Chapitre 3 : Un monde meilleur
Un monde meilleur (Pay It Forward), drame américain de Mimi Leder, 2000, fondé sur le roman éponyme de Catherine Ryan Hyde. Avec Haley Joel Osment, Kevin Spacey, Helen Hunt.
La scène se déroule de 1 h. 19 mn. 50 sec. à 1 h. 22 mn. 00 sec.
- a) Résumé de l’histoire
Nous verrons au chapitre xxx la scène initiale du film qui montre un acte gratuit d’une incroyable générosité. La scène suivante, remontant quatre mois en arrière, en raconte l’origine. Lors de la rentrée de l’équivalent de notre CM2, dans une petite ville de la banlieue de Las Vegas, aux États-Unis, le professeur de civilisation qui est nouveau, Eugène Simonet (Kevin Spacey), pose un devoir inhabituel : « Think of an idea to change our world – and put it into action : Trouver une idée pour changer notre monde et la mettre en pratique ». Cette proposition interloque le jeune Trevor McKinney (Haley Joel Osment) qui prend très au sérieux ce devoir et propose l’idée suivante : rendre un service important à trois personnes et leur demander de passer le relais, c’est-à-dire rendre à leur tour service à trois personnes. Et ainsi de suite. Le jeune Trevor prend très au sérieux ce devoir. Lui-même s’attelle à cette tâche et aide un sans domicile fixe, Jerry (Jim Caviezel), sa propre mère, Arlene qui est alcoolique (Helen Hunt), à travers le professeur Simonet, et son ami Adam (Marc Donato).
- b) Description de la scène
Trevor a formulé la loi du don en cascade (ici appelée loi du « faire passer »). Non sans y ajouter trois éléments qui ne sont pas constitutifs de cette loi : le caractère difficile du don ; l’injonction à transmettre (alors que nous avons vu que nous sommes naturellement portés à le faire, sans avoir besoin d’y obliger, ni même d’y inciter) ; la multiplication, ici par trois.
La scène que nous allons maintenant analyser est une autre illustration en petit (de manière fractale), de cette cascade, à partir de l’exemple de Jerry qui, ayant reçu, est invité à donner à son tour. Toute la dynamique de la gratitude fondatrice du don s’y déploie. Analysons-en les éléments.
- Jerry n’est pas spontanément dans une dynamique de don de soi. Plus encore, lorsqu’il descend du camion qui l’a conduit jusque là, il ne pense qu’à une chose : comment trouver sa prochaine dose d’héroïne ? Un jeu de mots involontaire évoque le don et surtout son ambivalence : le don de la dose est mortel.
- Pourtant, Jerry est habité à son insu par un événement qui l’a bouleversé et même a commencé à le transformer. L’enracinement dans une dette ou un don originaire : « J’ai promis d’aider quelqu’un ». En effet, Jerry est la première des trois personnes à qui Trevor a décidé de rendre service (il l’a conduit à la maison, lui a donné à manger, un toit, etc.), sans obligation autre que de donner à son tour à trois autres personnes. Or, ce don-source l’a métamorphosé : « ça a changé ma tête ». Il est significatif, par contraste, que tout don ne change pas : en effet, probablement le routier qui a conduit Jerry jusqu’au pont l’a-t-il fait gratuitement. Pour autant, ce geste gratuit ne touche pas Jerry, il ne déclenche pas en lui une gratitude qui lui donne une raison de vivre.
- Le souvenir du don passé, enfoui, surgit dans le présent à l’occasion d’un événement : la tentative de suicide de cette femme. En effet, la mémoire fonctionne par similitude ou contiguïté. Comment le geste désespéré de cette femme qui pense opérer à l’insu de tous ne rappellerait-il pas à Jerry l’état dans lequel il se trouve ? En même temps, si l’on ne peut changer l’intérieur d’une personne, on peut empêcher un acte extérieur. Comment alors, Jerry ne se souviendrait-il pas que, contre toute attente, dans sa vie, un « ange » a surgi qui lui a proposé la plus improbable des aides ? À la mémoire par similitude succède la mémoire par contact. Voilà pourquoi, sans doute, cette rencontre fait surgir en Jerry la promesse qu’il a tenue de secourir trois personnes.
- Cela signifie aussi que le don de Trevor non seulement n’est pas oublié, mais qu’il est fondateur. Il affleure et alors féconde le présent. Par conséquent, il est ainsi dit que le don reçu, lorsqu’il est d’importance, est fontal, il peut devenir source de nouveaux dons.
- La réaction du bénéficiaire face à un don immense et immérité est le plus souvent d’incrédulité. Celle-ci se fonde le plus souvent sur une mésestime de soi. La jeune femme pense d’abord à une agression, un vol. Jerry réagit de manière touchante en remerciant, transformant l’abandon du sac à main en don. La seconde réaction révèle une raison beaucoup plus radicale : un total mépris de soi. « Pas moi », crie la jeune femme. Qui pourrait croire à une telle aide, gratuite ?
- Comment croire à ce don ? Comment rejoindre cette jeune femme ? Jerry qui a dû vivre la même réaction est particulièrement préparé à la comprendre. Il va trouver les mots justes : « Venez prendre un café avec moi ». Cet acte vaut beaucoup plus qu’un discours, abstrait, pire, moralisateur. En même temps, cette parole est mesurée : affirmer à une personne qui est en auto-destruction qu’elle a de la valeur, que la vie va lui sourire est inaudible et contre-productif. Jerry se contente de l’inviter à prendre un café car c’est l’acte le plus simple, le plus anodin que nous puissions poser pour dire à une personne qu’elle nous intéresse. Donc, le plus acceptable. Jerry n’aurait pas trouvé cette simple demande si lui-même ne l’avait pas attendue, voire ne l’avait pas vécue (peut-être est-ce ainsi que Jerry a été abordé). La réponse qui, elle aussi, vaut bien des raisonnements, ne se fait pas attendre : la jeune femme sourit.
- Enfin, loin d’être unilatérale, donc humiliante, cette relation crée un lien, plus, une communion. Celui qui donne reçoit autant que celui qui reçoit : « Sauvez-moi la vie ». En effet, en acceptant, la jeune femme permet à Jerry non pas de rembourser la dette qui, de toutes manières, est insolvable, mais d’entrer dans le cercle du don, la loi de vie du « faire passer ». Et le geste qui accompagne la demande ne peut laisser de doute : Jerry tend la main. Comment ce geste, si éloquant, n’évoquerait-il pas la main que, voici quelques jours, Trevor lui a tendue ?
- c) Observations sur le sens du film
- Le thème du film n’est pas tant la gratitude que la possibilité de changer le monde. D’où le titre. La loi du « faire passer est la mise en œuvre concrète de la gratitude. Par conséquent, celle-ci va être le moyen, non la finalité.
Toutefois, ce que ne dit pas le film c’est que, pour changer le monde, il n’y a qu’une seule voie : se changer soi-même. Mais ce qu’il ne dit pas, le film le montre : chacune des personnes va être l’objet, le bénéficiaire d’un acte de gratitude bouleversée, touchée au plus profond de ses entrailles et va, à partir de là, donner à son tour.
- Même si l’idée de Trevor est la chaîne, celle-ci prend son origine dans son initiative. Pas de gratitude sans une source. Or, l’homme n’est qu’une créature, donc un être qui dépend de l’Origine incréée. La perspective ici proposée est donc immanente. Plus encore, elle idéalise l’image de l’enfant qui ici cumule deux traits favorisant l’investissement : il est en souffrance, entre un père violent et absent et une mère alcoolique ; il est sauveteur, trop tourné vers les autres. Alors qu’une telle présentation pourrait être implicitement idolâtrique, un autre trait rend l’enfant symbolique : au terme, tragique, il mourra parce qu’il a donné sa vie pour sauver Adam, un petit garçon faible qui ne sait pas se défendre (c’est là sa troisième bonne action difficile).
- Que penser du caractère obligatoire de la chaîne ? On peut se demander s’il respecte la loi de gratitude. En effet, celle-ci naît de l’amour ; or, l’amour n’est qu’un libre don.
- On peut aussi s’interroger sur la valeur de ce critère : « Il faut que ce soit difficile pour que cela marche ». Cette insistance sur le caractère malaisé, extraordinaire du don n’hérite-t-elle pas de la conception puritaine qui a confondu l’amour et l’effort ? Retenons en tout cas qu’un tel acte est un don et suppose donc un minimum d’amour.
- Enfin, le film ajoute une dernière condition : que le don soit répercuté auprès de trois personnes. Souvent, les chaînes reçues sur internet comptabilisent aussi la répercussion, demandant d’envoyer à plusieurs personnes, voire au maximum de personnes.
Pascal Ide