Chapitre 13 : Another Earth
Another Earth, film de science-fiction dramatique américain de Mike Cahill, 2011. Avec Brit Marling et William Mapother.
La scène se déroule de 0 h. 43 mn. 45 sec. à 0 h. 46 mn. 42 sec.
- a) Résumé de l’histoire
Another Earth (il ne me semble pas que le titre ait été traduit) est un film de science-fiction d’autant plus original et attachant qu’il a été réalisé avec le budget dérisoire de 200.000 dollars. Peu importe ici le détail de l’histoire. Une jeune fille de 17 ans qui vient d’être admise au prestigieux MIT, Rhoda Williams (Brit Marling), percute accidentellement (elle regarde par la fenêtre de sa voiture l’apparition d’une nouvelle planète) la voiture du compositeur John Burroughs (William Mapother). Ce dernier plonge dans le coma, tandis que son jeune fils et son épouse enceinte sont tués sur le coup. Quatre ans plus tard, Rhoda sort de prison. Rongée par la culpabilité, la brillante élève renonce à ses études, opte pour un emploi de nettoyage. De son côté, John Burroughs, sorti du coma mais dont la vie, personnelle et professionnelle est aussi brisée ; il est rongé par l’amertume contre ce chauffard dont l’identité ne lui a pas été révélée car il était mineur. Rhoda décide de rendre visite à John, afin de lui demander pardon (ainsi qu’on le découvre à la fin). Incapable de faire la démarche, elle cherche à réparer le mal commis en devenant son aide ménagère.
- b) Commentaire de la scène
Dans la scène, à John Burroughs qui présente un mal de tête persistant, Rhoda décide de raconter une histoire. Le premier cosmonaute russe se retrouve seul dans sa toute petite navette à contempler, pour la première fois, la Terre d’en haut. Soudain, il entend un étrange son qui vient du tableau de bord. Et Rhoda de l’imiter en frappant régulièrement la table en bois avec le manche d’un couteau. « Il démonte la console de commande pour mettre fin à ce son. Mais il ne peut pas. Le bruit continue. Au bout de quelques heures, cela devient une vraie torture [to feel like torture]. Les jours passent et le bruit est toujours là. Il se rend compte que ce petit bruit le brisera [this little sound will break him]. Il perdra l’esprit. Que va-t-il faire ? Il est bloqué dans l’espace, dans cet habitacle fermé. Il lui reste vingt-cinq jours avec ce bruit. C’est alors que le cosmonaute décide que la seule manière pour sauver sa santé [mentale] est de tomber amoureux de ce bruit [to fall in love with this sound]. Alors, il ferme les yeux ». Alors qu’elle ne cesse de toujours battre la mesure avec son couteau, elle interpose sa main devant les yeux de John, et continue : « et il va dans son imagination [he goes into his imagination]. Et quand il ouvre les yeux, il n’entend plus le tic-tac qui a disparu. Il entend de la musique ». Le battement a laissé place à une musique de chambre harmonieuse et jubilante, et la grimace douloureuse du visage de John à un sourire apaisé. « Alors, il passe le reste de son voyage à flotter dans l’espace dans un bonheur et une paix totaux [in total bliss and peace] ».
On objectera que l’anecdote du cosmonaute est une histoire dans l’histoire, donc qu’elle est dénuée d’impact. En fait, en joignant le geste à la parole (en oblitérant le regard de John), Rhoda montre que ce récit est une parabole, agissant de manière thérapeutique sur le symptôme physique. Plus encore, l’effet bénéfique sur John montre que, en consentant, plus, en aimant un réel dérangeant, notre relation à celui-ci est métamorphosée ; il passe de la tension à la paix, de la mort (potentielle) à la vie. L’amour est puissance de transfiguration et de résurrection.
Mais il y a plus. Alors que Rhoda est habituellement taiseuse et triste, nous voyons son visage s’éclairer extraordinairement en racontant cette histoire. Cette parabole qui a jailli de son cœur, y retentit en retour, par feed-back. Voire, n’est-elle pas une métaphore de toute l’histoire de John et de Rhoda ? Ne fait-elle pas aussi appel à une histoire (ce sera l’unique autre fois) lorsqu’elle lui révèle la tragique vérité ? Dans l’anecdote du cosmonaute, le cadre est la vision nouvelle de la Terre ; dans la vie, il est la vision de la Terre nouvelle. Dans les deux cas, ce qui est en jeu est une souffrance tellement insupportable qu’elle met en péril la santé psychique, jusqu’à induire une tentation suicidaire. Dans les deux cas, l’origine de l’enjeu vital est un événement involontaire, en tout cas non-intentionnel, une brisure irréversible. Dans les deux cas, la bifurcation est radicale : soit la mort, dans l’amertume entretenue contre l’événement destructeur, soit la vie, par le chemin ardu et transformant du pardon. Surtout, dans les deux cas, la seule manière de vivre est d’apprendre à aimer ce qui, dans la cabine, n’est que l’inévitable et qui, dans la vie, est l’irréparable. Dès lors, l’attitude de Rhoda s’éclaire d’un jour nouveau : elle montre, certes, le besoin de réparer, mais aussi l’amour qui se trouve et se prouve dans ses petits gestes de service. D’ailleurs, en décentrant Rhoda de sa culpabilité, ces actes de dons que sont les services ne la préparent-ils pas au grand don : celui du billet, et, à travers lui, le renoncement à l’amour pour cet homme qui rêve de rejoindre son épouse et ses enfants ?
Enfin, ce sobre film contient une ultime leçon : la présence, au terme, de la jumelle de Rhoda. Or, ressemblant fort à la belle jeune fille qui, au début, était ensoleillée de sa réussite, elle atteste non seulement la gratitude de John, mais son pardon total, donc la réparation du lien, donc la renaissance de Rhoda qui goûte de nouveau le droit non seulement de survivre, mais de vivre.
Pascal Ide