Puissance de la gratitude : notes complémentaires au chapitre 11 (seconde partie)

Chapitre 11 : Le syndrome Peter Pan

De prime abord, Peter Pan, héros d’un roman pour enfants de James Matthew Barrie et, plus encore, de l’immortel dessin de Walt Disney, est un adolescent espiègle, une sorte de Till Eulenspiegel britannique doué du pouvoir de voler. Cette double caractéristique n’est-elle pas positive ? Qui ne rêve de transgresser les interdits et de planer, ce qui d’ailleurs enfreint une autre norme, la loi de la pesanteur ?

Le film de Steven Spielberg, Hook ou la revanche du Capitaine Crochet, a lesté le personnage du film d’une densité psychologique bien présente dans le roman (et plus encore dans l’autobiographie de l’auteur) ; voire d’une dimension dramatique, et presque tragique, car le roman se conclut sur le contraste entre l’évolution de Wendy devenue adulte et la stagnation amnésique de Peter éternel adolescent. En fait, Peter Pan est un petit garçon qui refuse de grandir. Telle est d’ailleurs la phrase qui ouvre le roman : « Tous les enfants, sauf un, grandissent [1] ». Et ce thème est développé par le roman, le film et le psychologue Dan Kiley dans son ouvrage Le syndrome de Peter Pan [2]. Ce dernier montre que, par exemple, le petit enfant Peter Pan – qui peut être un adulte – noue des relations toxiques avec les autres, notamment avec les femmes, pour éviter de s’engager : il cherche soit la séduction – aussitôt suivie d’un abandon pour peu qu’un attachement se profile à l’horizon –, et telle est sa relation avec Clochette, soit le maternage, et telle est sa relation avec Wendy. Incapable de s’engager, il est donc incapable de grandir.

Mais l’absence de croissance, c’est-à-dire de passage de l’enfance à l’âge adulte, relève d’un refus : Peter Pan a refusé de grandir. Pour comprendre d’où provient ce refus, reportons-nous maintenant à la dernière phrase du roman : « Tant que les enfants resteront gais, innocents et sans cœur [3] ». Le premier trait est évident. Le troisième – « sans cœur » – étonne. Il faut l’entendre comme une anesthésie. En effet, avoir un cœur, c’est être capable de ressentir la souffrance d’autrui. Or, Peter fait souffrir son entourage en permanence sans paraître en avoir conscience : notamment, il est indifférent à tous, y compris à ceux qui lui sont le plus proche comme la Fée Clochette et Wendy, et à tout, au bien qu’on lui fait, comme au mal qu’il subit [4] ; il n’est attaché à personne d’autre qu’à lui-même et à son propre plaisir ; le roman est un festival des indélicatesses d’un Peter qui promet et oublie, qui manipule pour arriver à maximiser ses intérêts, etc. Ajoutons que, si son créateur qualifie Peter de « sans cœur », il s’agit d’un constat et non d’une accusation, puisque ce troisième trait est précédé d’une deuxième caractéristique qui le dédouane : « innocent ».

Pourquoi Peter est-il sans cœur ? La psychologue Kathleen Kelley-Lainé répond à cette question en parcourant un triple chemin, celui de Peter Pan, celui de son créateur et le sien propre [5]. Peter est au fond un enfant triste, infiniment triste. La tristesse étant insupportable, il a donc décidé de la fuir, c’est-à-dire de la refouler dans un endroit où il ne la rencontrera jamais. Transposons symboliquement : le vol lui offre la capacité de ne plus toucher terre, de fuir ces si douloureuses attaches ; surtout il lui permet de partir dans le pays du Never-never si mal traduit comme « île de Nulle part », alors qu’il signifie littéralement : « Jamais-jamais » : ne plus jamais penser au passé ; ne plus jamais souffrir.

Et pourquoi Peter est-il si triste ? Cette tristesse provient d’un déficit parental. Des parents peu fiables, peu écoutants, peu contenants, ne permettent pas à l’enfant de formuler ce qu’il éprouve. De plus, quel enfant ne ressent-il pas, un moment ou l’autre, l’impression d’être incompris et abandonné ? Peter a résolu le problème en refoulant sa tristesse et s’envolant pour un pays imaginaire à qui le conte donne une consistante réelle. Peter est donc un enfant qui s’est coupé de son origine. La théorie de l’attachement l’a montré : se sentant trahi par ceux qui l’aiment, l’enfant se détache [6]. Ne plus s’ouvrir pour ne plus souffrir.

Mais cette analyse dit-elle tout ? À la blessure se joint une décision cachée : l’ingratitude et l’ingratitude permanente. Par exemple, après que Wendy a recousu l’ombre à son pied, « Peter, en vrai garçon, indifférent aux apparences, s’était mis à faire des sauts de joie. Hélas, il avait déjà oublié qu’il devait son bonheur retrouvé à Wendy. Il se figurait avoir rattaché son ombre lui-même [7] ». Trahi une fois par ceux qui devaient lui apporter la sécurité, il a secrètement choisi de ne plus faire confiance à personne. S’il s’est fermé une première fois par crainte de souffrir, il a verrouillé une deuxième fois et plus profondément son cœur, par un choix, devenant ainsi « sans cœur ». Avec une aide psychologique bienvenue, le chemin de réouverture passera par le pardon (aux parents) et la gratitude pour tout ce qu’il a reçu d’eux.

Chapitre 11 : La prétendue naïveté de la gratitude et la valorisation de l’esprit critique

L’une des principales objections à la gratitude est que la reconnaissance est considérée comme naïve ; inversement, les personnes plus critiques, donc moins reconnaissantes, sont souvent considérées comme intelligentes.

C’est ce qu’a montré Teresa Amabile, professeur à la Harvard Business School en 1983, dans une étude célèbre. Elle a demandé à des personnes d’évaluer des critiques de livres. Pour cela, elle a proposé deux textes identiques en tous points, sauf l’introduction de formules négatives dans les jugements évaluatifs (« le texte n’est pas rigoureux » au lieu « le texte est rigoureux »). Résultat : ceux qui ont fait une recension négative ont été considérés comme plus intelligents que les autres, toutes choses étant égales par ailleurs [8]. Or, l’on a tendance à valoriser les personnes intelligentes et à vouloir leur ressembler. Donc, la personne tend à être à son tour critique.

Ce jugement est d’autant plus étonnant que la critique négative est souvent une stratégie utilisée pour se valoriser : une personne à qui l’on demande d’évaluer un travail ou le niveau intellectuel d’un autre émet plus de jugements négatifs si elle se croit d’un niveau intellectuel plus faible, et moins si elle est intellectuellement sécurisée [9].

Chapitre 11 : Se mettre à l’école des Saints

Saint Hilaire de Poitiers

Voici le texte plus complet de l’évêque de Poitiers :

 

« 7. Donc, bien que cette connaissance excellente et ineffable réjouit mon âme à l’idée de vénérer dans son Père et son Créateur pareille infinité d’éternité sans borne, cependant cette âme cherchait avec un désir encore plus vif la splendeur même de son Seigneur infini et éternel, afin de concevoir l’immensité sans borne dans je ne sais quel lustre d’une idée belle en elle-même. Enfermé qu’il était à cet égard dans les erreurs de sa faiblesse, l’esprit rempli de piété découvrit dans les textes inspirés cette très belle façon de s’exprimer au sujet de Dieu : « En effet, la grandeur des œuvres et la beauté des créatures font voir, à bien raisonner, la beauté qui les engendre. » Le créateur des grandes choses est là dans les plus grandes et l’auteur des très belles choses est dans les très belles choses. Et comme l’œuvre passe l’intelligence, il faut bien que l’ouvrier excède de loin toute intelligence.

« Or donc le ciel est beau, et l’éther, la terre, les mers et tout l’univers, lequel, par la façon dont il est paré, semble bien mériter le nom que les Grecs lui donnent : cosmos, c’est-à-dire ‘ordre’. L’intelligence mesure bien, par un instinct naturel, cette beauté des choses, comme il en advient [219]même face à certains oiseaux ou quadrupèdes : le discours étant inadéquat à l’idée, l’intelligence qui en prend conscience s’abstient de paroles. En même temps cependant, comme tout discours provient de l’intelligence, cette intelligence s’exprime à elle-même cette inadéquation dont elle a pris conscience. Dès lors, ne faut-il pas concevoir le Seigneur de toute cette beauté comme plus beau que toute beauté ? Si bien que la splendeur même du rayonnement éternel échappe à la perception de toute intelligence, quoique l’intelligence ne laisse pas de percevoir une idée de ce rayonnement. De sorte que Dieu doit être déclaré suprêmement beau d’une façon telle qu’il n’est pas enfermé par la perception de notre intelligence en sa perception [10] ».

Quelques autres témoignages

Victor Hugo rendait hommage à frère François d’Assise, disant qu’un jour, il « se donna une entorse pour n’avoir pas voulu écraser une fourmi [11] ». Voici un florilège, bien évidemment, à peine apéritif.

Saint Isaac le Syrien écrivait : « Tout ce que Dieu a fait a été fait dans la beauté et la mesure [12] ».

Tertullien :

 

« XII. 1. Si donc l’union et la communauté d’action de la bonté et de la justice ne permettent pas de les séparer, de quel front établiras-tu sur cette séparation l’antagonisme de deux dieux, toi qui mets à part un dieu bon et à part un dieu juste ? Le bien se trouve là où est aussi le juste. Car depuis l’origine, le Créateur est aussi bon que juste. L’un et l’autre sont allés de pair. Sa bonté a créé le monde, sa justice l’a réglé puisque même alors, elle a jugé qu’il fallait faire le monde d’éléments qui soient bons, car elle a jugé avec le conseil de la bonté.

  1. C’est une œuvre de la justice le fait qu’ait été prononcée la séparation entre lumière et ténèbres, entre jour et nuit, entre ciel et terre, entre les eaux d’en haut et les eaux d’en bas, entre l’amoncellement de la mer et la masse de la terre sèche, entre luminaires majeurs et mineurs, du jour et de la nuit, entre le mâle et la femelle, entre l’arbre de la connaissance (l’arbre de la mort !) et l’arbre de la vie, entre le monde et le paradis, entre les animaux aquatiques et les animaux terrestres.
  2. Toutes ces réalités, si la [87] bonté les a conçues, c’est la justice qui les a distinguées. Tout cet univers a été disposé et ordonné par jugement. Toute position, situation, activité, mouvement, arrêt, lever, coucher de chacun des corps célestes, autant de jugements du Créateur : ne va donc pas croire qu’il faut le définir comme juge seulement à partir du moment où le mal a commencé, pour ne pas ternir par là la justice en la motivant par le mal. Tous ces arguments nous ont permis de montrer qu’elle est apparue avec celle qui a tout produit, la bonté ; car elle aussi doit être tenue pour innée et naturelle en Dieu, et non accidentelle, s’étant trouvée dans le Seigneur comme arbitre de ses œuvres [13]».

Chapitre 11 : Conseils de lecture

Il faudrait faire appel aux poètes pour en revenir à une conception hymnique, liturgique. « De la bouche de Dieu qui a créé chaque être en le nommant, ne peut sortir que l’Éternel [14] ».

L’émerveillement. Sources vives, 68 (juin 1996). Tout le numéro de la revue de la Communion de Jérusalem, Sources vives, est consacré à l’émerveillement.

– Hélène et Jean Bastaire, Le salut de la création. Essai d’écologie chrétienne, Paris, DDB, 1996 ; Le chant des créatures. Les chrétiens et l’univers d’Irénée à Claudel, Paris, Le Cerf, 1996.

– Robert A. Emmons, Gratitude Works ! 1 21-Days Program for Creating Emotional Prosperity, San Francisco, Jossey Bass, 2013.

– Fabrice Hadjadj, Rien à faire. Solo pour un clown, coll. « Littérature », Paris, Le Passeur éditeur, 2013. Sur l’émerveillement d’être.

Pascal Ide

[1] James Matthew Barrie, Peter Pan, trad. Henri Robillot, coll. « Folio Junior », Paris, Gallimard, 1997, p. 9.

[2] Dan Kiley, Le syndrome de Peter Pan. Ces hommes qui ont refusé de grandir, trad. Jean Duriau, Paris, Robert Laffont, 1985, coll. « Opus », Paris, Odile Jacob, 1996.

[3] James Matthew Barrie, Peter Pan, p. 239.

[4] « Nul n’oublie la première injustice ; nul sauf Peter » (Ibid., p. 127).

[5] Kathleen Kelley-Lainé, Peter Pan ou l’enfant triste, Paris, Calmann Lévy, 1992.

[6] Cela correspond à ce que la théorie de l’attachement appelle « attachement anxieux résistant » (cf., par exemple, Mary D. Ainsworth, Mary C. Blehar, Everett Waters & Sally Wall, Patterns of Attachment: A Psychological Study of the Strange Situation, Hillsdale [New Jersey], Lawrence Erlbaum Ass., 1978 ; Blaise Pierrehumbert, « Gestion de la distance interpersonnelle, attachement et socialisation précoce », Champ psychosomatique, 15 [1998], p. 33-44).

[7] James Matthew Barrie, Peter Pan, p. 40.

[8]Cf. l’étude de référence de Teresa M. Amabile, « Brilliant but cruel. Perceptions of Negative Evaluators », Journal of Experimental Social Psychology, 19 (1983) n° 2, p. 146-156.

[9]Cf. Teresa M. Amabile & Ann H. Glazebrook, « A negativity bias in Interpersonal Evaluation », Joumal of Experimental Social Psychology, 18 (1981) n° 1, p. 1-22.

[10]Saint Hilaire de Poitiers, La Trinité, I, 7, PL 10, 30, tome 1, trad. Jean Doignon et al., coll. « Sources chrétiennes » n° 443, Paris, Le Cerf, 1999, p. 217 et 219.

[11]Les Misérables, éd. Maurice Allem, coll. «Bibliothèque de la Pléiade » n° 85, Paris, Gallimard, 1951, p. 57.

[12] Saint Isaac le Syrien, Œuvres spirituelles. Les 86 discours ascétiques. Les lettres, trad. Jacques Touraille, coll. « Théophanie », Paris, DDB, 1981, p. 179.

[13] Tertullien, Contre Marcion, II, 4, tome 2, trad. René Braun, coll. « Sources chrétiennes » n° 368, Paris, Le Cerf, 1990, p. 85 et 87.

[14] Paul Claudel, cité par Paul-André Lesort, Paul Claudel par lui-même, coll. « Écrivains de toujours » n° 63, Paris, Seuil, 1963, p. 119.

21.9.2020
 

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