de l’Etre. C’est bien en effet ce que je pense [10] ». L’intuition franciscaine est que la nécessité est un long travail d’intégration de nos pulsions, dont chacun doit être gardée et orientée vers le soleil de Dieu. C’est pour cela que François est un homme solaire.

Dante, parlant de François d’Assise a cette intuition fulgurante : « Que celui qui veut parler de ce lieu / Ne dise plus Assise – ce serait trop peu dire – / Mais Orient [11] ». En effet, le propre du soleil est d’être cause universelle. Or, le Poverello est l’une des causes universelles de l’humanité : comme celles-ci, il est à la fois parfaitement unique, personnel, singulier et d’un rayonnement étonnamment universel, sans doute le plus après Jésus et Notre Dame : touchant non seulement tous les chrétiens et tous les non-chrétiens (songeons aux rencontres d’Assise), mais même toutes les créatures (les écologistes se retrouvent dans l’esprit du Poverello). D’ailleurs, François est une des plus parfaites icônes du Christ ; or, celui-ci est cause universelle. Dit autrement, François d’Assise est un des plus grands dons de Dieu à notre humanité.

c) Le don pour soi

Mais il faut aller plus loin encore pour comprendre le sens de cette solidarité universelle, créaturelle. Vivre de cette fraternité n’est pas possible à vues humaines, avec nos propres forces. La grâce divine seule permet d’y accéder. Mais il y a plus : François d’Assise constatait cette profonde unité de toute la création non seulement de l’extérieur et de l’intérieur (par participation), mais aussi d’un point de vue supérieur, celui de Dieu. Après l’expérience dépouillante que conte Sagesse d’un pauvre, le premier ouvrage d’Éloi Leclerc (1959), « François voit le monde autrement. Il el découvre tout entier à la lumière de cet amour inouï qui s’est manifesté à lui : le très haut Fils de Dieu s’est dépouillé de toute sa gloire pour se faire l’un de nous, le frère de tous, même des exclus [12] ». De deux manières.

La première est liée à la création. Le Pauvre est tellement uni à Dieu qu’il voit, comme lui, tout être émergeant de la Source divine comme un don. Or, la création est un acte de douceur. Cette affirmation étonne, car on attribue la création à la toute-puissance divine (à juste titre) ; mais celle-ci est, selon la représentation habituelle, interprétée en termes négatifs de tyrannie arbitraire et violente. En fait, la création est douce. Plusieurs signes en témoignent : au commencement, l’homme était végétarien, donc ne détruisait pas les animaux ; or, ceux-ci sont doués de sensibilité, donc sont aptes à la souffrance ; donc au commencement, Dieu interdisait à l’homme de faire souffrit l’animal. De plus, la Parole créatrice procède par séparation ; or, celle-ci, loin d’exclure, distingue en intégrant, en accueillant chacun à sa place. C’est ainsi que Paul Beauchamp affirme que bien des interprétations projettes « sur Dieu même l’idée d’une puissance incapable de s’exercer dans la douceur. Cette douceur, selon moi, est sans doute le don le plus intime, le plus secret de l’acte créateur [13] ».

La seconde est liée au Christ. Le Christ de la Passion, mais d’abord le Christ de la Crèche. On se souvient que François fut le premier « inventeur » de la Crèche, et non pas sans elle, comme le disait Rudolf Bultmann. En décembre 1223, trois ans avant sa mort, François est saisi d’un grand désir : « Je veux évoquer le souvenir de l’Enfant qui naquit à Bethléem et de tous les désagréments qu’il endura dès son enfance ; je veux le voir, de mes yeux de chair, tel qu’il était, couché dans une mangeoire et dormant sur le foin, entre un bœuf et un âne [14] ». Or, celle-ci en figurant grandeur nature et de manière vivante la naissance du Christ convoque toute la création, matérielle (grotte, paille, bœuf et âne) et humaine dans sa variété: « une nuit aussi douce pour les animaux que pour les hommes », raconte Thomas de Celano [15]. D’ailleurs, François voulait que ce jour là non seulement les riches accueillent les plus pauvres, mais que l’on donnât aux bœufs et aux ânes une ration supplémentaire d’avoine et de foin ; il ajoutait : « Si je voyais l’empereur, je le supplierais de publier un édit ordonnant à tous ceux qui le peuvent de semer du grain sur les routes, en ce jour de fête, pour le régal des petits oiseaux et surtout de nos sœurs les alouettes [16] ». C’est dire si, dès le début de la vie du Sauveur, toute la création se trouve réconciliée en et par Lui.

3) Évaluation critique

Il me semble qu’Éloi Leclerc minimise trop la dimension verticale, la relation à Dieu. Il a certes raison d’insister sur la relation à la nature et sur le concept d’unité de la création emprunté à Ricœur, mais il n’honore pas assez, à mon sens, le moment originaire divin, même s’il en note l’importance. Il souligne très peu cette donation qu’est la création : il ne contemple qu’à une reprise, si je ne me trompe, la création sortant des mains du Père.

Il me semble que Chesterton, dans un regard plus vertical, a mieux compris combien François voit toutes choses sortant de la main du Père. Là réside la raison ultime, fontale et fondatrice de la fraternité universelle : au fond, pas de frères sans Père (mais il est révélateur que Éloi ne parle jamais de la Trinité comme telle).

Louis Lavelle l’affirme et va encore plus loin en un dense et précieux jugement : « Au moment où il renonçait à tout, il détruisait du même coup toutes les barrières qui le séparaient de l’acte créateur, c’est-à-dire de la surabondance d’une réalité toujours offerte […]. La création ne cessait jamais d’éclore [17] ». Lavelle voit bien que François contemple la création non pas comme faite, ou le Créateur qui a tout fait, mais la création se faisant, l’acte de création surgissant de Dieu ; or, cette création est une surabondance, vient d’un don. Mais le philosophe dépasse cette constatation en ajoutant que la pauvreté de François est la condition d’accueil la plus grande, rejoignant le concept blondélien de dépouillement. Enfin, il note que le don de soi s’enracine dans le don pour soi de la création contemplée comme donation :

 

« Il n’y eut jamais sans doute d’homme qui offrît plus parfaitement à tous cette présence totale et ce don entier de soi qui ne sont rien de plus que l’expression de la présence et du don que Dieu fait de lui-même en tout instant et à tous les êtres [18] ».

 

– De plus, le souci de sauver l’unité de la création et de combattre la volonté de dominer l’autre comme racine de toute exclusion, de tout racisme, le conduit peut-être à minimiser la différence entre l’homme et la créature non raisonnable. Certes, Éloi Leclerc l’affirme ; mais il insiste beaucoup plus sur le partim non diversæ que représente le partage de la commune créaturalité, « l’unité de création ». Or, dans le climat d’anti-humanisme qui est le nôtre, une trop grande affirmation de la similitude pourrait faire le jeu du ressentiment actuel dont Éloi Leclerc n’a pas l’air de pressentir l’importance, puisqu’à aucun moment, il ne s’en prémunit.

Mais cette seconde faiblesse ne boucle-t-elle pas avec la première ? La dialectique hégélienne, ainsi que le souligne fort bien Bruaire, nous a montré le risque des pensées bipolaires : à trop mettre l’homme en vis-à-vis de la nature, on risque de balancer entre la domination et la fusion. Seul un troisième terme permet de trouver le juste équilibre. Et ce troisième terme, si je puis dire, c’est Dieu.

Pascal Ide

[1] Cité par Éloi Leclerc, Le soleil se lève sur Assise, Paris, DDB, 1999, p. 17.

[2] Entretien avec Jean-Marie Benoist, Le Monde, 21-22 janvier 1979, p. 13.

[3] Éloi Leclerc, Le soleil se lève sur Assise, p. 129.

[4] Cf. par exemple ce qui est peut-être le plus beau roman d’Hermann Hesse, Peter Camenzind (1904), trad. Fernand Demas, Paris, Calmann-Lévy, 1950. Il raconte l’histoire d’un jeune homme, Pierre Camenzind chez qui François d’Assise a joué un rôle primordial pour le réconcilier avec la nature, d’abord, et avec les hommes, ensuite.

[5] Éloi Leclerc, Le soleil se lève sur Assise, p. 70 et 71.

[6] Ibid., p. 115.

[7] Éloi Leclerc, Le soleil se lève sur Assise, p. 28-29.

[8] Éloi Leclerc, Le soleil se lève sur Assise, p. 42.

[9] Ibid., p. 77.

[10] Cité Ibid., p. 43.

[11] Dante Aligheri, La divine Comédie. Le Paradis, chant XI, v. 64-66.

[12] Ibid., p. 52.

[13] Dossier La création du monde, dans Le Monde de la Bible, n° 96, janvier 1996.

[14] 1 Celano, 84.

[15] 1 Celano, 85.

[16] 2 Celano, 200.

[17] Louis Lavelle, Quatre Saints, Paris, Albin Michel, 1951, p. 88.

[18] Ibid.

4.6.2021
 

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