Pourquoi Jésus a-t-il institué la Sainte Eucharistie le Jeudi Saint ?
Il aurait aussi bien pu le faire après sa Résurrection. L’on sait d’ailleurs que la merveilleuse rencontre avec les disciples d’Emmaüs suit exactement la structure de la messe (cf. Lc 24,13-35).
Plus encore, il aurait dû le faire. Fondé sur le témoignage de sa gloire pascale, son propos aurait été moins scandaleux (cf. Jn 6,60-65) et plus compréhensible : « Je suis le pain de vie », c’est-à-dire celui qui, possédant la vie éternelle, la donne. Voire, est-ce que cela n’aurait pas été plus logique ? En effet, la messe est le mémorial de la Passion de Jésus. Et les mémoires suivent l’événement fondateur. Tel est le cas de l’anniversaire par excellence, celui qui fête notre naissance : il serait impossible de l’instaurer avant celle-ci.
Alors, pourquoi donc Jésus qui, comme son Père, fait toutes choses « avec sagesse et par amour [1] », a-t-il institué la Sainte Cène avant sa Passion ?
Partons des paroles de la liturgie au moment de la consécration. Trois paroles sont importantes. Les deux premières sont bien connues, mais la troisième est souvent méconnue.
Tout d’abord, le prêtre dit au nom même du Christ : « Ceci est mon corps » et « Ceci est la coupe de mon sang ». Je suis toujours stupéfait par le réalisme époustouflant de ces paroles. Elles affirment que Jésus est réellement là. Comme le dit le pape saint Paul VI, sous les espèces du pain et du vin, le corps et le sang du Christ sont présents réellement, vraiment et substantiellement.
Ensuite, ce n’est pas n’importe quelle présence de Jésus. Ce n’est pas une présence générale, abstraite. Ce n’est pas non plus Jésus dans la crèche ou marchant sur les routes de Galilée. Le prêtre continue en disant : « ceci est mon corps livré pour vous [quod pro vobis tradétur] », « ceci est mon sang versé pour vous [qui pro vobis effundétur] ». Autrement dit, le corps et le sang de Jésus donné et donné jusqu’au bout. Or, c’est ce que Jésus vit sur la Croix où il donne sa vie pour tous les hommes, donc où il nous aime : « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie » (Jn 15,13). Ce que nous célébrons, c’est donc non seulement la présence de Jésus parmi nous, mais la présence de Jésus en tant qu’il nous aime, en tant qu’il nous redit aujourd’hui qu’il « m’a aimé et s’est livré pour moi » (Ga 2,20).
Mais il y a encore une troisième parole à laquelle nous ne prêtons pas forcément attention parce qu’elle ne se trouve que dans la deuxième prière eucharistique, juste avant les paroles de la consécration. Et parce qu’il s’agit d’un simple adverbe qui est pourtant très riche de sens. « Au moment […] d’entrer librement dans sa Passion [Qui cum Passióni voluntárie traderétur] ». Et voilà le point où je voulais en arriver. Voilà la réponse à la question posée au début. La Sainte Cène devait précéder la Passion car elle en est la cause et non pas l’effet : Jésus a, depuis toujours, décidé que son corps « est livré pour nous ». Et c’est maintenant l’Heure des ténèbres.
Reprenons l’exemple de nos anniversaires. Ils suivent notre naissance, parce que personne ne peut savoir le jour précis que la nature a décidé – sauf à la précéder en programmant et déclenchant l’accouchement de manière volontaire. L’anniversaire qui fait mémoire suit donc l’événement, parce que l’homme ne peut pas le maîtriser, parce qu’il le subit.
Tout au contraire, Jésus, lui, a décidé qu’il mourrait pour nous. Il ne subit rien ; il décide tout ou consent à tout, par amour. Comprenez-moi bien. Jésus n’a pas décidé qu’il serait tué : la responsabilité en incombe à ses bourreaux et, plus précisément, à nos péchés, donc à nous qui sommes pécheurs. Puisqu’il a donné sa vie pour tous les hommes sans exception. Mais il a décidé pourquoi il serait tué. Il n’a pas subi la volonté de son Père ; il n’a pas subi la violence des bourreaux. Il n’a en rien subi sa mort. Il l’a voulue. Là encore, pas au sens suicidaire où il aurait voulu mourir, mais au sens où, en consentant à la mise à mort, il lui a donné un sens : le don total de sa vie.
Imaginons, comme je le disais en commençant, que Jésus institue l’Eucharistie qui fait mémoire de sa Passion, après celle-ci. Si Jésus avait prononcé ces paroles après son martyre, l’on pourrait dire qu’il leur donne ce sens après coup. Comme nous le faisons souvent nous-mêmes en relisant un événement. Voire, certains pourraient objecter que ces paroles sont une invention des Apôtres pour donner du sens à l’acte le plus violent et le plus injuste de toute l’histoire de l’humanité.
Tout au contraire, en célébrant la première messe avant sa Passion, Jésus en donne lui-même l’interprétation. Plus encore, il montre quelle est son intention : transformer toute la violence qui va déferler sur lui en amour. L’homme et l’Adversaire qui l’inspire croient qu’ils maîtrisent tout et qu’ils détruient tout. En réalité, Dieu, en Jésus les a précédés. D’ailleurs, à bien des reprises, les ennemis de Jésus ont voulu s’emparer de lui et le tuer. Dès le début de son ministère public, dans la synagogue de Capharnaüm. Mais il est dit que, dans sa liberté souveraine, « Jésus, passant au milieu d’eux, allait son chemin » (Lc 4,30). Parce que son « heure n’est pas encore venue » (Jn 2,4).
Ainsi donc, en célébrant la messe, nous ne faisons pas seulement mémoire de la Passion de Jésus, donc du plus haut don de soi de toute notre histoire, mais nous célébrons aussi le plus grand et le plus profond acte de liberté d’un homme : Jésus a décidé depuis toujours que tout ce qui lui arriverait, tout ce qu’il subirait, serait offert par amour, par don de soi le plus total. L’Eucharistie rend présents non seulement le corps et le sang de Jésus, mais son acte de liberté, l’acte d’amour par lesquels il les a donnés. A chaque messe, le prêtre célèbre un acte d’amour, le plus grand acte d’amour qu’un acte ait posé : il nous a « aimés jusqu’à l’extrême » (Jn 13,1). L’amour est vainqueur, depuis le début. La victoire de la violence, si spectaculaire soit-elle, est toujours une illusion. Un mensonge de plus de Satan, celui qui est menteur et meurtrier depuis l’origine (cf. Jn 8,44). Quelle espérance !
Voilà pourquoi il est si riche de sens que le Jeudi Saint précède le Vendredi Saint. Quelles leçons en tirer pour nous ?
Nous avons vu qu’à la messe s’opèrent deux transformations : celle du pain et du vin dans le corps et le sang de Jésus ; celle de la violence subie en amour donné. Mais il y en a une troisième encore plus importante, si j’ose dire, qui est le but des deux premières : la transformation de ma violence ou de mon égoïsme en don de moi. Je viens à l’église avec ma personne, mon pauvre corps blessé par le péché originel, mes souffrances et mes péchés actuels. Mais, en recevant le corps de Jésus, ce corps replié sur lui par le mal subi ou voulu, va être comme déplié. Il devient le « corps livré pour les autres », le sang qui coule dans les veines va cesser d’alimenter ma seule vie, pour être versé « pour la multitude ». Voilà le plus beau miracle [2].
Il ne fait d’ailleurs que concrétiser les sacrements reçus : quand vous vous êtes mariés, vous avez dit à votre conjoint : « Je te reçois et je me donne à toi ». Par le sacrement de mariage, votre corps devient un « corps livré pour l’autre ». Il en est de même, à sa manière, pour le célibataire. Par la grâce du baptême et de la confirmation, il est configuré à Jésus. Il cesse de vivre pour lui pour devenir un « corps livré pour toi », un « sang versé pour la multitude ». Bien sûr, cette transformation s’opère petit à petit, par nos actes répétés d’amour. Et, de même que Jésus est mort par le monde, de même nous mourrons au monde. Au lieu de décider selon la logique du monde, de nos seules inclinations, nous déciderons en fonction de ce que la grâce nous dit de faire et nous donne la force de le faire.
Pour que cette troisième transformation soit concrète, donnons un exemple concernant un autre état de vie : le veuvage. Et, à travers lui, les violences que la vie nous force à affronter.
Le psychiatre viennois Viktor Frankl a fondé une école de psychothérapie encore trop peu connue en France, la logothérapie. Frankl a observé que l’une des principales souffrances psychiques de l’homme vient de l’absence de sens (que dirait-il aujourd’hui ?). Le remède consiste donc à donner du sens (ce que signifie le terme grec logos). Et il ajoute que le sens par excellence est l’amour, au sens chrétien de don de soi. Pour le faire comprendre, il donnait souvent cet exemple. Il reçoit un jour un médecin à la retraite qui souffrait d’une grave dépression, apparue à la suite de la mort de son épouse bien aimée. Certes, il savait que la tristesse d’un tel deuil est normale ; de même, il était conscient que celui-ci ne minimisait en rien leur bonheur passé. Mais ce souvenir bien réel ne suffisait pas à le faire sortir de sa dépression. En fait, « il souffrait de ce que sa souffrance ‘n’aidait personne’ ».
« Une simple réflexion lui fit comprendre que sa souffrance n’était pas dénuée de sens. Il a suffi de l’inviter à penser un moment à ce qui serait arrivé s’il avait précédé son épouse dans la tombe et donc si c’était elle qui avait dû survivre : aurait-il préféré que ce fut sa femme qui le pleure ? A l’instant même, il comprit qu’il avait épargné à sa femme de souffrir, de souffrir pour sa mort […]. A cet instant, sa vie et sa douleur assumèrent un sens avec une brutalité inouïe : ils furent ‘dotés de sens’ ; la tristesse ‘par’ quelqu’un s’était transformé en sacrifice ‘par amour de’ quelqu’un. Le dialogue avait duré quelques minutes, mais c’était assez pour opérer une révolution copernicienne. Évidemment, la souffrance ne disparut pas, mais ce fut suffisant pour qu’il puisse dépasser sa conviction qu’elle était absurde [3] ».
Frères et sœurs, cette semaine, que vos vies soient eucharistiques. Redites chaque jour : « Voici mon corps livré pour toi », dans le service, l’amour désintéressé. Posez des actes qui incarnent cette décision. Et tout à l’heure, quand vous communierez, en réponse à Jésus qui vous a dit avec un tel amour : « Ceci est mon corps livré pour toi », dites-lui du fond de votre cœur : « Voici mon corps, mon sang, ma personne donnés pour toi ».
Pascal Ide
[1] Début de la quatrième Prière eucharistique.
[2] Ce n’est pas par hasard si saint Ignace a voulu que, dans son livret des Exercices spirituels, au moment où le retraitant fait « élection », c’est-à-dire discerne quel est l’appel de Dieu sur lui (mais cela vaut aussi pour toute autre décision importante), il médite sur l’action eucharistique. J’y reviendrai dans un prochain billet en citant le jésuite qui, peut-être, l’a compris le plus profondément, le père Gaston Fessard.
[3] Viktor Emil Frankl, Homo patiens. Soffrire con dignità, trad. Eugenio Fizzotti, Brescia, Queriniana, 32007, p. 87-88.