Plaisir minuscule ou bonheur majuscule ?

La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules, l’opuscule à succès de Philippe Delerm, est, de prime abord, une apologie talentueuse de l’épicurisme, au sens le plus juste du terme [1]. Mais un plaisir qui remplit le présent de présence. Il n’est minuscule qu’à cause de notre inattention au quotidien, nullement dans la vibration qu’il fait retentir en nous : « Les plaisirs selon Delerm sont humbles mais intenses [2] ». Rien de plus vittozien que ces descriptions pleines de saveur et de vérité du contentement que l’on éprouve lorsqu’on lit un Agatha Christie, lorsqu’on voyage dans un vieux train. Le présent ouvre un monde inconnu de richesses inouïes. Lorsqu’on apprend la mort de Jacques Brel en voiture, celle-ci s’identifie brusquement à « une autoroute à trois voies, avec un gros camion Antar sur la file de droite ». (p. 60) Lorsqu’on achète des gâteaux le dimanche matin, le monde prend un goût de « flânerie » (p. 12). Quand on lit son journal au petit déjeuner, on y lit « que le jour n’est pas pressé de commencer » (p. 71) et quand on lit sur la plage, « on a la sensation de lire avec le corps ». (p. 46) « On a cueilli les mûres, on a cueilli l’été ». (p. 30) Le plaisir d’écosser les petits pois « est bien de prolonger, d’alentir le matin » (p. 14).

Il s’avère donc que cette méditation sur le plaisir est une réflexion sur la place du temps dans celui-ci. Le contentement du présent est gros d’une présence du passé rappelé et de l’avenir espéré. On n’en finirait pas de le montrer au détour de chaque minuscule chapitre : « Le plaisir d’ouvrir et refermer la lame, on n’est plus entre deux âges, mais à la fois deux âges – c’est ça, le secret du couteau ». (p. 10) « C’est presque toujours à cette heure creuse de la matinée où le temps ne penche plus vers rien ». (p. 13) Dans le « plaisir indécent » du banana-split se love celui de l’enfant dérobant les confitures dans l’armoire (p. 43). Le choix du pull, en automne, convoque le passé : « un pull à grosses mailles, à croisillons, comme si quelqu’un avait encore le temps de tricoter pour vous » et « un pull en creux d’épaule, en espérant… » (p. 58)

Autre exemple de la fragilité de ces plaisirs minuscules qui constellent la vie selon Philippe Delerm : le monde notamment estival vu à travers les paupières juste voilées. Voici comment il termine la description de ce plaisir d’un monde vu à l’envers des paupières : « On est blotti dans la chaleur, les bruits légers, l’idée de rien qui flotte. C’est comme au microscope d’autrefois, un monde entre deux cils qui flotte à l’infini, immense, infime, et dans l’écran inverse s’abolit. Bientôt on ouvrira les yeux. La mer sera si brutalement verte. Mais on n’est pas pressé d’abandonner le gris [3] ».

Il n’est pas jusqu’au déplaisir minuscule qui témoigne lui aussi de la place inavouée de la nostalgie ou de la crainte en toute tristesse présente, comme celle de mouiller ses espadrilles : « pas de rémission, pas d’espoir ». (p. 66)

Alors, le dessein ultime, peut-être caché à l’auteur lui-même, se dévoile. S’il est nécessaire d’injecter du passé plus encore que du futur pour épaissir le plaisir, ce n’est pas tant Heidegger qu’Augustin qui a raison. Il serait exagéré de dire que Delerm fait rimer fugacité et vanité. Toutefois cet apologue nous enseigne que non seulement l’intensité contrarie la durée, mais que même si le bonheur ne va pas sans plaisir, celui-ci ne saurait se confondre avec ce bien suprême et saturant qui porte le nom de béatitude ou de félicité. Qu’on lise son admirable description de « la première gorgée de bière » qui a mérité de donner son titre à tout l’ouvrage : « C’est la seule qui compte. Les autres, de plus en plus longues, de plus en plus anodines ». En effet, lors de cette première gorgée, « la sensation trompeuse d’un plaisir […] s’ouvre à l’infini… En même temps, on sait déjà. Tout le meilleur est pris ». (p. 31-32) Vraiment, si le plaisir n’est jamais méprisable, il demeure minuscule…

Pascal Ide

[1] Philippe Delerm, La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules, Paris, Gallimard-L’Arpenteur, 1997.

[2] Gilles Anquetil, Le Nouvel Observateur, 3-9 juillet 1997, p. 106.

[3] Atmosphères, n° 30, juillet-août 1999, p. 59.

31.8.2021
 

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