Réconcilier exégèse et sens spirituel de l’Écriture. Une proposition d’Ignace de La Potterie

Lors d’un Congrès international qui s’est tenu à l’occasion du centenaire de la naissance de Henri de Lubac, du 9 au 11 décembre 1996, à l’université Grégorienne, le père jésuite Ignace de La Potterie a proposé une réflexion sur le sens spirituel de l’Écriture dans son articulation avec le sens littéral exploré par l’exégèse [1].

1) Le problème

Le problème posé par l’exégèse est le suivant : peut-on concilier d’une part les exigences de l’exégèse critique (avec les différents instruments qui sont les siens, notamment l’historico-critique) et d’autre part le sens spirituel ? Les deux se distinguent de plusieurs manières.

Au plan de l’histoire de l’exégète, la recherche du sens spirituel fut constamment pratiquée dans la tradition exégétique de l’Église ; ce n’est que tout récemment que l’étude historique a pris autant de place.

Cette distinction historique s’est concrétisée, voire figée dans une déplorable séparation institutionnelle : combien d’exégètes estiment aujourd’hui qu’ils peuvent ne pas être des théologiens.

2) Une solution

a) Ce que dit le Magistère

En 1965, la constitution Dei Verbum souligne l’importance du travail technique, mais ajoute un point ignoré de l’encyclique Divino afflante spiritu, en 1943 : l’Écriture Sainte doit être « lue et interprétée dans le même Esprit dans lequel elle a été écrite [2] ». Cependant, note Henri de Lubac interrogé par Mgr. Angelo Scola, la Constitution Dei Verbum

 

« a été célébrée justement, mais trop uniquement, comme l’instauration officielle dans l’Église d’une exégèse pleinement scientifique […]. La ‘critique’ est un instrument précieux […] ; cependant, elle n’en est pas le tout : elle ne permet pas à elle seule d’entrer dans une pleine intelligence de l’Écriture, – et l’exégèse elle-même, qui est ‘interprétation’, en se réalise pleinement qu’à l’intérieur d’une tradition vivante. Dei Verbum est aussi un texte sur la Tradition, bien négligée aujourd’hui [3] ».

 

De même, le Catéchisme de l’Église catholique insère dans son chapitre sur l’Écriture toute une section sur « les sens de l’Écriture [4] ».

b) Témoignage du père Lagrange

Le père Lagrange, qui fut l’initiateur de la méthode historico-critique au sein de l’Église catholique [5], voyait le risque d’une approche strictement historique de l’Écriture. En témoignent deux lettres que le collaborateur et ami du père Lagrange, le père Vincent, avait écrites en 1950, après la lecture de l’ouvrage capital du père de Lubac sur l’intelligence de l’Écriture selon Origène, Histoire et Esprit [6]. Le Père André dit que le Père Lagrange mettait constamment « en garde contre ce qu’il appelait volontiers ‘les vaines prétentions de l’historicisme exégétique’ [7] ». Le père Lagrange, à côté du labeur d’exégèse littérale et historique, « estimait non moins indispensable et beaucoup plus féconde pour l’âme une interprétation spirituelle de la Parole de Dieu, s’inspirant du puissant et profond esprit des Pères de l’Église [8] ». Pour le Père Vincent, archéologue de métier, la solution était donc dans la conjugaison de La méthode historique du Père Lagrange et de l’approche spirituelle ; et Histoire et Esprit était, selon lui, « la charnière magistrale de ce que doit être aujourd’hui dans l’Église l’exégèse intégrale de l’Écriture Sainte ».

Mauro Pesce, un des fondateurs de la revue Annali di storia dell’esegesi, est un de ceux qui, aujourd’hui, cherche à conjuguer exégèse historique et exégèse spirituelle [9].

c) Détermination théologique

1’) La hiérarchie des finalités

Au plan théologique, il y a clairement une hiérarchie dans les fins : la méthode notamment historique n’est qu’un moyen en vue de la finalité qui est spirituelle.

Il me semble que Blondel propose une distinction fort éclairante dans son maître livre Histoire et dogme. Déjà le contexte est révélateur : Blondel se positionne contre l’historicisme de Loisy et « les lacunes philosophiques de l’exégèse moderne ». Or, l’erreur principale de Loisy, la lacune essentielle constite dans la confusion entre l’histoire-science (l’historico-critique) et l’histoire réelle. En effet, la première s’intéresse aux seuls faits empiriques, connus de l’extérieur alors que la seconde a pour objet les actions humaines prises dans leur globalité, leur dynamisme profond qui les oriente vers leur fin. Or, les faits empiriques sont à l’action humaine guidée vers son but ce que l’abstrait est au concret. Par ailleurs, l’histoire réelle est en continuité spirituelle avec la vie de l’Église et la Tradition : une approche intégrale du concret oblige à prendre en compte l’assomption de l’Écriture dans la vie de l’Église ; en regard, l’histoire-science découpe arbitrairement et sépare tout aussi conventionnellement l’Écriture de la Tradition. Voilà pourquoi l’exégèse historique (au sens d’histoire science) doit être assumée, intégrée dans une exégèse spirituelle qui prend en compte la Tradition.

2’) Une articulation ontophanique

Il ne suffit pas d’affirmer que l’exégèse historico-critique est au service de l’exégèse spirituelle. Outre cet ordre téléologique, il existe un ordre de manifestation : l’Esprit se manifeste dans une histoire. Et cet ordre de fondement est la raison d’être de l’ordre tiré de la cause finale. Henri de Lubac l’a très bien vu, dès son premier ouvrage : « Dieu agit dans l’histoire, Dieu se révèle dans l’histoire. Bien plus, Dieu s’insère dans l’histoire, lui consacrant ainsi une ‘consécration religieuse’ qui oblige de la prendre au sérieux. Les réalités historiques ont donc une profondeur ; elles sont à comprendre spirituellement : historika pneumatikôs, et en revanche les réalités spirituelles apparaissent en devenir, elles sont à comprendre historiquement : pneumatika historikôs. La Bible, qui contient la révélation, contient donc aussi, à sa manière, l’histoire du monde [10] ». Retenons la formule essentielle : « Les réalités historiques ont donc une profondeur ». Autrement dit, l’Esprit est la profondeur de l’histoire. Or, qui dit profondeur dit aussi intériorité : bien plus tard, confirmant par ce fait-même l’intuition de son premier livre, Lubac dira que, dans Catholicisme, il avait voulu montrer « le caractère à la fois social, historique et intérieur du catholicisme [11] ». En outre, qui dit profondeur dit mystère : « Admirable profondeur, mira profunditas », dit-il à la suite de saint Augustin [12] ; or, nous savons que le mystère est la propriété du cœur. C’est donc que, pour Lubac, la relation de l’Esprit à l’histoire est une relation épiphanique d’intérieur à extérieur. Autrement dit, les réalités historiques, voulues par l’Esprit, présentent une profondeur cachée qui n’est rien moins que le Mystère divin.

3’) Confirmation

Telle est la doctrine des Pères. Au hasard : saint Jérôme dit que l’Écriture contient « la mœlle de l’Esprit [13] » et saint Grégoire le Grand que « c’est dans la lettre qu’est cachée la moëlle spirituelle [14] ». Plus tard, Anselme explique que l’Écriture est « Spiritus Sancti miraculo fecundata », « pleine de l’Esprit », commente de Lubac qui cite tous ces auteurs [15].

Les auteurs contemporains le confirment. Avec Dom Charlier, le Père de Lubac dit que la lettre est « le sacrement de l’Esprit [16] ». Voilà pourquoi Balthasar a audacieusement traduit le titre de l’ouvrage de Lubac Histoire et Esprit : Geist aus der Geschichte, c’est-à-dire L’Esprit [qui émerge] de l’histoire [17].

3) Conclusion

Tirons quelques conséquences épistémologiques.

a) Concernant le sujet connaissant

Le sujet connaissant se proportionne à l’objet connu. Si le sens de la lettre est intérieur, spirituel, il faut donc, pour atteindre cette mœlle cachée, ce que les Pères appellent une « intelligence intérieure [18] ».

Autre conséquence épistémologique : nous n’accédons au cœur, c’est-à-dire à l’intérieur, qu’en partant de l’extérieur, c’est-à-dire de la connaissance technique de la lettre ; au nom de la proportion entre sujet et objet, le lecteur de l’Écriture devra, lui aussi, croître en intériorité. C’est tout le thème de la naissance de Dieu dans l’âme.

De plus, l’accès au cœur est progressif. Or, le progrès en intériorité est une croissance de l’homme intérieur. D’où le fameux axiome de Saint Grégoire : « Textus crescit cum legente ». L’herméneutique contemporaine est sensible à cet accès progressif, avec auto-implication du sujet.

Nous comprenons dès lors  toute l’importance du travail de la Tradition. En effet, elle s’inscrit dans le temps. De plus les Pères ont proposé une exégèse spirituelle. Voilà pourquoi il est tellement important de revenir à leur source. Nous comprenons aussi la nature de ce travail : c’est un processus d’intériorisation et de croissance autant que d’explicitation : Blondel parlait déjà de ce mouvement par lequel nous passons de « l’implicite vécu à l’explicite connu ».

b) Concernant l’objet connu

Passant du sujet connaissant à l’objet connu, redisons-le, le chemin qui va de la lettre à l’esprit, de la nécessaire exégèse technique au sens spirituel est un chemin ontophanique [19] : il passe de l’apparition au fond, de l’extérieur à l’intime, de l’écorce au cœur. Or, loin d’être statique, la relation entre ces deux pôles est une communication, donc une autodonation ad intra [20]. Voilà pourquoi ce chemin de connaissance est d’abord un chemin d’amour. Conjuguer rigueur exégétique et profondeur spirituel, c’est réconcilier pôle cognitif et pôle amatif. C’est ce qu’affirme Joseph Ratzinger Benoît XVI dans un ouvrage qui a réalisé ce double programme :

 

« Seul le Fils connaît réellement le Père : la connaissance présuppose toujours plus ou moins quelque chose comme l’égalité. On connaît la formulation de Gœthe dans le contexte d’une citation de Plotin : ‘Si l’œil n’était pas solaire, il ne pourrait pas connaître le soleil’. Tout processus de connaissance inclut toujours, sous une forme ou sous une autre, un processus d’assimilation, une sorte d’unification interne entre celui qui cherche à connaître et l’objet de recherche, qui varie en fonction du niveau ontologique du sujet connaissant et de l’objet à connaître. Connaître réellement Dieu présuppose la communion avec Dieu, voire l’union ontologique avec Dieu ».

« Dans sa prière de louange, le Seigneur nous dit exactement la même chose que ce qui figure à la fin du prologue de Jean […] : ‘Dieu personne ne l’a jamais vu ; le Fils unique, qui est dans le sein du Père, c’est lui qui a conduit à le connaître’ (Jn 1,18). Cette parole fondamentale est, comme nous le voyons maintenant, l’explication de ce qui apparaît dans la prière de Jésus, dans son dialogue filial. En même temps, apparaît ici distinctement qui est ‘le Fils’, ce que ce terme signifie : l’accomplissement d’une communion de connaissance qui est en même temps communion ontologique. L’unité de la connaissance n’est possible que parce qu’elle est unité de l’être [21] ».

Pascal Ide

[1] Ignace de La Potterie, « Le sens spirituel de l’Écriture », Gregorianum, 78 (1997) n° 4, p. 627-645.

[2] Dei Verbum, n. 12, § 3. Cf. le commentaire détaillé d’Ignace de La Potterie, « L’interprétation de la Sainte Écriture dans l’Esprit où elle a été écrite », Vatican II. Bilan et pesrpectives vingt-cinq ans après (1966-1987), sous la direction de René Latourelle, Paris, Le Cerf et Montréal, Bellarmin, 1988, p. 235-276.

[3] Entretien autour de Vatican II. Souvenirs et réflexions, Paris, France Catholique-Le Cerf, 1985, p. 87.

[4] Catéchisme de l’Église catholique, n. 115-119.

[5] Cf. les célèbres conférences du Père Lagrange à Toulouse, en 1903, qui sont programmatiques de l’Ecole biblique de Jérusalem elles sont publiées sous le titre La méthode historique. La critique biblique et l’Église, intr. par Roland de Vaux, Paris, Le Cerf, nouv. Éd., 1966.

[6] Ces deux lettres sont publiées dans Père Vincent, L’Écriture dans la Tradition, Paris, Aubier-Montaigne, 1966, p. 291-295.

[7] Ibid., p. 292.

[8] Ibid., p. 294.

[9] Cf. par exemple son gros article « Esegesi storica e esegesi spirituale nell’ermenutica biblica cattolica dal pontificato di Leone XIII a quello di Pio XII », Annali di storia dell’esegesi, 4 (1989), p. 201-291. Cf. du même, « Un ‘bruit absurde’ ? Henri de Lubac di fronte alla distinzione tra esegesi storica e esegesi spirituale », Annali di storia dell’esegesi, 10 (1993) n° 2, p. 301-353.

[10] Catholicisme. Les aspects sociaux du dogme chrétien, Paris, Le Cerf, 1938, p. 119.

[11] Mémoire sur l’occasion de mes écrits, Namur, Culture et Vérité, 21992, p. 25.

[12] Cf. Exégèse médiévale, I/1, p. 119-128. Citant Confessions, L. XII, 14, PL 32, 832.

[13] S. Jérôme, In Amos, I, 2, 5, PL 25, 1036b, cité par Henri de Lubac, « Sens spirituel », Recherches de Sciences religieuses, 36 (1949), p. 542-576, ici p. 559, n. 1. Cf. autres citations dans Ignace de La Potterie, « L’interprétation de la Sainte Écriture dans l’Esprit », p. 243-249.

[14] S. Grégoire le Grand, In Ezechielem, II, Hom. 10, 2, PL 76, 1058c « latens in littera spiritalis medulla ».

[15] S. Anselme, De Concordia, III, 6, PL 157, 528b, cité dans Exégèse médiévale, I/1, p. 128.

[16] Célestin Charlier, La lecture sapientielle de la Bible, cité par Henri de Lubac, « Sens spirituel », Recherches de Sciences religieuses, 36 (1949), p. 542-576, ici p. 551, n. 1.

[17] Geist aus der Geschichte. Das Schriftverständnis des Origenes, Johannesverlag, 1968.

[18] Saint Hilaire parle d’une « interioris intelligentiae ratio » (In Mt 14,3, PL 9, 997b). De même S. Grégoire le Grand, In Cant., 2, CCL, 144,4. Cf. Claude Dagens, Saint Grégoire le Grand, Paris, 1977, p. 205-244 : « La théorie grégorienne de la connaissance : l’interna intelligentia ».

[19] Cf. Pascal Ide, Être et mystère. La philosophie de Hans Urs von Balthasar, coll. « Présences » n° 13, Namur, Culture et vérité, 1995, chap. 1.

[20] Cf. Id., « Métaphysique de l’être comme amour. Quelques propositions synthétiques », La métaphysique, numéro coordonné par Emmanuel Tourpe, Recherches philosophiques, 6 (2018), p. 29-56.

[21] Joseph Ratzinger Benoît XVI, Jésus de Nazareth. 1. Du baptême dans le Jourdain à la Transfiguration, trad. Dieter Hornig, Marie-Ange Roy et Dominique Tassel, Paris, Flammarion, 2007, p. 368-369.

5.1.2021
 

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