Quand finit la nuit (Billet du 15 mai 2020)

Pour la première fois depuis deux mois, j’ai pris le métro hier soir, à ce que, naguère, on appelait les heures de pointe… Quel sentiment généralisé d’inquiétante étrang(èr)eté ! De cette rame silencieuse aux quais désertés, des affiches publicitaires d’un autre âge aux signalisations et annonces qui ne parlent que du Covid, je n’avais le choix qu’entre la névrose obsessionnelle et la psychose paranoïaque, je voyageais entre le trop actuel Contagion (Steven Soderbergh, 2011) et le toujours pas inactuel Piège diabolique (Blake et Mortimer VI, 1962).

Mais le plus dérangeant demeurait ces visages réduits à un regard curieux ou craintif. Il ne s’agit pas de nier l’utilité des mesures sanitaires, mais de s’interroger sur leurs conséquences psychologiques et leur signification éthique. Permettez-moi de broder sur un vieux conte hassidique.

Un rabbin demanda à ses étudiants : « Comment pouvons-nous déterminer l’heure de l’aube ? À partir de quel moment, la nuit cède-t-elle la place au jour ? »

Le plus physicien répondit : « Quand le soleil pointe à l’horizon ».

« Non », répondit le rabbin.

Le plus légaliste tenta : « Quand apparaît la première lueur de l’aube ».

« Non », répondit le rabbin.

Le plus botaniste suggéra : « Quand on arrive à distinguer entre un figuier un pied de vigne ».

« Non », répondit le rabbin.

Alors, les étudiants demandèrent en chœur : « S’il vous plaît, quelle est donc la réponse ? »

Le sage leur dit : « C’est lorsque vous pouvez regarder le visage d’un autre être humain et qu’il y a en vous suffisamment de lumière pour reconnaître en lui votre frère ou votre sœur. Jusque-là, c’est la nuit, et les ténèbres sont encore avec vous [1] ».

Pascal Ide

[1] Cité par Henri J. M Nouwen, Rentrer chez soi. Voies conduisant à la vie et à l’Esprit, trad. Josée Latulippe, Montréal (Québec), Novalis, 2004, p. 71.

15.5.2020
 

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