Chapitre 4 : Le Voyage de Chihiro
Le Voyage de Chihiro, manga japonais de Hayao Miyazaki, 2001.
La scène se déroule entre 7 mn. 30 sec. et 12 mn. 30 sec.
- a) Résumé de l’histoire
Les mangas de Hayao Miyazaki sont particulièrement intéressants et bons, esthétiquement et humainement. Ils introduisent dans un univers en grand décalage sur bien des points avec nos références occidentales. Toutefois, ici, nous rencontrons une critique acerbe de la surconsommation, notamment au début.
Chihiro, dix ans, s’apprête à emménager avec ses parents dans une nouvelle maison. Mais son père se trompe de chemin et la petite famille se retrouve face à un immense bâtiment rouge au centre duquel s’ouvre un long tunnel. Intrigués, ils y pénètrent, malgré les résistances de Chihiro. De l’autre côté du passage, les parents découvrent une ville inhabitée remplie de restaurants déserts mais pourtant remplis de mets succulents.
- b) Commentaire de la scène
L’objet consommé se caractérise par une surabondance insensée : alors qu’il n’y a aucune personne invitée, la nourriture s’étale, toute prête. Cela signifie que si personne ne la mange, elle se dégradera très vite. Surtout, l’attitude de l’hyperconsommation, précisément les trois actes et leurs conséquences, sont ici idéalement illustrés (et implicitement critiqués) :
- D’abord, les parents prennent. En effet, ils ne reçoivent pas l’aliment, mais ils s’en emparent, sans en avoir l’autorisation. « Aller, ne t’en fais pas. Mange, on paiera plus tard ! » D’ailleurs, à l’objection de Chihiro relative à l’absence d’autorisation, le père argumente en se plaçant au-dessus de la loi, signe, s’il en est, que le principe de plaisir a pris le dessus sur la loi, structurante : « Tu es avec papa, tu ne te feras pas gronder ». Pire, le père justifie sa transgression à partir du pouvoir de l’argent : « De plus, j’ai mon portefeuille et une carte de crédit ». Enfin, ils ont été conduits par leurs sens, conduits et même liés par eux. En effet, en arrivant sur l’esplanade supérieure, le père est attiré par son odorat. Puis, il n’est que regard. Appelant sa femme, celle-ci adopte la même attitude d’émerveillement démesuré : « C’est merveilleux ! » Les deux parents sont tellement subjugués qu’ils laissent Chihiro derrière eux, sans la regarder.
- Ils consomment. Tout dit un acte compulsif conduit par le seul plaisir : « Tout cela est vraiment très appétissant » « Quelle merveille ! Chihiro, tu ne sais pas ce que tu rates ». En effet, le père se précipite (« Venez, vite ») : sa course est d’autant plus incompréhensible qu’il n’y a aucun client. Ensuite, la mère n’attend même pas de s’asseoir ensemble pour commencer à manger. De plus, le père ne s’alimente pas, il se jette sur l’aliment. En outre, le toucher (combler le vide) prime la finesse du goût : ils se remplissent au lieu d’en éprouver la saveur. Tout manque est annulé, synchronique (les joues du père sont déformées par la nourriture) et diachronique (les parents mangent sans discontinuer, sans s’arrêter). D’ailleurs leur attitude est imprudente : la mère ne connaît pas ce type de viande et pourtant en consomme. Enfin, le père engouffre un nombre phénoménal d’aliments, bien supérieurs aux besoins de son propre corps. Enfin, cette consommation se traduit par la laideur de l’engloutissement qui déborde
- Enfin, ils jettent. Quand elle retourne affolée vers ses parents, Chihiro les voit entourés de tombereaux d’ignobles détritus. Les somptueuses montagnes d’aliments ont laissé place à une accumulation d’ordures infectes. Cette salissure abjecte, loin d’être extérieure à l’hyperconsommateur, en est le prolongement. Aussi est-il éloquent que, tout de suite, la bouche paternelle, qui ressemble de plus en plus à une gueule, laisse déborder la sauce et ne sera finalement pas si différente du museau du porc.
- Une première conséquence est la compulsion. Autant le sens du goût et du toucher sont convulsivement et compulsivement ouverts, autant l’ouïe, c’est-à-dire le sens de l’écoute de l’autre, est-elle comme anesthésiée : à Chihiro criant « Maman ! Papa ! » répond un silence assourdissant ou plutôt un bruit bestial de mandibules broyeuses et d’œsophages déglutisseurs.
- Une deuxième conséquence est l’égocentrisme. D’abord, les parents n’entendent plus leur fille, son cri qui est plus encore d’inquiétude que de colère. Pourtant, la scène du début montrait l’importance que Chihiro jouait pour eux et tout le soin qu’ils lui prodiguaient. Le décalage est révélateur du narcissisme déshumanisant induit par l’hyperconsommation. Le dessin confirme, voire redouble cet égocentrisme en montrant les parents de dos : non seulement, ils tournent le dos à leur enfant, mais ils perdent le visage qui les rendait humain. De fait, nous ne nous apercevrons pas tout de suite de leur animalisation (leur bestialisation).
- Un dernier fruit négatif, inattendu et tellement vrai, est la transformation des parents en cochons, c’est-à-dire non seulement en ce qu’ils mangent mais en la manière même de se nourrir. Cette pédagogie brutale rejoint la leçon que Moïse a infligée aux Hébreux lors de l’épisode emblématique du veau d’or. La nourriture transformée en bien de consommation transforme le consommateur : ce n’est plus lui qui s’assimile l’aliment, c’est lui qui se laisse assimiler par l’aliment.
- Il est enfin symbolique que toute la scène se déroule dans une ville-fantôme, une ville qui, à la nuit, est envahie par les ténèbres peuplées par des entités destructrices. L’idole, qui est un faux dieu, finit par assassiner l’idolâtre lui-même. D’ailleurs, le père n’est-il pas frappé et ne s’écroule-t-il pas au point que l’on craigne, un moment, qu’il soit mort ? En tout cas, le fouet qui l’a frappé signifie qu’il est désormais esclave ; mais il ne serait pas esclave de l’autre, s’il n’avait pas accepté d’asservir son âme à l’aliment – nouvelle attestation de son aliénante dépendance.
- En contrepoint, Chihiro résiste à l’attitude compulsive des parents. C’est elle qui constate que le nombre de clients est inversement proportionnel au nombre d’aliments. De plus, elle argumente avec justesse : « Les gens du parc ne vont pas être contents ». Sans doute par intuition ; peut-être aussi du fait de la pureté et bientôt du courage qu’elle va manifester. Cette petite fille qui apparaissait si capricieuse fait preuve d’une liberté inattendue, surtout lorsqu’on sait l’attrait qu’exerce la nourriture sur l’enfant. Refusant de prendre, elle ne consomme ni ne jette. Par conséquent, elle ne se transforme évidemment, pas en cochon. Plus encore, c’est elle qui aura pour mission de sauver ses parents.
- Le tout se déroule sur une bande-son significative : de poétique, voire rêveuse, au début, la musique s’accélère et se fait de plus en plus dramatique. Elle redevient harmonieuse lorsque la fillette visite la ville – non sans perdre sa tension inquiète.
Pascal Ide